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du bon usage des convictions…

S’intéresser à l’histoire de la bande dessinée et à son patrimoine, quand on est un homme dont les convictions politiques sont résolument à gauche, c’est se résigner à devoir honorer plus d’un artiste dont on condamne les idées et dont on réprouve l’engagement.

Après s’être signalé par une certaine insolence dans sa jeunesse, Rodolphe Töpffer s’était rangé, en prenant de l’âge, du côté de la Réaction, parmi les adversaires déclarés du « Progrès ». Il avait utilisé toutes les ressources de son talent de polémiste pour défendre – notamment par des articles dans les journaux les plus conservateurs – l’ordre social passéiste de « l’ancienne Genève » contre les propositions novatrices des radicaux et le processus de démocratisation voulu par leur chef de file James Fazy (le modèle d’Albert, dans l’Histoire du même nom). À partir de 1838, Töpffer n’eut de cesse de défendre l’idée d’un « Art national » et de mêler à ses textes de critique d’art des considérations de plus en plus rétrogades. Qu’il me suffise de citer une seule de ses déclarations : « Le culte du beau (…) est d’avance condamné, d’avance condamné à périr au milieu de ce hideux abbatis des supériorités qu’on appelle démocratie ». Et à l’un de ses porte-paroles de papier, le peintre Duclos, il fit s’exclamer : « Je donnerais toutes les chartes du monde pour une monarchie comme j’entends, ou des Médicis, c’est la même chose. Oh les beaux temps que ceux-là ! » Cependant Töpffer fut un artiste remarquablement novateur qui fit prendre à la narration en images un tournant décisif, celui de la bande dessinée moderne.

Caran d’Ache, lui aussi dessinateur d’une formidable inventivité, n’est que trop connu pour son engagement dans les rangs des antidreyfusards. Même si la logique dont relevait ce choix était avant tout celle du culte de l’armée française, dans lequel il avait été élevé, on ne saurait oublier ses dessins antisémites dans Pssst… !, le journal fondé en 1898 avec Forain, et déjà dans son fameux Carnet de chèques.

Antonio Rubino est le chef de file de la bande dessinée enfantine italienne de la première moitié du XXe siècle, un dessinateur-poète qui introduisit dans les illustrés l’esthétique du style Liberty. Il se rallia au fascisme mussolinien et exalta, à travers les personnages de Lio e Dado (frère et sœur), la vie dans les rangs glorieux des « Ballila », les jeunes chemises noires du Parti.

Lio et Dado, 1933.

Alain Saint-Ogan, le père de Zig et Puce, a fréquenté les ministères de la Jeunesse et de la Famille du gouvernement de Vichy, en 1940-41, et dessiné plusieurs images d’inspiration ouvertement pétainiste.

Quant à Hergé, pour m’arrêter à lui, sa compromission avec le Soir « volé » par l’Occupant est abondamment documentée ; on sait qu’il signa pendant la guerre quelques dessins antisémites impardonnables, et qu’il ne renia jamais rien de ses amitiés dans les milieux de la Collaboration et de l’extrême-droite.

Il se trouve que j’ai préfacé, exposé, abondamment commenté Töpffer ; de Caran d’Ache j’ai fait connaître Maestro, après lui avoir consacré une exposition assortie d’un catalogue ; de Rubino j’ai publié récemment la première anthologie en langue française ; à Saint-Ogan j’ai consacré une exposition pour son centenaire et, douze ans après, l’ouvrage L’Art d’Alain Saint-Ogan, publiant en outre la première édition de librairie de son Rayon mystérieux ; c’est dans les albums d’Hergé que j’ai, pour ainsi dire, appris à lire ; je ne pouvais faire moins que de m’acquitter de ma dette envers cet immense créateur par quelques articles et un essai, Le Rire de Tintin.

Ainsi, dans mon travail d’historien de la bande dessinée, je me suis à maintes reprises consacré à promouvoir les œuvres de créateurs dont la trajectoire politique est on ne peut plus éloignée de mes propres engagements de citoyen. Cette contradiction ne m’a jamais semblée rédhibitoire : mes hommages allaient aux œuvres, non aux hommes. Quel sens aurait une histoire de la bande dessinée caviardée, expurgée, réécrite au nom de principes qui conduiraient à ignorer ou minorer les contributions d’artistes de premier plan ?

À la longue, pourtant, ce compagnonnage trop souvent renouvelé avec des hommes dont j’eusse combattu les idées, si nous avions été contemporains, n’a pas laissé de m’interroger. Il y a là une situation de fait que je finis par ressentir comme un peu embarrassante, sans que pourtant je trouve rien à me reprocher.

Sous l’aspect des convictions idéologiques, il m’est beaucoup plus facile d’agir en responsabilité et en plein accord avec moi-même quand je suis dans mon rôle d’éditeur, et plus particulièrement de découvreur de nouveaux talents. Non que je demande aux jeunes artistes qui me proposent un projet à quel parti va leur suffrage. Mais du moins puis-je écarter les scénarios (et il sont nombreux) dans lesquels transparaît une vision de l’humain qui me déplaît, où s’expriment des rapports entre les classes, entre les peuples ou entre les sexes non conformes avec les valeurs auxquelles je crois. Les albums que je publie ne sont pas nécessairement « engagés », au sens sartrien, mais je sais qu’aucun ne déroge à une certaine idée de la personne humaine et de sa dignité, à laquelle je suis attaché. Je ne pourrais pas publier une bande dessinée de création qui irait contre cela, même parée des plus grandes qualités artistiques.

Alors que je continuerai, comme historien, à évaluer l’importance « objective » des artistes d’hier en faisant abstraction de ce qui peut m’apparaître comme des errements politiques plus ou moins regrettables, voire détestables.