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l’artiste face à ses créatures

En donnant la réplique aux héros nés de son imagination, Moebius perpétue un topos qui traverse l’histoire de la bande dessinée, celui de la rencontre entre le créateur et ses personnages.

En avril 1906, Lyonel Feininger se montrait aux lecteurs du Chicago Tribune manipulant ses Kin-der-Kids à la façon d’un marionnettiste, mais il manifestait ainsi une différence de statut entre eux et lui, « your uncle Feininger », condamné à rester sur le seuil de la fiction, ou plutôt dans les coulisses, pour en tirer les fils.

En novembre 1910, Winsor McCay montrait le Petit Nemo pénétrant l’immeuble où se trouvaient les bureaux du New York Herald, le journal où paraissaient ses aventures. Malheureusement il n’allait pas jusqu’au bout de cette logique réflexive et éludait la scène que l’on était en droit d’attendre, celle d’un face à face entre Nemo et son génial papa.

Alain Saint-Ogan n’aura pas cette pudeur. Dans les aventures de Zig et Puce, il intervient plusieurs fois. À la fin du deuxième épisode, Zig et Puce millionnaires, cigarette aux lèvres, légèrement détaché d’un groupe de journalistes, il interroge l’un des deux héros du jour, rescapés d’un voyage en obus interplanétaire et d’un petit séjour sur la banquise : « Monsieur Puce… C’est moi qui raconte vos aventures dans Dimanche-Illustré. J’espère que vous voudrez bien me donner quelques détails… ».

De même, dans la première vignette de l’épisode Zig et Puce et Furette, il questionne ses protégés : « Enfin, mes chers Zig et Puce, expliquez-moi ce que vous comptez faire ?… Les lecteurs de Dimanche-Illustré veulent être renseignés ». Plus loin, les enfants et le dessinateur échangent de la correspondance. Enfin, dans Zig et Puce au XXIe siècle, rêvant qu’ils sont en l’an 2000, nos jeunes aventuriers se penchent sur la tombe d’un Saint-Ogan mort centenaire. Et Zig de remarquer : « Ce n’était pas un mauvais type mais il était bien indiscret ! Nous ne pouvions pas lever le petit doigt sans qu’il le raconte à tout le monde ».

À Hergé aussi (peut-être en réminiscence de Saint-Ogan), il prendra la fantaisie de se représenter aux prises avec Flupke, l’un de ses deux gamins de Bruxelles. Ce dernier est toujours prêt à venir sonner à la porte de son atelier, voire à lui casser la figure, pour se venger des mauvais traitement que le dessinateur lui inflige, comme de l’avoir « jeté contre le cadre du dessin » dans une scène de ski, alors que le dessinateur « disposait d’une page entière pour le faire manœuvrer ».

Toutefois, de telles scènes restent exceptionnelles avant les années 1960 et 1970. Les procédés métanarratifs, tels que la mise en abyme et les jeux innombrables sur les codes mêmes de la bande dessinée, deviennent beaucoup plus fréquents dans la bande dessinée moderne. Parallèlement, dès avant que ne se développe un filon autobiographique, plus d’un dessinateur (ainsi Gotlib, Buzzelli ou Breccia) joue de l’autoreprésentation. Toutes les conditions sont réunies pour que se multiplient les rencontres entre les artistes et les créatures.

L’une des premières séries à cultiver l’humour autoréférentiel fut le daily strip Sam’s Strip, de Mort Walker et Jerry Dumas (une édition intégrale de ce strip est parue à l’An 2 en 2009). Dumas, le dessinateur, est représenté quelquefois dans les premiers temps, en butte aux récriminations de Sam, son patron, héros et « propriétaire » du strip. Le 9 novembre 1961, ce dernier lui arrache le crayon des mains et entreprend de se dessiner lui-même.

L’intervention des créateurs est plus inattendue dans les comic books de superhéros mais une série comme les Fantastic Four fait de l’humour l’un de ses ressorts et joue beaucoup de la complicité avec les fans. Ces derniers se sont régalés du dixième épisode, dans lequel Lee et Kirby se représentent au travail. Ils se plaignent de ne plus avoir de « vilain » du calibre de Doctor Doom. À cet instant précis, l’archétypal ennemi des Four se présente en personne à la porte de leur atelier, et, sous la menace, contraint les auteurs à téléphoner à Mr Fantastic, convoqué en vue d’un nouvel et décisif affrontement.

Dans L’Éternaute, c’est le scénariste Hector Œsterheld, qui, dès la première page, apparaît à sa table de travail. Il est concentré sur l’écriture d’une bande dessinée quand, tout à coup, se matérialise face à lui un étrange personnage, El Eternauta. Voyageur du temps et de l’espace, ce dernier lui annonce l’arrivée imminente d’envahisseurs extraterrestres. Par un singulier renversement, le scénariste, qui se présente à nous dans l’exercice de son activité fabulatrice, devient sitôt après un simple témoin, le premier auditeur d’un récit qui lui est délivré par son personnage.

Munõz et Sampayo se souviendront peut-être de ce précédent, fameux en Argentine, quand ils s’érigeront en personnages d’un chapitre de Viet Blues, imposant leur présence à Alack Sinner (« Nous avons cherché dans le bottin et découvert que vous portez les mêmes nom et prénom que notre personnage. Curieux… non ? »), dont ils ont décidé d’observer les faits et gestes pour nourrir et crédibiliser la bande dessinée de détective sur laquelle ils travaillent. Mais c’est Alack Sinner qui raconte l’histoire à la première personne, ce qui tend à mettre les « deux types » à distance, et contribue à les objectiver.

Dans cette histoire, il y a deux Sinner : l’imaginaire et le soi-disant « vrai ». Bien entendu ils ne font qu’un, et le « vrai » déclare in fine : « J’aime vivre dans l’imagination des autres : les responsabilités y sont moins lourdes… »

Cerebus, l’oryctérope de Dave Sim, au surprenant destin (tour à tour barbare façon Conan, premier ministre et… pape), est peu connu en France où ses aventures n’ont malheureusement pas été traduites. Dans Minds, le quatrième recueil qui clôt le cycle « Mothers and Daughters », il se retrouve échoué au fin fond du cosmos et y rencontre son créateur, familièrement appelé « Dave ». Ce dernier lui explique ce qui ne va pas dans son comportement et, contre la promesse de s’amender, il lui permet de rentrer chez lui.

Veut-on un exemple issu des mangas ? Le Vagabond de Tokyo s’appelle Yoshio Hori, il est célibataire, négligé, pas mal obsédé par le sexe, et vit de petits boulots. Dans le premier épisode de cette réjouissante saga (publiée en France au Lézard noir), il fait la connaissance de Takashi Fukutani, jeune mangaka, qui vient de se faire refuser un projet. Les deux hommes vont conclure un acte : « Tu voudrais pas faire un manga sur moi !? Les émotions et les rires doux-amers d’un célibataire en ville ! Chronique singulière et agitée d’une jeunesse bouleversante, entre plaisirs et mélancolie ! » Le dessinateur se laisse convaincre, et le résultat… est la série que l’on tient entre les mains, qui devient rapidement une œuvre à succès pour laquelle le « modèle » ne manque pas de réclamer un intéressement sous la forme de « frais de concept ».

Pour abréger une énumération qui pourrait devenir fastidieuse, je mentionnerai Rusty Brown, de Chris Ware. Ce dernier y apparaît en tant que personnage aux côtés de William, le père de son « héros » : l’un et l’autre enseignent dans la même école, à Ohama. Ware porte son propre nom et est professeur de dessin. William Brown, lui, enseigne la littérature. À eux deux ils maîtrisent donc les deux composantes de la bande dessinée, l’image et le verbe. Mais il n’y a aucune allusion au fait que l’un des deux représente le créateur de l’autre.

On le voit, la rencontre de l’artiste et de sa ou ses créature(s) a inspiré une diversité de situations narratives intéressantes. Mais jamais ce compagnonnage n’avait duré aussi longtemps ni été poussé aussi loin que dans Inside Moebius, qui innove en outre en réunissant des personnages issus de différentes séries, jusque-là indépendantes les unes des autres, et, concurremment, en organisant la démultiplication du personnage-auteur. Brouillant toutes les frontières entre l’œuvre et le réel, le dedans et le dehors, ainsi qu’entre les genres (western, fantasy, introspection…), Moebius a bel et bien inventé une forme nouvelle de feuilleton polyphonique.

« La vie n’est pas une bande dessinée, baby », titraient Muñoz et Sampayo. Quoique…