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la BD est-elle soluble dans l’art ludique ?

Arludik, avec un k, c’est le nom de la galerie. « Art ludique », c’est la dénomination donnée aux œuvres promues et commercialisées par ladite galerie (créée en 2004, et installée rue Saint-Louis en l’île, à Paris), œuvres dont on nous assure qu’elles définissent, « au sein des arts graphiques, un véritable courant artistique contemporain ».

Tim Burton, Geof Darrow, Giger, Liberatore, Joann Sfar, Jacques Tardi, Jirô Taniguchi et le chinois Benjamin sont au nombre de ces artistes qui créent, proclame encore la galerie, « les images les plus marquantes de notre époque », aux côtés de deux ou trois dizaines d’autres dessinateurs aux noms quelquefois moins illustres (sinon auprès des fans) puisque, sauf quelques illustrateurs, ils ont surtout travaillé à des réalisations collectives, concevant l’univers visuel de films à grand spectacle (Star Wars, la série des Alien), de longs métrage d’animation (Shrek, L’Âge de glace) ou de jeux vidéo (Tomb Raider). On notera que, sur le site de la galerie (www.arludik.com), les créateurs représentés ne bénéficient pas de la plus petite notule biographique. L’internaute curieux, le client éventuel n’est pas informé du parcours et de la carrière des artistes ; leurs œuvres, comme on dit, « se passent de commentaires ».

Je trouve la notion d’art ludique assez remarquable. D’une part, elle assume sans complexe le fait que, dans la « culture du divertissement » qui est désormais la nôtre, c’est le second terme qui est important : il ne saurait être question de se cultiver ou s’élever l’âme, pensez-vous, mais seulement de se procurer du plaisir, du fun, de l’évasion. D’autre part, elle laisse entendre insidieusement que l’art traditionnel, celui qui relève de la « Grande Culture », de la culture « sérieuse », est forcément ennuyeux. Car s’il existe un art ludique, c’est qu’il y en a un autre qui, lui, ne l’est pas.

(Ce qui n’empêche pas Arludik de pratiquer le mélange des genres et d’être en quête de respectabilité, puisque, lit-on toujours sur le site, l’équipe de la galerie « se mobilise pour que l’art ludique trouve sa place dans les musées partout en France ». En effet, c’est elle qui, en 2005, a organisé l’exposition de Miyazaki et Moebius à la Monnaie de Paris, et qui, depuis, a récidivé avec quelques autres manifestations, dont une exposition Âge de glace au cœur de l’espace culturel Saint-Anne, à La Baule.)

Vue de l’exposition Miyazaki-Moebius (photo Arludik)

La dénomination d’art ludique en recoupe ou en croise un certain nombre d’autres apparues dans le monde anglo-saxon au cours des trente dernières années, qui définissent des domaines en très large recouvrement. Ainsi du Fantasy Art (et sa variante l’Erotic Fantasy Art), du Lowbrow Art ou encore du Pop Surrealism, bientôt surclassé par le Neo Pop Surrealism ! Les dessinateurs qui naviguent dans l’univers du Lowbrow développent souvent une esthétique composite faite d’emprunts à un certain nombre de traditions, telles que le psychédélisme, les couvertures de pulps, le Pin Up Art des années 1930 à 60, l’illustration jeunesse, les films de série B (notamment de science-fiction ou d’horreur) et bien entendu les mangas, qui ont largement diffusé les codes du style « mignon ». Il en résulte le plus souvent des œuvres étranges, non seulement à proportion de l’onirisme de leurs sujets, mais parce qu’elles ont un fort goût de déjà vu, déjà mâché et recraché. Dans ce domaine, le grand recyclage postmoderne a une fâcheuse tendance à accoucher de synthèses abâtardies et d’ersatz affligeants, fréquemment saupoudrés d’érotisme niais et de bas étage.

Il n’est que de penser à ce pauvre Frazetta, récemment disparu, maître incontesté du Fantasy Art, et à la cohorte de ses tristes épigones, qui sévirent dans la bande dessinée (Esteban Maroto, Brocal Remohi, Vicente Segrelles) et ailleurs (le péruvien Boris Vallejo étant l’un des plus connus de ces innombrables suiveurs).

En France, c’est dans les pages de Métal hurlant que s’opéra ce grand métissage entre des univers graphiques qui correspondaient jusque-là à autant de niches étanches. Jean-Pierre Dionnet se vantait très récemment sur son blog d’avoir été le premier éditeur français à publier un livre d’Aslan, célèbre pour les pin-ups qu’il répandit dans les pages du magazine Lui entre 1963 et 1981. Qu’il me permette d’écrire ici, en toute amitié, que ce n’est pas à mes yeux un grand motif de fierté. Quoi qu’il en soit, avec ses « spécial Conan », « spécial Alien », « spécial rock » et autres « spécial bizarre », c’est bien le magazine des Humanoïdes associés qui agrégea à la bande dessinée toutes sortes d’univers satellites.

Tout cela aboutit donc aujourd’hui au concept d’art ludique. Les auteurs de bande dessinée n’ont, à mon avis, pas grand-chose à gagner à cet amalgame. En effet ils ne sont plus du tout considérés comme des auteurs, justement, mais comme de simples « fabricants d’images », et se retrouvent au coude à coude avec trop de pseudo-artistes dont j’ai, pour ma part, le sentiment que les images me polluent bien plus qu’elles ne me divertissent.