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le rêve : un embrayeur pictural

Jacques Samson

[octobre 2004]

Quand on s’y arrête de près, il apparaît que la démarche de David B., son impulsion créative même, s’articule autour d’un paradoxe où s’entremêlent très étroitement les deux courants d’inspiration majeurs que sont la voix fictionnelle et la voix autobiographique. Pour dire les choses autrement, la part la plus visible de son œuvre semble clairement concernée par l’autobiographie alors qu’en réalité, elle est abondamment tributaire d’un imaginaire pur.

L’une des toutes premières publications d’importance de David B., Le Cheval blême [1], s’est d’emblée inscrite au cœur de cette problématique. L’ouvrage semblait appartenir à la mouvance « diariste » (l’auteur dépeignant ses propres rêves, souvent très méticuleusement datés), alors que, plus significativement peut-être, il donnait la part belle à l’un des plus puissants embrayeurs imaginaires qui soit : l’onirisme. D’un côté donc, David B, partait résolument de lui, de son expérience personnelle, pour aborder la bande dessinée, tandis que, de l’autre, comme en une parade empreinte de retenue, il occultait largement cette particularité sous le couvert du rêve. Car, si ce n’est pour exprimer toute l’ambivalence d’un cacher-montrer quand il parait malaisé de s’engager tout net dans la création artistique, comment voir autrement ce choix de transcrire ses rêves en dessins ? Et, du reste, a-t-on jamais vu plus singulier ouvrage que ce Cheval blême ? Qui, dans la littérature ou dans le cinéma par exemple, aurait songé à livrer aussi nûment au public des notations de rêves ?
Il est légitime de penser que, en plus d’apaiser un probable besoin de pudeur (malgré tout ce que les six tomes de L’Ascension du Haut Mal peuvent laisser croire), David B. a emprunté la voie de l’imaginaire en suivant les méandres déconcertants et arides de ses songes, simplement parce que ceux-ci parlaient un langage similaire à celui des contes, véritable humus de l’imagination (aussi bien enfantine qu’adulte [2]). C’est en ces termes, en tout cas, que, dans le tome VI de L’Ascension, le personnage qui l’incarne, émergeant à peine d’une crise suicidaire, formule son irrépressible envie de fiction et d’écriture : « Je voudrais retrouver le plaisir et la force que donnent les contes. [3] » Loin de n’être l’expression que d’un penchant régressif, cette ambition doit d’abord et avant tout être comprise comme une appropriation de langage, d’autant que rêve et conte se trouvent ici réunis dans un seul et même contexte : « Rêver, raconter...C’est pour ça que je suis fait », disait le même personnage quelques images plus tôt.

À l’instar du rêve, le conte offre un type de production mettant à l’avant-plan des motifs primitifs ou archaïques, relevant aussi bien du psychisme individuel que d’un symbolisme plus englobant, en général qualifié d’archétypal. C’est cette expression simultanée de singularité et d’universalité (ou plus exactement peut-être d’impersonnalité ?) qui contribue à les rendre l’un comme l’autre d’autant plus fascinants, attrayants et stimulants pour l’élaboration d’histoires au cœur desquelles prennent place des êtres dont le moi, frappé de vulnérabilité, paraît d’emblée exposé aux périls et à la fureur du monde. Dans Le Cheval blême, par exemple, à peu près tous les rêves traduisent, dans un schématisme cru et tranché, d’abominables menaces. Ce qui amène évidemment à constater que le rêve, chez David B., tient toujours du cauchemar, et c’est ce versant sombre, « tragique » de l’imaginaire qui le fascine au plus haut point parce que, affirme-t-il, « [les cauchemars] ont une charge émotionnelle plus grande », ils ont « quelque chose qui [peut] accrocher graphiquement. [4] » En cela, ils se rapprochent aussi des contes.
Comme les contes, les rêves offrent un « réservoir fantasmatique » [5] où il est loisible de puiser un matériau d’une fécondité sans limites ouvrant à l’écoute des voix les plus étouffées et déroutantes qui soient. Bruno Bettelheim disait des contes qu’ils sont « un abécédaire, où l’enfant apprend à lire dans le langage des images » [6] ; mais ce qui est vrai pour les contes l’est sans doute autant pour les rêves, à tout le moins de façon primaire, et, à la vérité, il est tentant de renverser la proposition pour qu’il y soit plutôt question d’apprendre à écrire dans le langage des images, démarche parfaitement visible dans le travail de David B. La propension si vive à immerger son œuvre dans le monde des fantasmes découle d’une fascination déjà très ancienne à l’égard du rêve (dès l’enfance, lui-même, son frère et sa sœur échangeaient fréquemment leurs rêves) comme aussi de l’exercice assidu de notation de ses rêves (commencé dès l’âge de 14 ans [7]). Aussi ne faut-il pas trop s’étonner de l’exceptionnelle aptitude acquise en ce domaine, dont témoigne déjà Le Cheval blême.

Chez lui, le monde onirique, fantastique ou fantasmatique n’est pas qu’un univers parmi d’autres, il est en quelque sorte « le » monde. Les événements du monde, la réalité trouve toujours à s’y traduire en termes purement imaginés. Non seulement les rêves mettent à disposition un jeu inouï de formes et de figures, à la façon d’une combinatoire qui féconderait à l’infini des propositions narratives, mais, sur un plan plus intime et personnel, ils métaphorisent, l’exploration empathique d’un état mental affecté par la maladie. Impossible, en effet, de ne pas reconnaître le spectre du frère épileptique en cette part imaginaire qui est sienne, véritablement envoûtée et rendue comme hallucinée par le contact répété et prolongé avec ces phénomènes totalement incontrôlables de perte de conscience. L’étrange splendeur du chaos, bien des pages du Cheval blême la donnent à contempler, mais suivant les mots de Goya dans Le Sommeil de la raison... [8], c’est-à-dire dans l’espace limite d’une confrontation avec l’inexprimable. Tant et si bien, d’ailleurs, qu’elle rend interdit et muet celui qui s’y abandonne.

Il est clair, donc, que l’attention portée à son propre matériel onirique a pu constituer une sorte d’entrée en matière pour celui qui rêvait comme un fou, depuis l’enfance, de dessin et d’histoires sans trop savoir comment s’y prendre. À cet égard, l’exercice de transcodage graphique a constitué pour David B. la voie royale menant à une forme idiomatique du matériau pictural, celle-là même qui est au fondement de son œuvre et que l’on retrouve en pleine éclosion dans sa plus grande réussite, L’Ascension du Haut Mal.

Il n’est pas inutile de rappeler, de ce point de vue, combien cette œuvre carrefour tient tout à la fois du roman d’apprentissage, du roman d’éducation et du roman familial, et que, à ce titre, et compte tenu de son ampleur comme du temps mis à sa réalisation, elle a rempli pour son auteur une véritable fonction formative. Aussi paraît-il pleinement justifié de voir dans Le Cheval blême les prémices du chef-d’œuvre à venir, sous une forme décharnée ou, pourrait-on dire, cryptée : on y décèle l’approximation, l’ossature, l’alphabet d’un langage qui n’a pas encore trouvé son rendu exact et tout le modelé de sa chair. Ce cheval étique est, en effet, bien loin de la majestueuse et blanche monture de l’épilogue de L’Ascension... qui, abruptement, vire tout à la fin au noir. [9]

Ces observations vont dans le même sens que les affirmations de David B. concernant sa quête d’une écriture graphique étayée par « un dessin qui se rapproche du signe [10] », un codage qualifié de « calligraphique » par Hugues Dayez [11], une véritable pictographie au sein de laquelle les personnages fonctionnent à la manière de « logotypes ». Le symbolisme quasi architectural des rêves, sa qualité de vocabulaire à saveur inaugurale, ne peuvent sans doute pas être indifférents à des choix stylistiques de cette nature. Comme également son intérêt pour la « métaphysique [...] des sujets simples. Des choses qui touchent notre inconscient animal. Comme l’amour ; la faim, la mort, la souffrance... [12] », bref tout ce qui trouve à se décliner au moyen d’icônes aussi tangibles que variées, dévoilant en lumière crue la mécanique du fantasme... C’est cela même qui est si beau, si grave et si désarçonnant dans Le Cheval blême.

Enfin, c’est parce qu’elle est foncièrement contaminante et proliférante, que la translation du rêve vers l’écriture dessinée a un tel pouvoir générateur. Qui sait d’ailleurs si le dessin (ou l’univers pictural en général), surtout quand il fraye en toute liberté avec les convulsions du fantasme (« C’est mon épilepsie à moi... » [13]), n’entretient pas un lien tout spécial avec le monde des fixations et des obsessions, justement parce qu’il fixe encore plus intensément la mémoire de l’émotion que les mots écrits ? Il est fréquent que l’enfant laisse voir une aptitude à traduire avec le dessin ce qu’il est encore incapable d’exprimer en mots ou en paroles, surtout quand il est question d’atteintes physiques ou symboliques à son intégrité. A fortiori, pourquoi ne serait-ce pas aussi le cas pour l’adulte ?

Mais plus que tout peut-être, avec Le Cheval blême, David B. se montre particulièrement sensible à l’indéfinissable poésie qui émane de l’univers des rêves, une poésie du désert et de la nuit, grouillante et bruissante de tout ce qui habite le monde de l’éblouissement comme celui des ombres. Dans le tome VI de L’Ascension, lorsqu’il est fait référence à la genèse de ce fameux Cheval blême, c’est en ces termes que s’exprime l’impénitent rêveur : « Dans mon sommeil, la lumière des rêves éclaire comme en plein jour. [14] » Ne voilà-t-il pas un autre paradoxe de nature à satisfaire un esprit aussi curieux et peu conventionnel que celui de David B.?

Jacques Samson

(Cet article est paru dans le numéro 11 de Neuvième art en octobre 2004.)

les livres de David B.

[1] Premier titre de la collection "Ciboulette", paru en 1992, soit deux ans à peine après la création de L’Association.

[2] D’autant que, comme le rappelle Marc Soriano, les contes de fées, « à l’origine s’adressaient aux adultes ». Dictionnaire des genres et notions littéraires, Encyclopedia Universalis, Albin Michel, 1997, p. 155.

[3L’Ascension du Haut Mal, tome VI, L’Association, 2003, p.15.

[4] Revue Tao, No.5, entrevue avec David B. menée par Éric Flux, janvier 2000, Caen, p. 34.

[5] Marc Soriano, ibidem.

[6] Cité par Soriano, op. cit., p. 151.

[7Tao, op. cit., p. 17.

[8] "El sueño de la razon produce monstruos" (Le sommeil de la raison engendre des monstres), titre d’une gravure de Goya, extraite des Caprices, 1797.

[9L’Ascension du Haut Mal, tome VI, L’Association, 2003, pp. 80 à 86.

[10Tao, op. cit., p. 43.

[11La Nouvelle Bande dessinée (Blain / Blutch / David B. / De Crécy /Dupuy-Berberian / Guibert / Rabaté / Sfar), entretiens avec Hugues Dayez, Éditions Niffle, 2002, p. 69.

[12Tao, op. cit., p. 33.

[13L’Ascension du Haut Mal, tome I, L’Association, 1996, p. 19.

[14L’Ascension du Haut Mal, tome VI, L’Association, 2003, p. 53.