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coconino world :
explorer l’espace des formats bd/i

Thierry Smolderen

[janvier 2003]

Durant l’automne 1998, à Angoulême, un groupe d’auteurs a commencé à jouer avec une de ces idées qui passent rarement le test de la froide lumière du jour : créer un périodique de bande dessinée sur Internet. Article paru en janvier 2003.

L’envie partait d’un contexte très particulier : en période de Festival, des jeunes dessinateurs formés ici proposent chaque année des publications confidentielles dessinées dans une atmosphère de jam session jubilatoire. L’un d’entre eux, Josépé, et moi-même étions persuadés qu’il y avait là matière à créer un hebdomadaire de bande dessinée. Très vite rejoints par Dominique Bertail et Guillaume Navailles, nous avons donc fait le pari de porter sur Internet un hebdomadaire, totalement impossible à réaliser sur papier. La première formule de Coconino World jaillit sur l’écran d’un portable PC, sur fond de musique reggae, dans un appartement de la vieille ville d’Angoulême. Mes trois partners ayant un goût prononcé pour le western, Josépé et Guillaume avaient bâti leur première proposition sur la titraille d’un journal américain des années 1900.
Le titre choisi pour l’hebdomadaire - Coconino World - se prêtait parfaitement à cette mise en scène. Coconino, c’est l’endroit lunaire où le génial George Herriman a planté le décor de Krazy Kat, la meilleure BD de tous les temps. C’est aussi un véritable comté désertique de l’Arizona.
Sous le bandeau-titre, les liens menant au contenu du journal apparaissaient dans trois colonnes ; dessinée par Doumé Bertail, une image de la semaine ferait office d’accroche visuelle.
En choisissant de nous couler dans les plombs d’un comic supplément des années 1900, Josépé et Guillaume venaient, sans le savoir, de mettre à flot la première d’une longue série de métaphores, dont la deuxième s’imposa presque immédiatement Coconino World serait le journal d’une petite communauté de pionniers plantant leurs cabanes dans le cyberespace. Les images de la semaine documenteraient l’évolution de notre installation.
Avant même le lancement, Guillaume décida de s’engager dans d’autres aventures ; Josépé se retrouvait seul en charge du webdesign et de la préparation des publications (la technique ayant été apprise sur le tas, en quelques semaines), Doumé s’occupait de l’image de la semaine, et moi de l’écriture des éditos, Le contenu du journal sortirait de nos cartons à dessin et de ceux de nos proches comme L’Ours, Lisandru Ristorcelli, Julie M. et quelques autres. Prévu une semaine avant le début du festival, le lancement approchait et le problème de la mise en ligne devenait de plus en plus aigu : personne n’avait d’expérience en ce domaine. La solution vint du cyberespace. Depuis quelques mois, j’étais en contact avec François Boudet, du site Cyborg. Nous ne nous connaissions que par mail. Sans hésitation, il accepta de mettre Coconino World en ligne depuis Paris.
Dans l’image que Doumé Bertail réalisa quelques mois plus tard pour présenter l’équipe, on voit un personnage flou, sans visage : c’est François Boudet. Nous ne l’avons jamais rencontré ; nous ne lui avons même pas parlé au téléphone. Si nous le croisions dans la rue, nous ne le reconnaîtrions pas. Et pourtant, sans lui, Coconino n’existerait pas ? Au moment où ces lignes paraîtront, Coconino World fêtera son quatrième anniversaire. L’équipe s’est considérablement renforcée et aguerrie aux outils du net. Pat Cab nous a rejoints au printemps 2000 et travaille depuis à plein temps à la conception graphique et au développement du site. Son arrivée a coïncidé avec une évolution majeure : la création d’un véritable local de rédaction, celle de l’Association Coconino & Co qui a pour objet social la diffusion du travail des jeunes auteurs d’Angoulême, l’embauche de trois emplois-jeunes et le début d’un véritable soutien financier. Pendant un an, Jean-Emmanuel Vermot-Desroches a travaillé à plein temps comme emploi jeune avant d’être débauché par Sfar et Trondheim pour dessiner un album de la série Donjon. Laurent Bourlaud vient de nous rejoindre sous le statut d’emploi jeune, lui aussi.
L’association est soutenue en grande partie par le Conseil Général de la Charente et Magelis Pôle Image d’Angoulême. La rédaction est, depuis juin 2003, située au troisième étage de la maison des auteurs d’Angoulême [1]. Le site est aujourd’hui une plateforme (nous préférons éviter le mot « portail ») comptant plusieurs zones et cohabitant avec un nombre croissant de sites d’auteurs. Il compte près de 10.000 pages-écran. Au moment où j’écris, nous nous préparons à lancer notre projet suivant : Station Delta, un trimestriel de BD contemporaine. Il faut noter que tous les participants au site sont des auteurs. C’est en cette qualité d’auteur que Josépé, Pat Cab et Laurent Bourlaud réalisent le travail de design et de conception évolutive du site. Nous n’imaginons donc pas qu’il puisse y avoir la moindre hiérarchie entre nous : toutes les discussions portant sur l’avenir du projet sont le fruit d’une réflexion commune. C’est de cette conception évolutive que traitera le reste de cet article.

médium cool

« La lumière électrique est de l’information pure. C’est un médium sans pressage pourrait-on dire, tant qu’on ne l’utilise pas pour épeler une marque ou une publicité verbales. Ce fait, caractéristique de tous les média, signifie que le "contenu" d’un médium, quel qu’il soit, est, toujours un autre rnédium. Le contenu de l’écriture c’est la parole, tout comme le mot écrit est le contenu de l’imprimé et l’imprimé, celui du télégraphe. »
Marshall McLuhan, Pour comprendre les média.

Internet est le plus inclusif des média : sa capacité à conjuguer les flux textuels, sonores, iconiques, graphiques, lumineux, etc., et à les mettre en interaction est inégalée. Etant donné le nombre quasiment infini de possibilités ouvertes par un tel médium, le problème qui se pose - et que nous retrouvons à notre toute petite échelle, dans l’expérience de Coconino - peut se formuler ainsi : Comment explorer un tel espace des possibilités ?
Il s’agit donc d’une question heuristique ; devant l’immense champ d’expérimentation ouvert par le croisement entre BD et Internet - champ que nous désignerons par l’expression BD/I, dans la suite du texte - quelles sont les stratégies susceptibles de découvrir des formats intéressants et viables dans un domaine aussi vaste ?

approche formelle explorer par diagramme

Dans son livre Réinventer la bande dessinée, Scott McCloud répond à cette même question par une ligne d’attaque typiquement formelle. C’est sans doute l’approche la plus courante ; aussi nous servira-t-elle de contre-exemple tout au long de cet article. McCloud définit la bande dessinée comme l’art de la séquentialité, qui implique la transformation d’un temps narratif (le récit) en un espace narratif (la planche). C’est cette clé qui lui suggère l’élément le plus apte à enrichir le langage de la BD sur le nouveau support : Internet offre une bande virtuelle infinie très différente de l’espace segmenté du matériau papier (qui oblige le lecteur à tourner la page, et impose une limite physique à la taille d’un livre).
La disparition de ces contraintes sur Internet suffit, aux yeux de McCloud, à créer une première tête de pont dans l’espace des nouvelles formes possibles : le concept d’une page virtuelle infinie glissant derrière la fenêtre de l’écran. McCloud cadre donc le domaine BD/I en partant de sa définition formelle du médium BD. Sociologiquement parlant, l’approche formelle caractérise les groupes liés au monde académique ; or, force est de constater que la bande dessinée s’est développée de manière totalement empirique, par l’entremise de groupes sociaux très éloignés des centres académiques - pour ne pas dire franchement marginalisé par eux.
Le fait que le médium puisse être cadré différemment par les groupes sociaux qui y participent est important pour ce qui va suivre [2]. De nombreux groupes sociaux participent à l’existence de la bande dessinée - auteurs, éditeurs, imprimeurs, libraires, lecteurs, collectionneurs, etc. Chacun de ces groupes définit la BD en fonction du rapport qu’il entretient avec elle. Dans un sens, tout album, magazine, toute page de BD, etc., résulte de la superposition de ces définitions.
À partir de cette constatation, l’espace BD/i semble encore bien plus vaste et multidimensionnel qu’on ne le pensait au départ, car ce sont toutes les définitions de la BD qu’il faudrait croiser avec toutes les définitions d’Internet, si on voulait mesurer l’ampleur du champ de possibilités à explorer. L’approche formelle paraît tout à coup bien étroite.

approche empirique explorer par métaphore

Rester en contact avec ses bases, c’est-à-dire avec le médium originel, est évidemment une nécessité quand on s’aventure dans le nouvel espace de la BD/i. Chez McCloud, la définition formelle et académique du médium sert de point d’ancrage, mais celle-ci est une épure qui ne garde de la bande dessinée qu’un diagramme abstrait : son essence même est de ne donner aucune prise sur les autres façons - sociologiques, économiques (et même graphiques et artistiques)... - de cadrer la BD.
Dans l’expérience de Coconino, nous avons choisi de garder le contact avec le médium natif de manière beaucoup plus soutenue. Comme le dit McLuhan, le contenu du nouveau médium est toujours un autre médium.
Rien n’empêchait que ce fût la bande dessinée traditionnelle. Nous n’avions pas les moyens techniques de programmer une nouvelle forme de BD, mais était-ce si important ? Dans un premier temps, la BD « à la papa » nous permettait de poser nos repères, d’évaluer les caractéristiques très inhabituelles de ce nouveau moyen de montrer, d’écrire, de distribuer nos images. De fait, ces repères avaient été posés spontanément, le soir où Josépé et Guillaume avaient transformé notre page d’accueil en journal des années 1900. Comme on sait, le comic strip est né pendant la guerre commerciale que s’étaient livrés Pulitzer et Hearst entre 1895 et 1905 ; ce rapprochement nous paraissait donc adéquat, mais surtout, la métaphore nous offrait un véritable bouquet cohérent de solutions pour les problèmes d’interface, de présentation, de graphisme et de scénarisation du site.

D’un coup, nous nous retrouvions avec une idée très précise de la couleur de fond (vieux papier jaune ivoire), du type de caractère à utiliser, du genre d’image à mettre en première page, du nombre de rubriques possibles, et même de la forme de présentation de nos BD (privilégiant le strip en noir et blanc). Mieux, nos futurs lecteurs se retrouveraient automatiquement équipés de la même grille de lecture !
En réalité, notre ambition de départ - créer un hebdomadaire de bande dessinée sur le net - constituait déjà une métaphore venue du papier. Nous aurions pu choisir une option tout à fait différente : travailler six mois pour faire un site et le mettre à jour de manière aléatoire par la suite. Je suis persuadé que ça n’aurait rien donné. Nous ne le formulions pas comme ça à l’époque, mais la métaphore de l’hebdomadaire nous a permis de donner un sens tout à fait précis, rigoureux et exploitable à cette notion souvent mal contrôlée de « mise à jour » du site.
Pendant l’année et demi où l’essentiel du travail de traitement des images et de design du site reposait sur Josépé, notre problème de survie s’est posé, grâce à la métaphore du « Webdo », sous cette forme claire et étonnamment robuste : survivre une semaine de plus.

Depuis lors, chaque fois que nous avons eu à développer de nouvelles fonctions ou de nouvelles zones dans le site, nous recherchons la métaphore adéquate. Ainsi, quand il nous a fallu créer une zone de stockage pour nos archives, nous avons construit l’Expo Coconino, sur le modèle des foires internationales : un ensemble de pavillons thématiques. Au lieu de se perdre dans des listes de répertoires, nos visiteurs pourraient musarder dans des images spatialisées. Du point de vue mnémotechnique, l’Expo offrait au visiteur une meilleure chance de se souvenir des endroits intéressants ou restant à découvrir. Et une nouvelle image inattendue les attendait à chaque clic : l’expérience était proche de la BD, et de certains jeux PC. Le contenu d’un médium est toujours un autre médium...
Les stratégies qui partent de définitions formelles du médium (comme celle de McCloud) tendent à isoler et durcir un seul plan constitutif du médium aux dépens de tous les autres. Par contraste, nos métaphores suggèrent des échafaudages familiers qui permettent de connecter entre eux nombre de plans hétérogènes, ou pour dire autrement, de résoudre plusieurs problèmes différents en une fois.
Au lieu de travailler « en laboratoire », sur un espace qui n’évolue que quand on lui apporte un problème nouveau à résoudre, les métaphores nous connectent à un milieu pragmatique qui génère sans cesse de nouveaux problèmes et suggèrent des solutions « organiques » à ces problèmes émergents.
L’expérience de Coconino montre que ces métaphores sont évolutives : elles réagissent à toutes les dimensions qu’elles coordonnent. Parfois les coutures craquent et exigent une refonte complète de la structure. En moyenne cela se passe deux fois par an, chez nous. Ce phénomène montre que notre approche est bien en prise sur quelque chose, qu’elle ne tourne pas en rond. Nos métaphores opératoires sont très révélatrices des dimensions cachées de l’espace BD/i.

les dimensions cachées

« C’est pour celte raison que l’estampe et les bandes dessinées constituent une utile préparation à la compréhension de l’image de télévision. Toutes trois sont très pauvres en information visuelle et en détails cohérents. Les peintres et les sculpteurs, par contre, peuvent facilement comprendre la télévision parce qu’ils sentent qu’une intense participation tactile est essentielle pour apprécier l’art plastique. »
Marshall McLuhan, Pour comprendre les média.

lumière
Pour les jeunes dessinateurs qui font le site Coconino World, le fait de travailler graphiquement avec la lumière d’un écran dans des conditions de très faible définition (72 dpi) est devenu une évidence. Ce que McLuhan avait pressenti en voyant les dessins animés envahir la télévision des années 50 et 60, est encore plus vrai avec Internet il y a une plasticité cool dans ce médium qui se marie parfaitement avec celle de l’estampe, du dessin humoristique, de la bande dessinée. Au tout début de notre histoire, la première rencontre de Josépé avec l’environnement html avait pourtant été des plus douloureuses : le texte foutait le camp de partout, les frames (cadres) recomposaient la page à leur guise ; avec les ascenseurs, la mise en page des fenêtres devenait liquide. Un cauchemar !
D’habitude, les designers de sites ne s’en formalisent pas trop - ils font avec. Pour un auteur amoureux de la mise en page sur papier comme Josépé, il était inimaginable de laisser la version du navigateur décider de la « gueule » de la page. Exit les frames et le texte html : nous avons opté pour le tout image, et pour des fenêtres sans ascenseur. Une fois l’environnement solidifié, on pouvait commencer à travailler. Josépé et Pat Cab construisent toujours le site en dessinateurs de BD : ils jouent avec les cadres, les titres et les fenêtres de l’environnement html comme Herriman jouait avec la titraille grisâtre des journaux dans lequel il publiait son Krazy Kat : en créant des chocs plastiques, des évidences fortes et assumées.
De son côté, Doumé Bertail, l’éditorialiste graphique du site, est passé maître dans l’art de sculpter ses images dans la lumière de l’écran. Il s’est rendu compte que leur impact augmentait de façon sensible quand les sources lumineuses étaient présentes dans l’image. Depuis, il applique le même principe sur le papier : la lumière d’Internet est entrée dans ses bandes dessinées. Curieusement, on retrouve chez lui des choses qui rappellent les premières années de l’impression couleur, quand les Maxfield Parrish, Howard Pyle et Norbert C. Wyeth découvraient la lumière très particulière du procédé Ben Day. Cette rencontre d’un groupe de dessinateurs avec la lumière du net fait apparaître une de ces dimensions cachées évoquées plus haut. L’espace BD/i recèle d’infinies possibilités qui n’apparaîtront qu’à travers des combinaisons empiriques avec des pratiques, des savoirs, des expériences particulières. L’approche formelle n’a aucune prise sur ces questions là.

voyage
En septembre 2001, quatre jeunes dessinateurs de l’Ecole de Strasbourg (Lucie Albon, Tian, Lisa Mandel, Sylvain Moizie) sont partis pour sept mois au Cambodge. Nous leur avons proposé de nous envoyer leurs carnets de bords, leurs images, leurs impressions. Pat Cab s’est chargé de réceptionner les enveloppes, et de les intégrer sur le site. Avec un retard assez important, les « Quatre du Cambodge » ont pu retrouver leurs images à partir d’un cybercafé local. Voilà typiquement une expérience inimaginable sans Internet. Il y a-t-il révolution formelle ? Difficile à dire. Il y a certainement quelque chose de très particulier dans ce bric-à-brac aquarellé et lumineux, quelque chose qui ne passerait pas dans un livre. Savoir si un jour quelqu’un en tirera les éléments d’un langage...

linéaire infini
Alors que j’essayais de lui faire part de l’état de notre réflexion sur Internet, le directeur des éditions Dargaud [3] s’est exclamé un jour, « D’accord, je comprends ce que vous cherchez à m’expliquer : Internet, c’est un linéaire infini ! Cela dit, je ne vois pas très bien ce que ça peut m’apporter ! »
La formule du « linéaire infini » exprime parfaitement l’une des dimensions cachées d’Internet - sa profondeur brute. Le stockage de l’information est tellement bon marché qu’on peut pratiquement le considérer comme gratuit. Cette dimension est probablement la plus importante de toutes celles qui nous restent à découvrir et à exploiter dans la BD/i.
Depuis quatre ans, nous publions chaque semaine de nouvelles pages sur Coconino, ce qui implique de très fréquentes transformations d’échelle, qui ont des répercussions sur la structure du site. Au départ, le Webdo se contentait d’une zone d’archive ; suite à un premier trop-plein, nous avons ajouté une seconde zone : l’Expo Coconino. Dès la première année, nous avions publié nos premiers récits « historiques » (et libres de droits) : deux histoires de Wilhelm Busch, l’inventeur des célèbres Max und Moritz. Cette ressource devenant de plus en plus intéressante à nos yeux, nous avons donc créé la zone Coconino Classics. C’était, je crois en 2001. Le site possédait désormais trois grandes zones : Webdo, Expo et Classics.
Perpétuant la même logique folle, Coconino World est aujourd’hui une plate-forme multi-sites qui d’ici un an devrait accueillir une trentaine de sites d’auteurs en plus des zones qu’elle développe en propre.
Devant une telle progression quantitative, on est en droit de se poser des questions de tout ordre, Notamment des questions qualitatives. J’en reviens à ce thème qui n’a cessé de me guider tout au long de cet article, celui de la plus-value formelle. Notre linéaire infini, je l’espère, nous permettra d’établir les conditions de possibilités propices à des fonctionnements novateurs. La profondeur d’Internet nous permet notamment d’inviter nos auteurs à créer en masse leurs propres sites personnels, et donc à faire fructifier dans autant de directions différentes l’expérience accumulée par le groupe. Pour que ce processus ait une chance de « prendre », nous nous efforçons de leur transmettre un élément qui a été vital pour nous : les sites d’auteurs doivent être vivants - comme l’est Coconino. Ils ne peuvent se figer, comme tant d’autres, dans l’attente d’une grande « mise à jour » éventuelle. Il est nécessaire d’intégrer la dynamique d’une évolution régulière dans leur fonctionnement même, le site doit, en quelque sorte, s’auto-produire et s’auto-motiver.
Le site d’auteur nous paraît être le format BD/i émergent le plus neuf et le plus important à l’heure actuelle. L’auteur est le premier intéressé, puisqu’il s’agit d’affirmer son existence sur Internet d’une manière qui mette en valeur son travail, ses idées, sa personnalité : même s’il ne rapporte rien directement, le format est donc attractif pour le producteur ; gageons qu’il saura se montrer attractif au « consommateur ». Tenant de la Home Page et du microcosme scénarisé, le site d’auteur a tout ce qu’il faut pour jeter les bases d’un nouveau genre, sinon d’un nouveau médium. Les sites d’auteur existent depuis les débuts d’Internet, mais la plate-forme Coconino et le contexte d’Angoulême réunissent un ensemble de conditions unique au monde. Bien sûr, il est encore beaucoup trop tôt pour en mesurer les potentialités ; on peut néanmoins s’attendre à cette redistribution complète des cartes qu’on appelle un changement de paradigme : quand un nouveau médium apparaît, il transforme notre perception de tout ce qui s’est passé jusqu’à lui.
Qu’est-ce qui nous paraîtra pertinent demain dans les expériences d’aujourd’hui ? Nous ne pouvons le savoir. Mais nous pouvons créer les conditions pour que cela émerge ici plutôt qu’ailleurs. C’est la philosophie de Coconino World.

tous les joueurs gagnent !

Dès le départ, nous avons fondé notre expérience sur l’idée d’un jeu à somme positive ; les auteurs qui participent (une trentaine environ) disposent aujourd’hui d’un véritable book sur Internet dont les retombées en termes économiques sont déjà importantes pour eux. Ils existent sur le Net, et se sont familiarisés avec le médium. Les « permanents », quant à eux, ont acquis une expertise enviable dans le domaine du design graphique, de la gestion structurelle d’un portail multi-site, du traitement des images, de la programmation Java et php, et j’en passe... tout en restant les excellents dessinateurs qu’ils étaient au départ !
Pour les instances qui nous aident, le contrat moral est bien rempli aussi : Coconino World ouvre une fenêtre sur la création à Angoulême à travers un site dont la qualité générale, la profondeur ; est sans commune mesure avec ce que pourrait mettre en place une institution, aussi performante soit-elle. Notre taux de fréquentation ne cesse d’augmenter, et nos visiteurs viennent de plus de 50 pays. Mieux : tous les retours prouvent que notre public est essentiellement composé de professionnels de l’illustration, de la BD, de l’édition qui partagent notre passion pour le passé, le présent et le futur de la bande dessinée et de l’image narrative. Ils ont compris qu’ils étaient chez eux.

Thierry Smolderen avec Josépé, Pat Cab, Doumé Bertail, Laurent Bourlaud, Jean-Manu Vermot Desroches, François Boudet et tous les autres...
www.coconino-world.com

Cet article est paru dans le numéro 8 de 9e Art en janvier 2003.

[1] La nouvelle adresse est désormais 11 Rue St Etienne
16000 Angoulême.

[2] Je l’emprunte à un domaine assez nouveau, celui de l’étude des changements socio-technologiques. Cf. Wiebe E Bijker, Of Bicycles, Bakelite and Bulbs, towards a theory of socio-technological change, MIT Press, 1997.

[3] Durant la première année d’existence de Coconino, nous avions porté le projet sans un centime de budget. Dargaud nous ayant aimablement accueilli sur son portail, nous nous retrouvons donc à discuter de ces choses avec la direction.