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un chat, un roi, des écrans

Vincent Baudoux

[janvier 2003]

Le site When I am King [1], considéré comme référence par les créateurs de narrations en ligne, revendique des racines dans les formes traditionnelles de la bande dessinée et de l’animation. Ce qui en fait un parfait trait d’union entre l’état le plus classique de ce médium et les formes les plus actuelles du numérique. Article paru en janvier 2003.

felix the cat

Si le site rend d’abord hommage à la fantaisie de Felix the Cat, série mythique des années 1920 et 1930, gageons que c’est parce que cette dernière offrait des éléments susceptibles de recyclage dans la narration en ligne. Felix the Cat, un des premiers dessins animés qui puisse se vanter d’une diffusion et d’un succès immédiat à échelle planétaire, est conçu par et pour le muet, ignorant donc l’obstacle de la langue. Aux débuts de l’animation des images, il se présente comme une invention permanente des outils et des modes de production dans un environnement tout en mouvance, proche de l’esprit que nous connaissons aujourd’hui [2]. Felix the Cat réussit encore la combinaison miraculeuse d’être amusant et populaire tout en étant d’avant-garde, merveilleux d’inventions et de surprises, capable de mélanger photographies, animations, et prises de vue réelles (les images 3D n’existaient pas encore, sans quoi...). Il faut encore savoir que le cinéma d’animation à ses débuts était considéré comme une excentricité de peu de poids face au théâtre, médium sophistiqué et dominant de l’époque. Ajoutons au crédit de Otto Messmer, qui lut l’âme de Felix, ceci : une fois la série étouffée par la machine Disney, il se recyclera dans l’animation des panneaux géants, à Times Square par exemple, soit une nouvelle manière de faire de l’animation lumineuse dans le cadre d’un écran.

the little king

Le second hommage de When I am King concerne The Little King de Otto Soglow [3]. On s’en rend compte dès l’abord tant les accointances du graphisme sont évidentes. Soglow, qui ignorait tout du graphisme par ordinateur (et pour cause, il n’était pas encore inventé dans les années 1930) dessine comme s’il s’agissait d’un tracé vectoriel, constamment égal à lui-même, jamais ne variant sa vitesse ou son épaisseur, qu’il s’agisse de visage en gros plan ou de détail du décor, de la ligne d’horizon ou encore de celle qui délimite le périmètre de la case : une ligne indifférente à son objet, soit l’esprit du digital avant l’heure. Si, selon Scott McCloud, théoricien et promoteur de la bande dessinée numérique [4], le moniteur est une fenêtre mobile, alors Soglow interpelle l’idée d’écran fixe tant il varie sans cesse la combinatoire des cases. Un gag se raconte ici en trois, là en quatre, vingt cases parfois ou davantage. Parfois il ne dessine qu’un seul strip horizontal, parfois il en superpose plusieurs, parfois il utilise la page entière. Parfois il n’utilise que des cases horizontales, parfois que des verticales, parfois il mélange les deux. Parfois les cases sont grandes, ou très petites, parfois identiques ou tout à fait irrégulières : le contraire de l’écran fixe.
The Little King naît en 1934, mais choisit de rester (quasi) muet, à vie, alors que Walt Disney fait, triompher le cinéma parlant et sonore. Se replaçant dans ce contexte, on peut aisément imaginer l’angoisse des auteurs de bande dessinée devant le cinéma et sa réalité poly-sensorielle chaque jour plus tangible : avant-hier les images fixes qui se reproduisent toutes seules (la photographie), hier le mouvement (l’animation cinématographique), aujourd’hui le monde sonore. Demain sans doute le relief, le sol qui tremble au passage d’un train, des fauteuils qui se penchent dans les virages, la tactilité, les odeurs, et pourquoi pas, bientôt le goût ? Tout ceci facilitera un jour l’admission du numérique virtuel.

when i am king

Le scénario de When I am King est des plus courus : la poursuite d’un signe volé qu’il s’agit de recouvrer, de l’affect, du sexe. Si l’on doutait encore des racines qui le nourrissent, il suffirait de rappeler qu’il y est question de « reproduction d’étranges anciens hiéroglyphes, trouvés dans un étrange ancien pays situé dans un étrange ancien monde ». Demian5 cherche manifestement à doter sa série de légitimité millénaire, costumes et pyramides en attestent. Ajoutant aussitôt que « l’entièreté de l’histoire fui dessinée par le biais d’un étrange ancien computer, sans le moindre gribouillis préliminaire sur papier » : on retrouve ici une des caractéristiques de The Little King réalisant le pont entre les signes anciens et ceux du monde contemporain. Ainsi l’idée de roi était jadis liée au territoire, référence stable vers où tout convergeait, tandis que Soglow et Demian5 racontent un roi s’étalant horizontalement dans le peuple, multiple d’aspects, disposant de plusieurs points de vue, fragmentaires, qui ne durent pas.
Quant aux signes graphiques, pour ne prendre qu’un seul exemple, les voitures automobiles dessinées par Soglow, avec leurs élongations anamorphiques, sont à la fois vitesse et déplacement, monde contemporain dans une moitié de l’image, tandis que l’autre moitié du véhicule ressemble davantage à la carapace d’une tortue, ou à un igloo. Les signes y sont encore de l’ordre de la représentation, tandis que chez Demian5 ils sont d’une tout autre nature, de l’ordre de la production, son roi côtoyant le monde contemporain à chaque seconde par le traitement des couleurs d’écran, leurs saturations, leurs aplats en gradations et en transparences, leurs lumières impossibles à rendre sur papier, soit un ensemble de signes qui ne sont possibles qu’à partir des variations lumineuses d’un moniteur, et uniquement là.
When I am King est avant tout une découverte de l’aspect visuel du médium, la série restant muette elle aussi. Prenons la peine de dire que le chemin suivi ici ne ferme en rien la porte à d’autres propositions. Simplement ce site a une valeur pédagogique en ce que son déroulement apparaît comme une initiation à la narration en ligne. Les premières images sont accessibles à tout débutant au fait d’un minimum de connaissances informatiques. Aucun effet narratif ou technique dans ce premier « strip » d’une vingtaine de cases identiques, séparées par les mêmes pointillés, en aplats de quatre teintes d’une seule couleur. Aucun décor, des personnages en simple face-profil, des signes (indiciels aussi) importés. Le défilement, suggestif de la durée, s’y fait à l’aide du seul curseur horizontal. La complexification du système s’effectue par sauts, plus ou moins importants, irréguliers, imprévisibles. Peu à peu les cases s’étendent jusqu’au panoramique ou se rétrécissent, le zoom des plans varie, les couleurs apparaissent, leurs gradations se font progressivement moins mécaniques, il faut apprendre à jouer des curseurs, à cliquer de manière inattendue, des animations s’installent puis conquièrent l’écran, la narration quitte la logique linéaire et devient jeu par ajouts de couches plus complexes. Il aura suffi de quelques mutations de cet ordre pour goûter à ce que peut le numérique, et réaliser le programme de Scott McCloud : réinventer la bande dessinée.

« réinventer la bande dessinée »

Tel est le titre de l’ouvrage de Scott McCloud paru il y a peu, qui examine comment la généralisation des ordinateurs, et internet, offrent des possibilités insoupçonnées pour la bande dessinée. Et McCloud d’évoquer pas moins de douze changements radicaux, qu’il classe en deux groupes, le premier ensemble de neuf changements relevant davantage des contenus (qui pourraient s’appliquer en principe à la bande dessinée sur papier, sauf qu’internet décloisonne les échanges entre des groupes qui jusqu’ici ne communiquaient pas vraiment), tandis que le second ensemble relève du seul numérique, et concerne les trois aspects de la production, de la livraison, de la conception. Quant à la production, nous serions comme ces premiers immigrants arrivés jadis sur le sol américain, effectuant nos premiers pas dans un nouveau monde technologique.
La redécouverte d’un nouveau Far West narratif en quelque sorte, aux frontières difficilement imaginables, aux paysages, aux langues, aux cultures et aux coutumes les plus diverses, où tout est possible pour qui a la foi, la volonté, la chance. Quant à la livraison, s’il est utilisé à bon escient, internet pourrait réduire de façon telle la distance entre le producteur-concepteur et le consommateur-lecteur que se verrait ainsi annulée l’intervention d’intermédiaires et distributeurs qui ne pensent qu’en terme de profit, et imposent leurs vues selon ce seul point de vue.
Quant à la conception, si le papier imprimé était jusqu’à présent la forme matérielle dominante, on pourrait désormais en concevoir d’autres, fruits du multimédia, qui conjuguent le visuel, le mouvement et l’animation, l’illusion toujours plus fine des trois dimensions (toutes choses que fait When I am King), les gigantesques possibilités du monde sonore, le virtuel, l’interactivité enfin. Sans compter que si le protocole de lecture d’une page imprimée, chez nous en Occident, impose une vision de gauche à droite et de haut en bas, la souris et l’écran permettent d’autres possibilités (une fois encore, ce que raconte When I am King, la communauté d’idées entre McCloud et Demian5 est étonnante, des deux côtés de l’Atlantique, l’un dans l’ordre de la théorie, l’autre dans l’ordre de la pratique).
Un des intérêts du propre site de McCloud [5] est aussi d’offrir de nombreuses adresses de sites remarquables, sachant qu’il s’en crée chaque jour en abondance, les plus divers, et que les liens et renvois se comptent désormais par dizaines de milliers. On se croirait, avec un outil plus rapide et performant à tous points de vue, revenu aux temps héroïques et un peu fous des « fanzines » de notre jeunesse !

Cet article est paru dans le numéro 8 de 9e Art en janvier 2003.

[2] John Canemaker, Félix le Chat, Dreamland, 1995.

[3] Otto Soglow, Le Petit Roi, Horay,1983.

[4] Scott McCloud, Réinventer la bande dessinée, Vertige Graphic, 2002.