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mangas ? connais pas !

Le livre de Frédéric Martel Mainstream fait grand bruit. Vaste « enquête sur cette culture qui plaît à tout le monde », il aurait coûté cinq années d’investigations à l’auteur, qui se flatte d’avoir interviewé plus de 1200 personnes sur les cinq continents. L’éditeur, Flammarion, résume ainsi les conclusions du livre : « La nouvelle guerre mondiale pour les contenus a commencé. Au cœur de cette guerre : la culture mainstream. De nouveaux pays émergent avec leurs médias et leur divertissement de masse. Internet décuple leur puissance. Tout s’accélère. En Inde, au Brésil, au Arabie saoudite, on se bat pour dominer le Web et pour gagner la bataille du soft power. On veut contrôler les mots, les images et les rêves. »

Mainstream : le mot est en usage dans l’industrie du comic book depuis des décennies ; il désigne les comics de superhéros de la Marvel ou de DC, par opposition aux productions des éditeurs dits indépendants ou alternatifs.

Mais s’il songe à la lutte d’influence que se livrent les différentes puissances culturelles sur le terrain du divertissement, plutôt qu’aux comics, c’est aux mangas que ne peut manquer de se référer immédiatement l’amateur de bandes dessinées. S’il y a bien un type d’images et de contenus qui a spectaculairement colonisé le monde entier en une petite décennie, c’est celui-là ! Longtemps créés pour le seul marché intérieur nippon, les mangas sont devenus un produit d’exportation qui non seulement a su séduire les jeunes générations dans le monde entier, mais aussi nombre de créateurs occidentaux, qui s’en approprient les codes (je ne peux que renvoyer à ce que j’écrivais ici le 9 janvier au sujet du world manga).

On est donc pour le moins étonné de voir que le phénomène manga, qui semble très précisément au cœur de sa problématique, ou en tout cas susceptible de l’illustrer exemplairement, est à peu près ignoré de Frédéric Martel. Il y consacre en tout et pour tout une page (p. 258), et ne semble devoir les maigres informations qu’il dispense qu’à un unique interlocuteur, le président du groupe d’édition Kadokawa. On sent bien que le sujet ne passionne pas Martel, qui passe dès qu’il le peut à Sony et à sa Play Station, puis à la pop asiatique.

Pour avoir une confirmation de ce désintérêt, il faut aller sur son site (http://fredericmartel.com) où l’on trouvera, entre autres, une bibliographie commentée qui à la fois donne les sources de Mainstream et permet au lecteur curieux d’en prolonger les aperçus par de copieuses lectures complémentaires. Le document, impressionnant, fait 131 pages ; je n’y ai pas répéré une seule référence relative à la bande dessinée.

Certains lecteurs et journalistes m’avaient reproché les réflexions que m’inspirait, dans mon essai Un objet culturel non identifié, le fait qu’à l’époque (1996), les mangas en étaient arrivés à représenter 40 % de la production de BD en France, et que cette proportion semblait devoir continuer d’augmenter (elle a marqué le pas depuis). On a feint de croire que je partais en croisade contre l’envahisseur, alors que, s’il est vrai qu’averti par quelques précédents (l’Espagne notamment), je m’inquiétais d’un éventuel péril pour la création française, mon propos visait surtout à pointer le fait qu’aucune autorité ne paraissait s’inquiéter d’une concurrence aussi massive. Pourquoi protège-t-on la création française dans le domaine de la chanson, du cinéma ou des programmes télévisés, alors qu’on laisse le marché de la bande dessinée être colonisé sans marquer aucune réaction ? Parce que, écrivais-je (p. 93), on fait peu de cas de la bande dessinée « comme composante du paysage culturel et du patrimoine artistique national. »

Le livre de Frédéric Martel vient confirmer, il me semble, cette observation. Il fait symptôme. La bande dessinée y apparaît clairement comme un non-enjeu, un domaine absolument négligeable, sur lequel il ne vaut pas la peine de s’attarder. Internet, le cinéma, la télévision, la musique, voilà de vrais sujets !