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instantanés d’Erlangen (1) : la scène allemande

On croit tout d’abord que c’est l’entrée du zoo d’Erlangen, mais il s’agit bien de l’accès principal à la halle où se trouve le cœur du Salon international de la bande dessinée (Comic-Salon), quatorzième du nom. Ces éléphants proviennent d’Alpha… directions, le livre de Jens Harder, qui vient tout juste de paraître chez Carlsen, près d’un an et demi après sa sortie en France. Harder bénéficie d’une exposition personnelle, tout comme Rabaté, Mahler, Manara ou les Peanuts.

À moins d’une demi-heure de voiture de Nuremberg, Erlangen est une ville qui compte à peine plus 100 000 habitants, et beaucoup plus de vélos que de voitures. Son Salon de la BD est le plus important d’Allemagne, mais dans le pays la ville est bien plus largement réputée pour son festival de la bière : le deuxième après celui de Münich, il attire près d’un million de gosiers assoiffés. Les deux événements se suivent d’ailleurs à quelques jours d’intervalle, mais heureusement, il ne flotte plus aucun relent de houblon et il ne traîne plus aucune canette quand débarquent les bédéphiles.

La bière n’est reste pas moins au cœur de toutes les discussions, amicales ou professionnelles, et de toutes les fêtes nocturnes. Elle fait partie du folklore local, tout comme, il faut le supposer, ce scénariste de bandes dessinées érotiques qui participe à une table ronde déguisé en gallinacé, sous le prétexte qu’il s’appelle Hahn, c’est-à-dire « coq ».

Rochus Hahn aux côtés de Barbara Yelin.

Le Salon d’Erlangen, qui a lieu tous les deux ans, est un bon indicateur de l’évolution de la scène allemande. Il y a une quinzaine d’années, celle-ci était passablement déprimante. C’était un marché d’importation, sclérosé dans ses admirations pour Astérix, Prince Valiant et Carl Barks, à la production extrêmement standardisée et entièrement tournée vers un lectorat de masse, sans guère d’ouverture aux jeunes créateurs.

Sans doute le marché allemand reste-t-il globalement assez frileux (je suis devenu l’éditeur de Jens Harder et de Barbara Yelin parce qu’ils n’en trouvaient pas dans leur propre pays, et c’est par ricochet qu’ils y sont enfin reconnus cette année), mais le changement est malgré tout notable : la mode du graphic novel est passée par là, les grosses maisons, comme Carlsen, ont su diversifier leur catalogue, et une nouvelle génération de créateurs germaniques commence à s’affirmer.

Le phénomène des écoles a, semble-t-il, joué un rôle déterminant. L’enseignement de la bande dessinée est aujourd’hui plus répandu en Allemagne qu’en France. Anke Feuchtenberger, qui enseigne depuis douze ans à Hambourg, avait ouvert la voie ; mais à présent des cours existent à Augsburg, à Braunschweig, à Dresde, à Essen, à Hanovre, à Kassel, à Leipzig… Cette multiplication des lieux de formation (universités et écoles d’art se partagent une mezzanine dans la halle, proposant à la vente les publications de leurs étudiants) a naturellement un effet mécanique sur le nombre de postulants à la profession ; elle permet aussi à quelques dessinateurs installés (comme Martin tom Dieck ou Marcus Huber) de transmettre leur savoir et de s’assurer un salaire régulier.
Ce qui se renouvelle peu, en revanche, c’est le paysage éditorial. Les acteurs y restent en très petit nombre, toujours les mêmes. Le dernier éditeur en date à avoir fait son trou est Avant-Verlag, et il est apparu voilà une décennie. La situation à cet égard ne ressemble pas du tout à celle que nous connaissons en France, où une dizaine de nouveaux labels naissent chaque année.

Si la BD franco-belge ne règne plus sans partage sur le marché allemand, elle y demeure pourtant solidement implantée. On en trouve sur tous les stands. Philippe Aymond, David B, François Boucq, Kerascoet, Marc-Antoine Mathieu, David Prudhomme, Bastien Vivès et quelques autres sont là, qui signent leurs ouvrages. L’institut franco-allemand d’Erlangen est un partenaire actif de la manifestation. Et le prix récompensant l’ensemble d’une carrière est échu cette année à Pierre Christin.

De la cérémonie des prix, parlons-en un peu. Son animation était confiée à un duo assez improbable : lui, Denis Scheck, homme de grande culture, animateur d’une émission littéraire, s’exprimant en un langage châtié, elle, Hella von Sinnen, lesbienne de choc, vedette populaire de talk-shows télévisés, assumant avec aplomb le rôle de trublion un peu vulgaire qui lui avait été confié – mais témoignant tout de même d’un véritable intérêt pour la bande dessinée (elle avait lu tous les albums en compétition et était capable d’en parler). Du palmarès, je retiendrai qu’Alpha… directions a reçu le prix de la meilleure bande dessinée allemande de l’année, et le Pinocchio de Winshluss celui de la meilleure bande dessinée internationale. Le prix du public est allé à la dessinatrice Ulli Lust pour son roman graphique Heute ist der letzte Tag vom Rest deines Lebens (« C’est aujourd’hui le premier jour du reste de ta vie »). Ulli Lust était surtout connue précédemment pour ses reportages dessinés, et pour avoir créé en 2005 une maison d’édition électronique : electrocomics.com. Le livre pour lequel elle a été plébiscitée compte plus de 450 pages et peut être décrit comme une sorte de road movie autobiographique. En 1984, l’auteure, alors dans sa période punk, était partie vers l’Italie avec une copine ; elles y traversèrent pas mal d’épreuves impliquant la drogue, la prostitution, la mafia. Tout cela est évoqué aujourd’hui sans apitoiement et avec une certaine dose d’humour noir.

Dans son déroulement, cette cérémonie des prix présente deux grandes différences par rapport à celles que nous connaissons en France. Primo, les auteurs ne jugent pas nécessaire de remercier leurs amis, leur parents, leur éditeur et la terre entière. Secundo, chaque livre primé fait l’objet d’une laudatio, c’est-à-dire un éloge, par l’un des membres du jury : ce dernier lit ou improvise un petit discours qui fait ressortir les qualités de l’œuvre. Cet usage (rituel en Allemagne) me paraît excellent : le jury justifie par cette plaidoirie son choix, en développe les motifs, et le public, qui ne connaît pas forcément le livre, en découvre un peu plus sur lui que ce que la couverture, à elle seule, peut lui en apprendre.