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un maître à dessiner : Egon Schiele

Je reviens de Vienne, où j’ai donné deux conférences à l’invitation de l’Institut français. L’occasion était trop belle de revoir la peinture d’Egon Schiele. L’essentiel de ses tableaux étaient autrefois au Belvédère ; ils sont maintenant au musée Léopold, situé dans le Museumsviertel aménagé il y a une dizaine d’années. Par chance, il m’a été donné de voir, en plus des tableaux, plusieurs dizaines d’aquarelles magnifiques et très rarement montrées, temporairement sorties des réserves à l’occasion de l’exposition Verborgene Schätze der österreichischen Aquarellmalerei (jusqu’au 24 mai).

L’art d’Egon Schiele m’a été révélé très tôt et m’a aussitôt inspiré une véritable passion. Il y a trente ans, j’avais conçu le projet d’écrire un scénario inspiré de sa vie, et plus particulièrement du fameux épisode de son séjour à la prison de Neulengbach, en 1912, pour outrage à la morale publique. Mais je n’avais pas réussi à trouver de dessinateur…

Certaines sensibilités peuvent, sans doute, être réfractaires aux aspects morbides, convulsifs ou provocants des œuvres de Schiele. Mais je ne vois pas comment un amoureux du dessin pourrait ne pas être saisi d’admiration devant l’extraordinaire sûreté de son trait aigu et sa façon unique de traiter l’anatomie du corps humain en usant d’angles inédits, de postures insolites, en faisant saillir les muscles sous la peau et le squelette sous les muscles, en jouant de la maigreur, du regard et de la carnation (qu’il traite souvent dans une gamme de jaune, rouge et vert) pour exprimer le tragique de l’homme jeté nu dans le monde, aux prises avec le désir, la folie et la mort.

Il n’est donc pas surprenant que plus d’un dessinateur de bande dessinée ait été profondément impressionné par cet art. À Dominique Petitfaux, qui lui demandait quels avaient été les peintres importants pour lui, Pratt répondait en premier lieu : Holbein, Klimt, Egon Schiele (De L’autre Côté de Corto, p. 157). De fait, on peut sentir l’influence du Viennois dans la production du Vénitien ; elle se marque d’ailleurs moins dans le trait lui-même que dans l’intensité donnée à certains regards et dans l’élongation des corps.

Nicolas de Crécy, lui aussi, fait paraître Schiele en bonne place dans son « musée imaginaire » et reproduit quelques pages de ses carnets de croquis (cf. la Monographie parue à l’An 2 en janvier 2003, p. 63). À l’enseigne de la « laideur relative », il mentionne Schiele aux côtés d’Otto Dix et de George Grosz ; tous trois auraient en partage « un graphisme radical pour décrire un monde en crise, avec une brutalité esthétique dérangeante, mais salvatrice ». C’est surtout dans Léon la Came que de Crécy a repris cette radicalité et cette brutalité à son compte. Dans cette comédie grinçante, on remarque, en particulier, une manière typiquement schielienne de concentrer la mise en scène du corps sur ses parties les plus expressives, que sont le visage et les mains.

Léon la Came, scénario de Sylvain Chomet, 1995. © Casterman
Ci-dessus, de Crécy ; ci-dessous, Schiele.

L’écho des leçons de Schiele se retrouve aussi, il me semble, diversement, chez des dessinateurs tels que Bill Sienkiewicz, Dave McKean, Frank Pé ou Yslaire.

Toutefois, c’est sans doute Frédéric Bézian qui paraît son héritier le plus direct, non parce qu’il le copie, mais parce que son tempérament expressionniste le conduit, lui aussi (notamment dans la trilogie d’Adam Sarlech et dans Chien rouge chien noir), à désarticuler les corps, à en faire des sortes de marionnettes électrisées. On peut se sentir vrillé par son dessin comme par celui de Schiele, le ressentir physiquement, nerveusement, presque comme s’il s’agissait d’incisions pratiquées dans notre propre chair. L’œuvre de Schiele semble nourrie de la prémonition de cette mort qui allait l’emporter à l’âge de vingt-huit ans.
Grand dessinateur et remarquable metteur en espace, Bézian sait, lui aussi, nous emporter dans sa danse macabre et proposer des images qui fascinent autant qu’elles inquiètent.

Ci-dessus, Schiele ; ci-dessous, Bézian (© Les Humanoïdes associés)

N’était l’impression de solidité que dégage ce grand gaillard tellurique aux allures de templier qu’est Frédéric, on croirait volontiers que le dessin est pour lui une sorte de possession, de transe qui laisserait tout autre exangue. Mieux que quiconque, il distille dans la bande dessinée quelque chose de cette « beauté convulsive » qu’appelait Breton à la fin de Nadja et dont Schiele, déjà, était le plus saisissant des ambassadeurs.