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adieu aux fiches

Je devais avoir à peine vingt ans quand j’ai commencé à me constituer un fichier encyclopédique sur la bande dessinée. À l’époque, les ressources sur le sujet étaient rares et lacunaires. En langue française, l’encyclopédie la plus ambitieuse était celle de Pierre Couperie, Henri Filippini et Claude Moliterni. Toutefois, son éparpillement (les deux premiers volumes, parus à la SERG, en 1974-75, correspondaient seulement aux entrées allant de A à Dea, la suite parut en feuilleton dans Phénix puis dans Tintin), son inachèvement et, aussi, sa rapide obsolescence pour tout ce qui concernait la création contemporaine en faisaient un outil peu utilisable. Il était indispensable, pour qui prétendait s’intéresser de près à l’histoire de la bande dessinée, de rassembler et d’organiser une documentation éparse, d’inventer sa propre banque de données.

Je choisis des fiches bristol de format 10 x 15 cm ; jaunes pour les auteurs, bleues pour les revues, blanches pour les ouvrages de référence. J’y recopiai, pendant bien des années (jusqu’au début des années quatre-vingt-dix encore), tous les renseignements d’ordre bio- ou bibliographiques que je glanais au gré de mes lectures. Les numéros de Pilote, de Charlie mensuel, d’(A Suivre) ou de Métal hurlant étaient dépouillés par mes soins et les principales contributions reportées sur les fiches des auteurs concernés. Quand, au titre des Cahiers de la bande dessinée, je commençai à recevoir des services de presse, il m’arriva de découper des notices toutes prêtes, au bas de tel ou tel communiqué envoyé par l’éditeur, et de les coller telles quelles sur mes fiches. Je finis par remplir trois gros boîtiers.

Combien d’heures ai-je bien pu consacrer, en tout, à noircir ces petits rectangles de papier fort ? C’est ce que je saurais dire. Sans doute mon fichier m’a-t-il rendu d’appréciables services en plus d’une occasion, mais certainement pas en proportion du travail investi. Et puis, il se transforma peu à peu en source de culpabilité. Je prenais du retard. Les documents s’accumulaient en piles autour de moi, que je n’avais pas le temps de dépouiller. Ces quinze dernières années, non seulement je ne me suis plus donné la peine de tenir mon fichier à jour, mais je ne l’ai plus guère consulté. Il est vrai que la bibliographie spécialisée s’est, entre-temps, considérablement étoffée en ouvrages de référence généraux, sectoriels ou monographies, jusqu’à constituer une bibliothèque entière. Et puis il y a internet, si commode à consulter, et qui n’est pas avare, lui non plus, de sites ressources globalement dignes de confiance. À l’ère des bibliothèques immatérielles et du partage du savoir, qui continuerait de noircir des petites fiches, à la main, pour son usage réservé ?

Hier, je me suis débarrassé de mes fiches. Toutes jetées, détruites, sans regrets. Il faut savoir se délester. Comme un adieu à une période révolue de ma carrière d’essayiste et de chercheur, un congé donné à une partie de moi-même.