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quand le cinéma prédisait le futur de la bande dessinée

Alors que le festival de Cannes 2010 touche à sa fin, je vais parler ici du film qui reçut, sur la Croisette, le prix du meilleur scénario en 1967.
Ce film d’Alain Jessua, Jeu de massacre, auquel collabora Guy Peellaert, m’était inconnu. Je viens de le voir pour la première fois et je lui ai trouvé un très grand intérêt.

Jean-Pierre Cassel y joue le rôle d’un scénariste de bande dessinée nommé Pierre Meyrand. Un jeune Suisse mythomane, Bob Neuman (incarné par Michel Duchaussoy) lui rend visite, assurant qu’il a réellement vécu tout ce que Mayrand a imaginé comme aventures pour ses héros. D’abord incrédule et distant, Meyrand se laisse néanmoins convaincre d’accepter une invitation à séjourner, avec sa femme, dans la villa que Neuman possède du côté de Neuchâtel. Pendant son séjour là-bas, il crée un nouveau personnage qui s’inspire directement de son hôte, et lance la série du Tueur de Neufchâtel. Sa femme, Jacqueline (Claudine Auger), prête ses traits à la femme dont le « héros » tombe amoureux, qu’il kidnappe et finit par tuer. La situation dérape quand Bob prend son rôle tellement au sérieux qu’il finit par vouloir commettre dans la réalité les mêmes agissements que le « Tueur » de papier.
Le film fit une carrière internationale sous le titre Comic Strip Hero.
L’œuvre a de bonnes raisons de retenir l’attention des cinéphiles. L’originalité de son argument, le montage, la bande-son, le jeu très stylisé des acteurs en font un film étrange, à la fois très représentatif de son époque et résolument décalé.

Du point de vue qui est le mien, il est encore bien plus passionnant, et pas seulement parce qu’il présente une variation sur le thème de la rencontre entre le créateur et son héros, dont je parlais dans mon billet précédent.

Dans un article consacré aux personnages de dessinateurs à l’écran, Gilles Ciment signalait, en 1990 (CinémAction spécial « Cinéma et bande dessinée », p. 111) que « Jessua [n’avait] choisi le neuvième art qu’après avoir écarté le "film dans le film", trop éculé à son goût : une mise en abyme par procuration, en somme… » Il n’importe. Ce film présente sur la bande dessinée des points de vue pour le moins originaux. Pour commencer, Meyrand-Cassel est présenté comme écrivant à la fois des romans et de la BD. Or, une telle combinaison était pour ainsi dire inexistante en 1967. Les précurseurs furent Christin (mais il ne publiera son premier roman qu’en 1976), Manchette (Griffu paraît en 1978), Jodorowsky et Charyn (qui ne viennent au scénario que dans les années 80), mais, pour l’essentiel, il a fallu attendre ces dix dernières années pour voir des écrivains (Daeninckx, Pennac, Jonquet, Van Cauwelaert, Werber, pour n’en citer que quelques-uns) se mettre, en nombre, à écrire pour la bande dessinée.
Le film présente une autre situation très atypique et donc relativement improbable pour l’époque : les scénarios de Meyrand sont illustrés… par Jacqueline, son épouse. Or, des femmes dessinatrices de bandes dessinées pour adultes, il n’y en avait guère, en France, en ces temps où Bretécher n’était pas même encore entrée à Pilote. De sorte que, sous ces deux aspects, le film de Jessua apparaît très en avance sur l’évolution de la profession.

Une scène où Jacqueline et Bob s’interrogent sur la grosseur idéale qu’il convient de donner à la poitrine de l’héroïne semble être une allusion au personnage de Barbarella, dont les seins changèrent de volume au gré des rééditions. On y pense d’autant plus volontiers que Barbarella avait été publiée chez Losfeld, qui était aussi l’éditeur de Peellaert. Mais, là encore, la référence serait anachronique : Forest rhabillera son héroïne en 1968, la dévêtira à nouveau en 1974, il ne lui grossira les seins qu’en 1984.

Les dessins attribués à Jacqueline dans le film sont en réalité de la main de Peellaert, qui signe aussi le générique. Ces dessins interviennent surtout dans la dernière partie du film, quand le Tueur de Neufchâtel est publié sous la forme de fascicules. La caméra montre quelques dessins en train de se faire (recherche pour la silhouette du Tueur, pour laquelle pose Bob) ou d’être coloriés. Curieusement, chaque vignette est dessinée sur une grande feuille séparée, on ne voit jamais de planche à proprement parler. Et, là encore, on ne peut se défendre contre l’impression que Jessua anticipait sur une pratique qui ne se répandrait que beaucoup plus tardivement dans le métier : car c’est bien l’ordinateur qui permet aujourd’hui à certains dessinateurs, tel Bilal, de réaliser séparément chaque case, à la manière d’un tableau, pour ensuite les numériser et procéder au « montage » sur écran.

Jeu de massacre était donc, à plus d’un titre, prémonitoire. Le voir aujourd’hui permet aussi de retrouver Guy Peellaert, dessinateur trop rare qui nous a quittés en novembre 2008.

(à suivre)