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l’affaire Heuet (3) : pour en finir avec la BD prétexte

Depuis 2002, la bande dessinée est officiellement reconnue par le Ministère de l’Éducation nationale, puisqu’elle constitue l’une des six catégories qui structurent la « liste de référence des œuvres de littérature de jeunesse pour le cycle 3 » et que des albums assez nombreux figurent parmi les ouvrages dont la lecture est recommandée.

Malheureusement, et sauf exception, l’école ne considère pas la bande dessinée pour elle-même, dans son historicité, dans le déploiement de ses thèmes, dans sa singularité esthétique et langagière. Elle l’appréhende comme un auxiliaire pédagogique. Pour enseigner l’histoire de façon plaisante, cherchons s’il n’existerait pas quelques albums mettant en scène le Néolithique, l’Égypte ancienne, le Moyen Age ou la Shoah. Pour aborder plus facilement les grands écrivains figurant au programme, voyons si leur œuvre n’aurait pas été adaptée par quelque dessinateur.

Astérix ou Papyrus, Bourgeon (Les Compagnons du crépuscule) ou Pesch (Bec-en-fer), Spiegelman (Maus) ou Croci (Auschwitz), c’est tout un. Il paraît que Proust a été mis en BD, quelle aubaine ! La qualité de ces œuvres comme bandes dessinées est une question qui ne sera pas posée. L’idée qu’il serait de bon aloi, dans une pédagogie bien pensée, d’éveiller le goût des élèves en les exposant de préférence à des œuvres d’une certaine élévation de pensée et témoignant d’une réussite artistique semble assez étrangère au mode de pensée de l’Éducation nationale et de ses officiants, qui s’intéressent prioritairement au sujet.

Il faut avouer que, pour un critique spécialisé s’acharnant depuis tant d’années à distinguer entre les bandes dessinées qui méritent le nom d’œuvres et les autres, cette indifférence à l’art a quelque chose de profondément déprimant.

Le dernier numéro du magazine Page des libraires publie un dossier « spécial éducation » intitulé Décloisonner la BD. François-Jean Goudeau, pour illustrer les vertus éducatives et cognitives de la bande dessinée, propose un petit tour d’horizon d’albums susceptibles d’intéresser les professeurs de collège. Les titres conseillés y sont classés en neuf rubriques, en tant qu’ils proposent « un regard sur l’histoire », « un regard sur la société », « un regard sur le handicap », « un regard sur les sciences », etc. C’est donc l’approche thématique qui est encore et toujours privilégiée, et une approche transitive de la bande dessinée, en tant qu’elle permet de parler d’autre chose.

Dans le même numéro, Didier Quella-Guyot est interviewé et dénonce précisément « l’écueil habituel [qui] consiste à se servir de la BD pour enseigner autre chose quelle-même ». Sur le site www.labd.cndp.fr, entre autres ressources pédagogiques, on trouvera une présentation de la collection « La BD de case en classe », que dirige justement Quella-Guyot. L’objectif affiché semble être de concilier l’étude de la bande dessinée pour elle-même et son utilisation pour une sensibilisation à tel ou tel sujet ou pour d’autres apprentissages. Il s’agirait en effet d’« ouvrages aidant à l’analyse des moyens techniques, esthétiques et narratifs de la BD tout en amenant à mieux appréhender les contenus thématiques, historiques et culturels des BD choisies ». Il reste que les titres d’un bon nombre des volumes de la collection semblent privilégier la deuxième option, celle-là même que Quella-Guyot dénonce pourtant : Enseigner la souffrance et la mort avec "C’était la guerre des tranchées" de Tardi ou encore Guerre de Sécession et western (autour des Tuniques bleues). Et la seule existence du volume intitulé Dessiner l’indicible autour d’"Auschwitz" jette, pour moi, plus qu’un sérieux doute sur la prise en compte réelle et lucide des enjeux esthétiques – tant l’album de Pascal Croci est, sous cet aspect (mais sous d’autres aussi, hélas), à mon avis, indéfendable.

Un colloque international se tient ces jours-ci (du 18 au 20 mai) à l’Université Stendhal Grenoble III sur le thème Lire et produire des bandes dessinées à l’école. Il semble qu’il y ait une prise de conscience de la question qui me préoccupe, puisque la première journée a pour sujet « De la BD-prétexte à l’étude du médium pour lui-même : quels enjeux culturels, quels obstacles didactiques ? » Mais je vois que le lendemain matin, un professeur de Lettres présentera une communication intitulée « Lire Proust en BD ». Je ne serai pas là pour l’écouter mais je ne verrais pas d’inconvénient à ce que les quelques réflexions partagées sur ce blog soient versées à la discussion qui suivra son intervention.