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l’empire des passions

Après Taniguchi évoquant Natsume Sôseki dans Au temps de Botchan, nous pouvons maintenant découvrir le portrait de Katsushika Hokusai, cet autre artiste majeur, tel que l’avait brossé Kazuo Kamimura (1940-1986), dans un récit que les éditions Kana proposent en trois volumes (le deuxième vient de paraître). On sait que l’on doit au « vieillard fou de dessin » la paternité du vocable manga, même si l’œuvre à laquelle il avait donné ce nom n’avait guère de rapports avec la bande dessinée. Il était intéressant de voir de quelle façon un mangaka moderne allait honorer la mémoire du vieux maître.

C’est un Hokusai vieillissant, en effet, que l’on voit dans Folles Passions, un artiste solitaire dont le ménage est tenu par sa fille O-ei. Mais le personnage central de l’histoire est en réalité son disciple, Sutehachi, qui est un être de pure fiction. Dédaignant les sentiments qu’O-ei a pour lui, Sutehachi se prend de passion pour O-shichi, la fille du marchand de légumes, qu’il initie à l’amour.

Plus que les principes de son art, c’est le (mauvais) caractère d’Hokusai qui est mis en relief, et les aspects les plus singuliers de son comportement : son refus d’exécuter certaines commandes, ses lubies de déménagement (jusqu’à trois fois dans la même journée). Le maître a malgré tout une certaine dignité, qui fait absolument défaut à Sutehachi. Ce dernier, qui ne peint que des images érotiques, est adepte des calembours et des beuveries ; sa gestuelle et ses mimiques sont caricaturales. À travers les destins croisés d’O-ei et d’O-shichi, Kamimura propose aussi deux très beaux portraits de femmes.

© Kana (Dargaud-Lombard, SA).

Le premier volume me semble le plus intéressant, parce qu’il manifeste une conception dualiste du récit, développée de façon systématique à travers une série d’antithèses. Le grand âge et la jeunesse. Hokusai, l’artiste intransigeant, vs Sutehachi, le mercenaire de l’art. O-ei, la femme résignée, toute en intériorité et en retenue, vs O-shichi, qui, dans sa quête du plaisir, ira jusqu’au bout, jusqu’à l’avilissement et la mort. La passion du dessin, en tant qu’elle s’oppose à cette autre folie, la passion des sens (c’est le sens qu’il faut donner au titre du manga).

Et le traitement graphique renchérit sur cette logique des contrastes. Tantôt Kamimura mime les estampes dans ce qu’elles ont de plus délicat, se fait poète pour célébrer les flocons de neige, la floraison des pruniers et des cerisiers ou le chant du rossignol ; tantôt il verse dans la caricature, l’excès, la gesticulation bouffonne. Ce genre de tension entre des esthétiques qui nous semblent contradictoires n’est pas exceptionnelle dans les mangas, mais ici elle est au diapason du sujet, elle semble justifiée par la structure de l’œuvre.

Il en résulte nombre d’évocations puissantes, de scènes à la fois subtiles et fortes, notamment dans les étreintes charnelles, qui sont l’une des spécialités de Kamimura.

Il est intéressant de rapprocher ce manga du bel album de François Place, Le Vieux Fou de dessin (Gallimard jeunesse), dans lequel Hokusai était également évoqué à travers le regard d’un apprenti.