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le deuxième monde du neuvième art

Jean-Philippe Martin

[janvier 2003]

Comment restituer une image du paysage web francophone de la bande dessinée qui ne soit pas tronquée ? Même bornée aux seuls sites d’information l’entreprise n’est pas aisée, car si le paysage est foisonnant, il n’en est pas moins nébuleux.
Article paru en janvier 2003.

Le réseau des réseaux a largement privilégié l’expression libre et l’échange d’opinions et a enfanté de nouvelles communautés réunies autour d’idées et de passions à faire partager. Une des professions fondamentales de la toile est donc la publicité (au sens étymologique du terme), la médiatisation d’informations. Corrélativement, l’Internet offre une plate-forme d’interprétation capable d’englober tous les autres médias et de les jouer ensemble. À côté d’autres formes d’expression, l’Internet est un espace de création à part entière, stimulé par sa spécificité : l’interactivité. Les sites de bande dessinée occupent donc deux grandes positions inégales sur la carte des emplois de l’Internet. Les uns convoient de l’information sur la bande dessinée, les autres donnent à lire de la bande dessinée.
Je ne m’intéresserai ici qu’aux premiers, qui sont aussi les plus nombreux. L’offre est en effet pléthorique et a connu une croissance phénoménale en l’espace de quelques années, même si nous ne sommes pas loin de rejoindre Harry Morgan lorsqu’il écrit que « la quasi-totalité de ce qui est proposé gratuitement au lecteur sur le réseau [est] d’une qualité épouvantable » [1]. On y trouve des sites d’information généralistes, qui vont de la page personnelle [2], façonnée artisanalement jusqu’au site professionnel déployant d’autres moyens : 80 Mo [3], serveur web... [4] ; des sites thématiques et/ou d’études, jusqu’aux sites d’éditeurs. Viennent enfin les sites consacrés aux auteurs (les sites réalisés par les auteurs ou par des fans avec la bienveillance des auteurs ou à leur insu).

autoroutes d’informations

À l’instar de nombreux sites américains dont ils se sont largement inspirés, certains sites repérés sur le web francophone font déjà figures d’institutions pour leur durée (ce qui est rare) et parce qu’ils ont contribué à fournir des modèles qui inspirent aujourd’hui une grande partie des sites visitables. Ainsi l’interface du site généraliste UniversBD, site non professionnel de Patrick Albray, présent sur la toile depuis 1996, a-t-elle servi de formule dans la construction d’un magazine d’information conçu pour le net.
UniversBD qui, c’est un symbole, naît alors que meurt (À suivre), n’a pourtant rien de très d’original. La démarche d’Albray pour son « Magazine mensuel d’information numérique » - comme il le désigne - consiste à accommoder les recettes éprouvées de la presse papier au nouveau médium. Potins sur la vie de l’édition, passage en revue des nouveautés, assorti de quelques reproductions de couvertures et de pages, font la plus grande part des rubriques de chaque numéro, auxquelles s’ajoutent des dossiers thématiques sur des sujets particuliers, de courts entretiens avec des auteurs, sans oublier la connivence avec les internautes : un chat, un forum de discussion - espace de convivialité où l’on vient échanger sur tout et n’importe quoi - et enfin une liste de liens (renvois vers d’autres sites BD). Les notes sont brèves, efficaces, le sommaire est renouvelé régulièrement. Cela suffit au succès d’UniversBD. Proposée à l’abonnement aux internautes presque dès le lancement, la liste de diffusion du site accueillera rapidement plus de mille inscrits. Aujourd’hui la fréquentation mensuelle est estimée à plus de 50 000 pages vues. Depuis, beaucoup marchent sur les brisées du « grand ancien », comme BDscope, BDselection - qui accueille quelques signatures de la presse papier -, BrusselsBDtour, pour ne citer que les plus intéressants.

Comme il se doit dans l’univers numérique UniversBD a déjà son clone, BDParadisio, administré par Catherine Henry et Alexandre Baudoux, soutenu par des librairies bruxelloises. Un site amateur créé en 1998, dont l’équipe d’une dizaine de passionnés est structurée comme celle d’une véritable rédaction. Aux rubriques désormais classiques d’UniversBD s’ajoutent des biographies d’auteurs, des concours, des élections, des quiz, ainsi qu’un recueil des chroniques, critiques et avis des internautes sur l’actualité éditoriale (toutes rubriques qui ont depuis fait leur entrée sur UniversBD).
On regrettera toutefois sa dévotion à l’égard de quelques éditeurs. La réussite de l’entreprise d’Albray repose foncièrement sur une bonne intelligence de quelques lois fondamentales de l’Internet. Tout d’abord le renouvellement rapide de l’information, primordial pour inciter à de fréquentes visites.
A l’instar du journal télévisé, un site d’information exige une régénération quasi quotidienne. Un rythme difficile à tenir, surtout lorsqu’on est seul pour animer un magazine. Aussi Albray mise t-il sur sa liste de diffusion pour alerter sur les mises à jour et assurer ainsi les visiteurs de ne venir que lorsque cela en vaut réellement la peine. Tout en s’efforçant à de minimes réaménagements dans l’affichage des nouveautés, aidé en cela par une deuxième règle : les textes longs et fournis étant fastidieux à lire sur écran, le volume d’un article ou d’une rubrique ne peut excéder quelques milliers de signes (ce qui ne veut pas dire que l’on est condamné à ne lire que des télégrammes. Il existe bien sûr des textes longs que l’on peut télécharger, ou imprimer pour un meilleur confort de lecture). On acceptera donc que les informations tiennent en quelques mots, ce qui en favorise le renouvellement. Enfin, comptant habilement sur la réactivité des internautes, qu’avive un sentiment d’appartenance à une communauté, il les invite à nourrir eux-mêmes UniversBD de leurs réactions, leurs chroniques, leurs informations.

cyberpresse

Qu’il s’agisse d’UniversBD ou de ses épigones, nous sommes en présence d’initiatives bénévoles. Le succès rencontré ne pouvait toutefois pas manquer d’inspirer des démarches plus professionnelles, surtout avec l’essor de la « nouvelle économie » pour laquelle le moindre secteur d’activités du net est apparu un temps comme un marché potentiel à prendre et à tenir. Petite start-up soutenue par les éditions Casterman, [asuivre.com] est le premier magazine professionnel spécialisé dans la bande dessinée. Créé par Alok Nandi, celui-là même qui a conçu le remarquable Urbicande.be, le site de Benoît Peeters et François Schuiten, [asuivre.com] ne diffère d’UniversBD qu’en ce qu’il bénéficie de moyens autrement plus importants qui permettent à Nandi de proposer un rédactionnel à la démarche journalistique plus affirmée et surtout de mettre en œuvre une arborescence plus fine, un « design » utilisant des ressources informatiques plus performantes, notamment dans le rendu des images reproduites, ainsi que des séquences animées. Malgré sa prétention au pluralisme [asuivre.com] qui a du mal avec un tel titre à ne pas demeurer perçu comme le site des éditions Casterman, dont il assure d’ailleurs la publicité - ne parvient pas à s’imposer comme une référence.

Il aurait pu en aller tout autrement avec l’expérience Comicsworld. Ce site dont la vie n’aura pas excédé un an (juillet 2000-juillet 2001), a jeté les bases de ce que pourrait être une revue quotidienne cybernétique professionnelle. Comicsworld est né à l’initiative d’une société de développement de sites (MKM) bénéficiant du financement d’actionnaires dont Embassy France, une entreprise spécialisée dans les textiles imprimés aux motifs de bandes dessinées. Une équipe de journalistes spécialisés permanents, dirigée par Benoît Mouchart, permettra au site de présenter une information réellement renouvelée chaque jour et de s’ouvrir largement aux bandes dessinées étrangères ou anciennes et aux univers connexes (film d’animation, jeux...). On y voit donc toute l’actualité, des chroniques d’albums, des dossiers thématiques, des reportages « sur le terrain » à la Web-cam ou profitant d’importantes ressources vidéo... Jouissant d’un réseau de relations très fourni, la remontée d’information y demeurera impressionnante, au diapason de vraies compétences rédactionnelles qui autorisent des textes bien plus nourris que d’ordinaire sur la toile.
Malheureusement, faisant les frais d’un fonctionnement qu’aucun revenu n’équilibrait (peu de publicité, aucune politique commerciale), Comicsworld sera une des victimes de la crise de la « Net economy ». C’est d’ailleurs un paradoxe auquel se heurtent actuellement les initiatives de même nature : bien moins coûteux à réaliser qu’un magazine papier et assuré d’une plus large audience, un magazine ne peut cependant pas être rentable ; il ne perdure que si son développement repose sur des financiers qui n’en attendent aucun profit direct. C’est le cas de la plupart des éditeurs de bande dessinée, qui, en l’espace de quelques années, après un démarrage on ne peut plus frileux ont raccroché leur wagon au TGV Internet. Si certains limitent leur contribution à une présence obligée (il faut être sur Internet), d’autres en revanche font montre d’un réel investissement qui passe la simple démarche publicitaire (dans l’acception usuelle de l’adjectif) : Dupuis, Delcourt, Soleil Productions ont manifestement fait le pari du Web, et certains petits éditeurs ont même fait de leurs sites une véritable continuation de leur démarche éditoriale, à l’exemple du remarquable site des éditions Fréon (désormais rebaptisées Frémok, au terme de leur fusion avec Amok).
Néanmoins un engagement « désintéressé » dans une revue professionnelle peut éventuellement venir de partenaires plus institutionnels. Précisément, quelques mois après la fin de l’aventure Comicsworld un nouveau site professionnel a vu le jour, labd.com Plus prudent que son devancier (rigueur oblige), ce « portail de la BD » est le fruit d’un regroupement entre deux institutions angoumoisines engagées dans la défense et la promotion de la bande dessinée (le FIBD et le CNBDI) et le groupe de presse Sud-Ouest.

les encyclopédistes

Autre atout du Net : les impressionnantes capacités d’archivage d’un site qui permettent, au contraire d’une revue papier, de disposer d’une entrée vers toutes les anciennes rubriques poussées à la trappe par les plus récentes. Elles peuvent demeurer accessibles très longtemps et comporter des textes de longue haleine ou des images en grand nombre. De la sorte, le contenu global du site s’enrichit progressivement et demeure attractif pour les nouveaux visiteurs. Aussi certains ont-ils vu dans ce formidable réservoir à documents matière à satisfaire la passion encyclopédiste de nombreux amateurs de bande dessinée. Encyclobd est précisément le site qui conduit le plus loin cette logique. L’initiative en revient au bédéphile belge Alex Commans. Dès 2001 celui-ci commence à mettre à la portée des internautes une partie de ses archives. Notices liminaires sur des albums, des auteurs, des éditeurs, et surtout couvertures d’ouvrages numérisées et photos d’objets alimentent un site qui se targue, trois mois après son lancement, de près de deux millions de visites !
Un résultat tel que Commans doit alors remanier son site pour l’adapter à la demande et définit de nouvelles ambitions, cette fois plus commerciales (commission sur des transactions, impression à la demande, transfert de données...). Il faut dire que la banque de données d’Encyclobd est proprement ahurissante : 43.000 couvertures d’albums européens américains ou asiatiques y sont reproduites et 7.500 séries, 7.000 auteurs, 2.000 adresses et plus de 1.000 éditeurs y sont répertoriés. Le tout majoré de reproductions de dizaines de milliers d’objets ! Ne craignant pas de se proclamer « le portail le plus complet », Encyclobd avance des arguments qui lui valent d’être consulté par une large partie des amateurs de bande dessinée : depuis le néophyte à la recherche d’une information pratique jusqu’au collectionneur compulsif, en passant par le chercheur désireux de s’assurer d’une référence.

À côté de cette grande bédéthèque virtuelle coexistent de semblables initiatives mais de dimensions plus modestes, parfois nourries par les internautes eux-mêmes. Citons pêle-mêle : la banque de données plutôt fiable, destinée aux enseignants, bibliothécaires et chercheurs, du Centre de documentation pédagogique de Poitou-Charentes, L@bd, ou bdoubliees où l’on peut retrouver des descriptions assez complètes de revues récentes, de petits formats, de bandes dessinées qui ne sont plus disponibles en librairie.
Comme ce qui sépare la bibliothèque de la librairie ne tient qu’à une distinction d’usage, la mise en ligne de ces données favorise aussi le négoce sous toutes ses formes. Sites de ventes aux enchères et librairies en lignes se sont ainsi multipliés. Structure professionnelle, Bdnet est LA librairie spécialisée de l’espace francophone avec ses 17.000 références qui lui permettent de capter environ 10% des cyberventes de bande dessinée. Sa copieuse base de données et son agressivité commerciale en ont même fait un prestataire de services pour de nombreux sites d’informations, dont il assure les transactions de bandes dessinées. Malheureusement quand le magazine devient magasin, il est moins regardant sur la qualité des informations diffusées, et ne craint pas d’attribuer à Terry Moore les ouvrages d’Alan Moore.

le webzinat

Peu sensibles à l’appel de la rentabilité et à cent coudées de tout esprit marchand, beaucoup considèrent encore la toile comme le lieu propice aux échanges d’informations et d’idées. Gigantesque agora où quiconque peut prendre la parole, l’Internet entretient d’innombrables points de concorde avec « l’esprit fanzine » : grégarisme, expérimentation, libre expression, espérance de vie limitée, petits budgets. La toile est même incomparablement plus avantageuse : moyennant des frais minimes et des rudiments d’informatique, tout un chacun est en mesure d’éditer sa propre page et de la livrer gratuitement sur le réseau avec l’assurance qu’elle sera lue par quelqu’un. Il n’est pas surprenant qu’une partie des fanzines sur papier aient choisi de se décliner sur l’internet. On notera toutefois avec intérêt qu’il est difficile pour les fanzines ayant commencé d’exister sur papier, d’en proposer autre chose qu’un résumé électronique (PLG, Sapristi, Scarce...). Il en est pourtant qui ont décidé de donner une véritable réplique numérique à la version papier : en 1997, l’association Pressibus, animée par Alain Beyrand, transfère sur internet ses Cahiers Pressibus, fanzine d’études sur la bande dessinée publié depuis 1990. Usant habilement des ressources déjà énumérées (dont l’archivage de dossiers volumineux), le site Pressibus s’enrichit dans des proportions que n’autorise pas la formule papier, soumise à des obligations d’équilibre financier.
Même constat pour l’excellent site d’Harry Morgan, The Adamantine -reprise du fanzine éponyme - où les informations de fond, les analyses importantes évoluent à un rythme plus régulier. Peu importe que les rubriques de The Adamantine soient denses, difficile à parcourir en quelques instants, ici l’internaute sait qu’il dispose de temps pour en apprécier la saveur et la pertinence. La périodicité lente est rassurante pour les amateurs éclairés et les chercheurs. Armé des mêmes intentions et conscient que l’édition papier n’a plus de raison d’être, le site Du9 est le fruit d’un regroupement de lecteurs d’une bande dessinée « différente » de celle promue auprès du grand public. Se proclamant à la fois « dilettante et motivé », il s’emploie à diffuser une critique consistante de l’édition indépendante et de la bande dessinée d’auteurs sans se soucier le moins du monde d’être régulier.


A la fois convivial et pertinent, Du9 illustre bien l’esprit du « webzinat ». Désormais, créer un fanzine numérique est dans l’ordre naturel des choses, comme en témoignent les multiples sites et pages personnelles sur les mangas, les petits formats, XIII... impossibles à énumérer, difficiles à suivre, souvent naïfs, drôles, mais faisant aussi montre d’une réelle inventivité, et qui entretiennent l’esprit de curiosité à l’endroit de la bande dessinée.

Cet article est paru dans le numéro 8 de 9e Art en janvier 2003.

[1] Voir son « éditorial grognon » sur The Adamantine

[2] Ou page perso. II s’agit de pages réalisées à peu de frais, qui sont mises à la disposition des internautes par leurs auteurs.

[3] Méga-Octets : unité de mesure de la capacité en mémoire d’un ordinateur. Un Mo correspond à un million d’octets et un octet est l’unité minimale pour stocker un caractère.

[4] Service de distribution d’informations. Il est situé sur un puissant ordinateur et assure la liaison avec d’autres ordinateurs.