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des héros pour l’éternité

En 1983, alors que j’étais sans travail (après trois ans de collaboration comme journaliste free-lance au service « Presse-information » de la Commission européenne, et avant de prendre la direction des Cahiers de la bande dessinée), Casterman m’a proposé de réaliser un livre sur et avec Jacques Martin. L’offre tombait à pic, je ne pouvais pas me permettre de la décliner. Je conservais en outre d’assez agréables souvenirs de mes lectures d’Alix, à l’adolescence, et je ne détestais pas Jhen. Je me souvenais aussi d’avoir déjà interviewé Martin pour mon fanzine, Buck, et d’avoir poussé la porte du magasin d’articles de sport qu’il tenait, depuis son départ des studios Hergé, sur la place Flagey, à Bruxelles (il dessinait dans l’arrière-boutique et devait s’interrompre chaque fois qu’entrait un client). Bref, j’acceptai d’écrire Avec Alix, qui parut l’année suivante.

Trois ans plus tard, le premier tirage étant épuisé, Casterman et Martin voulurent procéder à une nouvelle édition actualisée. Il était difficile de m’y soustraire : je rédigeai quelques pages supplémentaires sur les albums que Martin avait fait paraître dans l’intervalle. Quatorze années s’écoulèrent encore et, en 2001, on revint vers moi pour procéder à une nouvelle mise à jour. Cette fois, je refusai, ce qui déplut fortement au maître strasbourgeois. Encore invoquai-je mon indisponibilité, au lieu de donner mes vraies raisons : pour moi, la bonne période des aventures d’Alix commence avec L’Ile maudite et se termine avec Iorix le grand, elle ne compte, au mieux, qu’une dizaine d’albums. Tout ce qui est venu ensuite est assez sensiblement inférieur, et même de moins en moins bon, jusqu’à devenir, à mon sens, à peu près illisible. Je ne voyais pas comment j’aurais pu écrire quoi que ce soit sur les ouvrages les plus récents de Martin, sous le contrôle de l’intéressé et de son éditeur. C’est pourquoi il fut fait appel à un autre rédacteur (Alain De Kuyssche) pour procéder à l’actualisation d’Avec Alix.

Couverture de la troisième édition

Je raconte cela parce que je vois que le lent et irréversible déclin de l’œuvre de Martin ne l’empêche pas de connaître des prolongements, même après la mort de l’auteur. Que dis-je, des prolongements ! Casterman coordonne le travail d’une escouade de dessinateurs et de scénaristes pour continuer d’exploiter le filon : on apprenait récemment que quelque neuf albums portant la « griffe » Martin sont parus ou à paraître en 2010, et qu’ils devraient être dix de plus en 2011, sans compter une réédition en fac-similé d’un épisode ancien.
On se demande si tout cela, qui contribue allègrement à la surproduction dénoncée de toutes parts, est bien raisonnable. La réponse est dans la question.

Mais dans le même temps, nous voyons que Delcourt a récemment relancé les Pieds Nickelés (confiés à Trap et Oiry), que Dupuis vient de confier à un nouveau duo (le scénariste Frédéric Zumbiehl et le dessinateur Fabrice Lamy) une reprise de Buck Danny, et l’on nous dit qu’Uderzo lui-même ne s’oppose pas à ce qu’Astérix lui survive, sous d’autres crayons. Cubitus, les Schtroumpfs et Boule et Bill continuent leur carrière, on ne va sans doute pas tarder à désigner un repreneur pour Ric Hochet et pour Chick Bill.

Dans ce contexte, la carrière type du jeune dessinateur est clairement en train de prendre un nouveau profil. Pour entrer dans le métier, le mieux est désormais de commencer par ressusciter un personnage un peu oublié (tous les éditeurs en ont plein leurs catalogues, il n’y a qu’à se baisser). Avec un peu plus de bouteille, il est recommandé de postuler à la réalisation d’un « spin-off » de XIII ou d’un épisode de Blake et Mortimer. Et la collection « Le Spirou de… » est naturellement un passage obligé.