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Jijé nous fait encore rêver

Trente ans après sa disparition, le regretté Joseph Gillain, dit Jijé, n’est pas oublié, et c’est tant mieux. Il faut dire qu’il bénéficie de servants fidèles, comme François Deneyer en Belgique ou Jacques Dutrey en France. Grâce au premier cité, Jijé a même eu son musée (dans un bel espace du centre de Bruxelles), avant Hergé. Entièrement privé, le projet était ambitieux et surtout bien téméraire, car non financé (les subventions escomptées n’arrivèrent jamais). Le musée Jijé ferma ses portes en février 2005, après une brève existence de moins de deux ans. Derechef, Deneyer a récidivé en ouvrant une galerie un peu abusivement baptisée « Maison de la bande dessinée ». Jijé y bénéficie toujours d’un traitement préférentiel, avec les autres grandes figures du journal Spirou, mais la programmation s’est ouverte à d’autres expositions (Juillard, Martin, Derib, Vandersteen, Hermann…).

L’éphémère musée Jijé. Photo X.

Sise 1, boulevard de l’Impératrice, la Maison de la bande dessinée expose en ce moment les peintures et sculptures de Jijé qui fut, comme l’on sait, un artiste complet, rompu à toutes les disciplines de l’expression plastique grâce à une formation très complète reçue à l’école des métiers d’art de Maredsous. Les peintures de Jijé avaient déjà été montrées, notamment à Paris en 1983, au Centre Wallonie-Bruxelles. Elles sont, à mes yeux, supérieures à ce qu’ont pu produire la plupart des autres auteurs de bande dessinée qui taquinèrent le chevalet (même Cuvelier et Buzzelli étaient, ne leur en déplaise, meilleurs dessinateurs que peintres). Une peinture humble, fraîche, colorée, vibrante, qu’il fait bon habiter. Pour l’occasion paraît un catalogue raisonné, établi par l’infatigable Deneyer. Beau témoignage de ferveur, il recense, sur 204 pages en couleur, plus de cinq cent œuvres peintes ou sculptées.

Je signale au passage l’existence d’un autre opuscule, que je n’ai pas vu : Jijé...un artiste wallon au service de la bande dessinée. Il s’agit du catalogue d’une autre exposition, visible jusqu’au 4 septembre à la Seigneurie d’Anhaive, près de Jambes (commune aujourd’hui rattachée à la ville de Namur), qui s’intéresse à l’œuvre de Jijé antérieure à la Seconde Guerre mondiale.

Pour ma part, je dois admettre qu’il m’a fallu du temps pour découvrir l’importance de Jijé, ce touche-à-tout au caractère et au talent libres et généreux. Plusieurs explications à cela : son œuvre était trop dispersée ; dans mes jeunes années, j’étais lecteur de Tintin plus que de Spirou ; j’ai découvert le western avec Blueberry, en sautant par dessus la case Jerry Spring ; et Tanguy et Laverdure (dont Jijé avait repris le dessin à Uderzo) comptaient parmi les rares pages que je sautais dans Pilote, l’armée de l’air n’ayant aucun attrait pour moi ; aujourd’hui encore, et toute considération de sujet mise à part, je ne crois pas que cette série soit celle qui rende le mieux justice à Jijé.

Cependant le créateur de Blondin et Cirage était, avec Franquin, l’un des deux auteurs qui, longuement interrogés par Philippe Vandooren dans son remarquable Comment on devient créateur de bandes dessinées (Marabout, 1969 ; rééd. Niffle, 2001), avait joué pour ma génération le rôle d’initiateur par excellence aux arcanes de ce mystérieux métier. La parole de ces deux maîtres était d’or, je connaissais le livre par cœur. Ce n’était pas un livre, c’était un sésame, un bréviaire.

Et puis il y eut sa brève mais fulgurante participation aux « pages d’actualités » de Pilote, qui révéla une verve satirique insoupçonnée, apportant une nouvelle preuve de la versatilité du talent du maître de « l’école de Marcinelle ». Jijé n’était pas une vieille barbe. Il pouvait en remontrer, question liberté de ton, à tous ses cadets.

Jijé n’est pas oublié. Pour preuve, cet hommage inattendu que vient de lui rendre Blutch, dans la nouvelle édition, au format réduit ("Roman / Aire Libre") de son album Vitesse moderne. En annexe de l’histoire parue en 2002 figurent six planches dans lesquelles Blutch réinterprète – à la manière oubapienne – une séquence de l’album El Zopilote (douzième épisode de Jerry Spring), en remplaçant les personnages d’origine par un casting exclusivement féminin.

Extrait d’El Zopilote par Jijé et, ci-dessous, sa réinterprétation par Blutch. © Dupuis.

Et quel meilleur éloge de l’art de Jijé que ces quelques lignes de celui qui se pose ainsi en héritier : « Jijé a une manière de dessiner, moi j’en ai une autre. (…) Il y a une grande poésie pourtant, une grande douceur dans ces planches. Elles ne sont pas tonitruantes. Dans Blueberry, je trouve qu’on manque d’espace, ou plutôt qu’on ne respire pas. On est obligé de s’agripper à la crinière du cheval parce que ça va très vite. Il se passe beaucoup de choses. Dans Jerry Spring, il y a beaucoup d’air et du temps pour rêver. C’est plus propice à l’imagination. »