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spiegelman is not so well but alive and living in new york

Thierry Groensteen

[avril 2004]

Le traumatisme est décidément la source d’inspiration majeure d’Art Spiegelman. Il lui communique ce « sentiment d’urgence » qui le pousse vers sa table de travail, lui pour qui « dessiner est un acte qui n’est pas naturel » [1]. Toutefois, à la différence de Maus, où les victimes de la page sans doute la plus terrible de l’histoire (la Shoah) étaient ses parents, le nouveau sujet-catastrophe dont s’est emparé l’artiste en 2001 le concerne directement, en tant que New-Yorkais domicilié à quelques blocs du World Trade Center.

La France a pu lire À l’ombre des tours mortes dans Courrier international - dix épisodes publiés irrégulièrement entre septembre 2002 (No.618) et septembre 2003 (No.671), soit entre le premier et le deuxième anniversaire des attentats. Le format de ce magazine, démultiplié par l’occupation systématique de la double page centrale, rappelle celui des journaux américains du début du siècle, avec leur supplément dessiné. Spiegelman l’utilise, non comme une page de bande dessinée traditionnelle, mais plutôt comme une affiche, voire comme un support composite, un supplément en soi, que le dessinateur/rédacteur en chef divise en plusieurs zones ou rubriques au traitement différencié.

Et ce n’est certes pas un hasard s’il y convoque quelques-uns des plus illustres personnages du comic strip, soit principalement les Katzenjammer Kids, Little Nemo, Krazy Kat, Happy Hooligan (qui prête son visage aux sans-abri d’aujourd’hui) et la Famille Illico (à travers laquelle il évoque sa propre vie conjugale). « Juste après le 11 septembre, (...) beaucoup ont trouvé un réconfort dans la poésie ; d’autres en ont trouvé dans les vieilles BD » (10ème épisode). Source de réconfort, les héros des vieux comics remontent à la surface tout simplement parce qu’ils peuplent la mémoire consciente et inconsciente d’un artiste qui connaît l’histoire de son médium comme personne. Cette population toute prête de figures symboliques lui permet en outre de placer sa nouvelle création sous le signe de l’intertextualité, ou pour le dire autrement, du collage postmoderne.

On a rarement vu dessinateur prendre plus de libertés thématiques et plastiques que Spiegelman dans ces pages d’une densité et d’une richesse formelle inégalées. Dessin et photographie, bichromie à l’ancienne et quadrichromie, ben-day et coloriage informatique, styles graphiques les plus hétérogènes, narration sautant de la première à la troisième personne, pastiches visant les cartoons les plus ringards (avec ces clichés que sont le solliciteur viré à coups de pied au cul, ou les gens tombant littéralement à la renverse à l’audition d’une phrase stupide) ou les affiches de quelques films catastrophe mémorables : à l’opposé de l’austérité formelle de Maus, Spiegelman fait ici flèche de tout bois, avec une maîtrise confondante de ses moyens comme de ses effets.

Dans le neuvième épisode, il théorise le procédé du « déplacement », montrant comment les médias américains contournent la vérité en parlant systématiquement d’autre chose. On sait que le déplacement est, avec la condensation, l’un des grands mécanismes de l’inconscient mis au jour par Freud. Il est tentant d’appliquer ces catégories au travail de Spiegelman. Lui qui avait naguère choisi le détour par le masque animalier pour évoquer l’extermination des Juifs se montre ici prodigue en images syncrétiques procédant d’une confusion ou superposition entre deux figures : citons l’« iraknide » (araignée à tête de Saddam), l’astronome (issu des Katzenjammer Kids) mâtiné d’Oncle Sam, ou bien cet Ignatz (de Krazy Kat) qui arbore le gilet et la cigarette désignant l’auteur ; plus un masque... de souris, façon Maus et non Mouse, et qui porte en outre dans les mains une brique en forme de tour. Déplacement, encore, que celle de cette vignette dessinée pivotant sur son axe et laissant apparaître une épaisseur qui fait, elle aussi, advenir la silhouette de la tour.

Dans cette œuvre inclassable, Spiegelman – qui se dessine forant au marteau-piqueur à l’intérieur de son propre crâne, et dans une autre page lance un avis de recherche pour son cerveau « vu pour la dernière fois dans Lower Manhattan vers la mi-septembre 2001 » – exprime tout à la fois son désarroi, sa colère, son dégoût de la clique au pouvoir à Washington, sa paranoïa grandissante et son inconfort intellectuel, trouvant cependant les ressources d’un humour désespéré et d’une ironie souvent cinglante. Politiquement, ces pages dissonantes, publiées en pleine période de consensus autour de la politique du Président Bush, n’étaient pas sans courage. Refusées partout, elles n’ont pu trouver asile que dans Forward, un hebdomadaire juif progressiste à la diffusion confidentielle. Artistiquement, elles s’imposent comme un modèle de bande dessinée d’intervention et une réussite absolue.

Cet article est paru dans le numéro 10 de 9e Art en avril 2004.

le livre d’Art Spiegelman : A l’ombre des tours mortes Casterman / 28,50 €.

le livre d’Art Spiegelman : Maus Flammarion / 30 €.

[1] Cf. Romain Brethes, « Spiegelman après le déluge », Chronic’art No.8, p. 26-27.