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les sortilèges de l’imprimé

Thierry Groensteen

[octobre 2004]

Dans l’imaginaire de David B., moins spectaculaire sans doute que les hordes de guerriers s’entretuant et les pirates courant à l’abordage, une veine parmi les plus fécondes est celle qui puise à la mythologie de l’écrit, du livre, de la langue et de leurs éléments constitutifs : signes imprimés, mots, encre, papier.

Le monde des livres démultiplie le monde réel, lui tend une infinité de miroirs, le rend plus intéressant à habiter et peut-être plus supportable. David B. l’arpente en se jouant de la frontière entre le domaine de la fiction et celui de l’érudition documentaire. S’il est fasciné par lui, David B. semble aussi l’appréhender comme un monde menaçant, dans lequel on ne plonge qu’à ses risques et périls. Le titre de l’un de ses premiers livres, Le Timbre maudit, évoquait le domaine de la correspondance, d’emblée placé sous le sceau de la malédiction. Sa dernière création, Babel, renvoie au mythe de la confusion des langues qui, dans l’interprétation la plus classique (il en est d’autres), est le châtiment infligé par Dieu aux hommes présomptueux qui s’étaient mis en tête de toucher jusqu’au ciel.


Les autres ouvrages dont les titres ont à voir avec l’univers de l’imprimé ne sont pas moins inquiétants. La lecture des ruines établit un lien entre ce « vice impuni », la lecture, et le délabrement, la dégradation, la destruction ; Le Livre somnambule fait surgir l’idée d’une perte de conscience. Ces menaces diffuses prennent des formes plus précises chaque fois que David B. élit l’un des éléments concrets de la culture de l’écrit comme motif d’une de ses fables. Ainsi l’encre noire, dont il fait si grand et bel usage dans ses dessins, est-elle généralement chez lui un liquide porté à envahir tout l’espace, à le noyer dans l’opacité et les ténèbres. Sur ce thème, le croquis intitulé « L’encre antipathique », que nous reproduisons ici d’après les carnets de l’auteur, a inspiré l’une des fausses couvertures du Livre somnambule, « La crue de l’encrier ». Le thème de la chute du personnage dans l’encrier se trouve par ailleurs développé dans ces mêmes carnets, sous la forme d’une histoire qui n’a pas été reprise et finalisée à ce jour.

Dans ce beau titre, La Lecture des ruines, il n’est peut-être pas interdit d’en lire un autre, identique à une lettre près : « La lecture des runes », du nom des caractères de l’alphabet utilisé jadis par les peuples germaniques. C’est bien un alphabet, en tout cas, que l’ingénieur Hellequin a mis au jour au gré de ses observations sur le front de la Première Guerre mondiale. N’affirme-t-il pas (planche 53) : « Il y a soixante-douze lettres à l’alphabet des ruines. [...] Je les ai retrouvées partout sur mon chemin dans les ruines, dans les positions des cadavres, dans les cicatrices des visages mutilés. » Et le savant fou d’expliquer un peu plus loin : « Dans ses profondeurs chaque lettre est une arme. Chaque nouvelle lettre tue la précédente. Elles ne construisent pas des mots mais des cadavres, chaque phrase est un massacre. Cette écriture se dévore elle-même. » Hellequin lit dans les ruines comme d’autres devins dans les entrailles d’animaux sacrifiés. Étrange délire, qui fait du champ de bataille le lieu d’inscription d’une prophétie (« Il n’y aura que des vaincus. Nous allons tous mourir. ») et qui assimile, fût-ce métaphoriquement, l’acte de lecture à un voyage au bout de l’horreur, dont témoignent les yeux enfoncés, bordés de nuit, proprement effrayants, du malheureux ingénieur.
Si, avec David B., l’alphabet peut s’écrire dans la chair des hommes, les mots sont, quant à eux, doués de vie, par conséquent mortels. Dans Lapin No.17, l’auteur prêtait à un mot un destin tragique habituellement réservé aux animaux : il était retrouvé mort au bord de la route.

Mais c’est dans l’objet livre, naturellement, que s’incarne au mieux la passion de David B. pour l’imprimé. La première planche du sixième tome de L’Ascension du Haut Mal montre le jeune dessinateur dans sa chambre d’étudiant, à Paris, au temps de l’École Duperré. Il se représente littéralement couché à plat ventre sur sa table de travail, dans une position qui paraît plus propice à la lecture qu’à la création graphique. Mais, justement, l’image suggère que les deux activités n’en font qu’une (« Je reste dans ma chambre à noircir du papier et à dévorer des livres »), ou du moins que la matière dont David se nourrit en « dévorant » les livres amoncelés en désordre derrière lui est aussitôt restituée − je dirais presque « recrachée » − sur les feuilles qu’il couvre fiévreusement de dessins (auxquels, quand il les regarde rétrospectivement, il avoue qu’il ne « comprend absolument plus rien »). Comme sous l’emprise d’une force qui le dépasse, le corps de David B. est, semble-t-il, le lieu d’un processus de « grapho-synthèse », d’une transmutation.

La fréquentation des livres est une fièvre, certes, une maladie qui menace de submerger et d’engloutir quiconque s’y livre sans retenue. « Tu vis comme un rat, toujours dans tes livres », susurre Monelle à l’oreille de Schwob dans Le Capitaine écarlate (p. 6). Le bureau de Raymond Abellio, dans L’Ascension..., t. 3, p. 23, et celui du capitaine Phillimore, dans La Lecture des ruines, p. 12, sont envahis par les livres, qui occupent tout l’espace disponible. Pour la mère de David, qui lui a écrit pour solliciter un rendez-vous, Abellio représente, comme Sartre et Beauvoir, l’incarnation d’une figure mythique, celle de l’intellectuel. De sorte que ces vignettes apparaissent plutôt comme la mise en scène du mythe (l’intellectuel vivant au milieu des livres) que comme la description d’un lieu réel. Quant à Phillimore, il est le chef d’un « bureau de renseignements » − et il semble acquis que pour David B. les renseignements ne se trouvent pas dans la réalité, mais entre les pages d’un livre ou d’un rapport.
Cette prolifération du papier imprimé conduit à l’image de la mer de livres, qui apparaît à plusieurs reprises, notamment dans la séquence terminale de L’Ascension du Haut Mal, t. 6. On se souvient de l’épicier d’Ici Même, le chef-d’œuvre de Tardi et Forest, qui se faisait traiter de « salaud » pour avoir tant lu, et dont le bateau sombrait avec toute sa bibliothèque. Chez David B., ce sont les livres eux-mêmes qui se transforment en vagues déferlantes sous lesquelles se noient leurs adorateurs : ainsi de Schwob dans Le Capitaine écarlate (p. 21), qui perd pied sous l’écroulement de sa bibliothèque. Après s’être enfoncé dans le « dédale de papier » de la librairie d’occasion tenue par M. Lhôm (dédale qui, pour le coup, évoquerait plutôt, dans un premier temps, les archives d’un Gaston Lagaffe), David entretient à sa propre bibliothèque une relation nouvelle et suspicieuse (Les Incidents..., No.3, pl. 61) : « [elle] me regardait comme si elle allait m’ensevelir ». M. Lhôm lui-même n’évoque-t-il pas le Déluge en foulant aux pieds une véritable mer de livres déchaînée (No.2, pl. 49) ?

De plus, certains livres sont piégés. Nous connaîtrons peut-être un jour l’histoire du « livre qu’on ne peut pas ouvrir », à laquelle il est fait allusion dans L’Ascension, t. 6, pl. 3 ; à moins que nous ne soyons victimes de « la revanche des invendus », cette scène cauchemardesque figurée dans Le Livre somnambule, qui représente un jeune homme obligé à lire, chaque membre de son corps contraint par un ouvrage qui l’enserre entre ses pages. Et cependant, en dépit de tous ces dangers, les livres suscitent la convoitise. Certains n’hésitent devant rien pour s’en emparer.

Offert aux adhérents et aux amis de L’Association pour l’année 1999, le Rab de Comix 2000 est un récit collectif élaboré sur le mode du cadavre exquis. C’est David B. qui ouvre le bal. Il représente un auteur de bandes dessinées entouré de livres, qui emplit de dessins les pages d’un gros cahier ouvert sur sa table. Par la fenêtre survient un cyclope géant qui lui vole le manuscrit, avant de se le faire dérober à son tour par deux petits monstres ovoïdes. De même, dans Le Capitaine écarlate, Schwob s’introduit-il nuitamment, par effraction, dans la « Bibliothèque générale de l’aventure », à la recherche de livres sur les pirates. Finalement, dans le paysage livresque pour le moins tourmenté que dépeint David B., la seule figure rassurante est celle du libraire. Il est « Lhôm », l’homme, être de chair au milieu d’un océan de papier, intercesseur érudit ayant réponse à toutes les curiosités, et qui ne décourage jamais ses clients, convaincu que, quel que soit l’objet de leur requête, « ça doit être quelque part ». Personnage central des Incidents de la nuit, le libraire apparaît comme une figure tutélaire et bienveillante, qui saura guider David dans sa recherche et le garder des périls.

Après L’Ascension du Haut Mal, ces Incidents de la nuit m’apparaissent comme la deuxième œuvre majeure de David B., la forme la plus achevée et la plus personnelle donnée jusqu’ici à ses hantises. Cette série, en cours de publication, a une genèse déjà longue et ancienne. Elle trouve son origine dans un rêve de 1993, relaté dans les premières pages. Presque aussitôt l’auteur du Cheval blême en ébauche une première version dans ses carnets. Un chapitre inaugural est publié dans la revue des éditions Amok, Le Cheval sans tête (No.4), en janvier 1995. Après ce faux départ, il faut attendre mars 1999 pour que le numéro un de cette série fasse son apparition dans la collection "Mimolette" de L’Association, suivi d’un numéro deux en novembre 2000 et d’un numéro trois en août 2002.
Les Incidents de la nuit sont le titre d’un « recueil d’histoires fantastiques basées sur des faits divers » publié périodiquement depuis 1829 et financé par une bande de truands. Le fondateur en serait un certain Émile Travers. Défiguré à Waterloo, ce bonapartiste acharné aurait gagné l’immortalité ; une lutte sans merci l’opposerait à Azraël, l’ange de la mort. Ce sont les pièces de ce puzzle, les fragments de ce destin, que David B. tente de rassembler au gré de ses recherches dans l’inépuisable fonds de M. Lhôm.
Les Incidents de la nuit jouent de l’ambiguïté à tous les niveaux. D’abord, l’auteur s’y met en scène comme dans L’Ascension... mais sa présence ne relève ici d’aucun « pacte autobiographique » : elle a valeur d’attestation du mythe, contribuant à nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Les Incidents de la nuit n’ont jamais existé, bien sûr, ils relèvent d’une fausse érudition bibliographique à la Borgès. Mais ils existent puissamment dans le réseau imaginaire que composent les livres de David B., faisant signe, notamment, vers l’importance du monde onirique et de ses visiteurs nocturnes.

En couverture, les trois volumes de la collection "Mimolette" sont respectivement datés du mercredi 1er février 1929, jeudi 1er mars 1829 et mercredi 1er septembre 1829, datation qui a pour effet d’introduire la confusion entre le récit de David B. et le périodique éponyme qui y tient une place centrale. De la sorte, David lui-même devient un personnage évoqué dans le document censé avoir déclenché ses investigations. Ne se rêve-t-il pas en être de papier (No.1, pl. 6), ne se représente-t-il pas victime de contorsions qui prêtent à son corps la forme d’une lettre géante, le N impérial (couverture du No.3), n’imagine-t-il pas que les façades des maisons sont des « étagères portant des livres de pierre ou de brique » ?

Chez David B., le monde n’est pas fait pour aboutir à un livre : il est guetté par un devenir-livre, l’univers du papier imprimé se révélant plus réel et plus puissant que l’autre. Le héros de cette traversée ne pouvait pas, sans doute, porter d’autre nom que celui de Travers.
Travers est-il vivant, David B. est-il mort ? Nous avons hâte de l’apprendre en lisant le prochain épisode.

Thierry Groensteen

(Cet article est paru dans le numéro 11 de Neuvième Art en octobre 2004.)

les livres de David B.