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de toutes les couleurs : spiegelman au new-yorker

Harry Morgan

[avril 2004]

Dans Bons Baisers de New York [1], bel album superbement imprimé sur un papier qui rend justice au contenu, Art Spiegelman commente ses couvertures et accessoirement ses croquis et ses bandes dessinées pour le New Yorker, l’hebdomadaire américain des milieux cultivés, célèbre depuis les années vingt pour ses dessins humoristiques. L’abonné du magazine feuillettera cette collection de couvertures avec nostalgie (l’achat du livre lui économisant naturellement une expédition à la cave pour consulter la collection du journal) et se livrera au petit jeu du souvenir : les couvertures de Spiegelman qu’il avait gardées en tête, celles que leur consultation lui remet en mémoire, celles qu’il a l’impression de voir pour la première fois.

Pour ceux qui ne lisent pas le magazine ou qui le lisent irrégulièrement, les couvertures de Spiegelman fonctionnent métonymiquement pour celles de tous ses confrères, et même un peu pour le New Yorker tout entier. (Des critiques bien intentionnés ont noté à diverses époques de la vie du magazine que le New Yorker était plus remarquable graphiquement que pour son contenu et, à la limite, que c’était de très loin le meilleur magazine pour des gens ne sachant pas lire.) Spiegelman entra au New Yorker en 1993, dans les valises de Tina Brown, rédactrice en chef dans le bon ton, arrivée à la direction de l’hebdomadaire l’année d’avant dans l’intention de donner un coup de jeune à cette vénérable institution, mais qui arriva seulement à rendre le magazine toc et prétentieux, tout en se mettant l’équipe à dos et en dégoûtant les lecteurs. (Depuis 1998, c’est David Remnick qui préside aux destinées du magazine.) Quelques mois après l’arrivée de Spiegelman, sa femme, Françoise Mouly, devint la directrice artistique de l’hebdomadaire.

Si c’est Maus qui servit de carte de visite à Spiegelman pour entrer au New Yorker, il y fit paradoxalement peu de bande dessinée. Font exception quelques reportages dessinés (une visite à Maurice Sendak, une expédition derrière l’ancien rideau de fer), dont l’un au moins constitue l’équivalent en bande dessinée d’un article du New Yorker : il s’agit de la visite à un centre documentaire proposant plusieurs millions d’archives graphiques sur des sujets classés alphabétiquement. C’est donc essentiellement comme illustrateur que Spiegelman intervint au New Yorker. Spiegelman revendiqua sa qualité de dessinateur underground et il eut à cœur de faire des couvertures d’intervention sociale, telle celle du numéro de Saint-Valentin de 1993 où un juif hassidique embrasse une Noire. On était évidemment assez loin des couvertures de Saint-Valentin gentillettes des années trente, où la middle clans, sous divers déguisements, se vouait à elle-même des déclarations d’amour. Les relations de Spiegelman avec Tina Brown se détériorèrent progressivement, et le travail de Spiegelman s’en ressentit. Il est amusant de noter qu’il trouva sa version personnelle de l’humour inoffensif du vieux New Yorker en mettant en scène des bonshommes de neige, personnages néoténiques et rassurants, équivalents des gamins de William Steig dans les années trente et quarante.

Dans la préface de Bons Baisers de New York, le romancier Paul Auster se livre à des attaques gauchisantes contre le New Yorker, qui est, comme chacun sait, une référence pour une certaine élite intellectuelle-laquelle n’est du reste pas cantonnée à NewYork, ni même aux Etats-Unis. Selon Auster, les articles incisifs du journal seraient accompagnés de publicités pour des vacances aux Caraïbes et de dessins guillerets sur les petites manies de la classe moyenne. (En réalité, les dessins humoristiques du New Yorker illustrent l’absurdité des relations sociales, familiales et conjugales de la classe à laquelle appartient le lecteur et s’apparentent souvent à des thérapies - très - brèves.) Si Auster se montre si sévère vis-à-vis du magazine, c’est parce qu’il veut donner à Spiegelman la position d’un outsider, ruant dans les brancards, et qui aurait payé le prix fort pour son courage et son engagement.

Mais la position de Spiegelman par rapport au New Yorker est beaucoup plus nuancée que ne la fait Auster. Spiegelman connaît intimement l’histoire du magazine. Il a utilisé sa position privilégiée pour passer des heures dans les archives, à compulser le New Yorker des années trente et quarante. Certes, Spiegelman est agacé par le côté popote du magazine, en particulier sous la direction de William Shawn, même s’il produit leur équivalent moderne sans effort apparent. Mais d’un autre côté, s’inscrivant dans l’histoire du magazine, Spiegelman est parfaitement capable de faire une « fausse couverture des années trente ». Il pratique à l’occasion un trait de pinceau rectiligne à la Peter Arno, alors que son style habituel est, lui, clairement inspiré des comics (une frise pour la rubrique des critiques des spectacles fait penser à du George Herriman). En réalité, si l’on compare le travail de Spiegelman à celui de ses confrères sur la période considérée, Istvan Banyai, Barry Blitt, Peter de Sève, Edward Sorel, etc. (ce qui suppose qu’on descende malgré tout à la cave pour consulter la collection du magazine !), on constate que les couvertures de Spiegelman ne sont ni plus engagées ni plus anodines que celles de ses pairs. Comme bien des critiques, Auster succombe à la tentation d’analyser en termes d’intentions et de normes idéologiques ce qui relève en réalité du talent.

Si les couvertures de Spiegelman ont souvent fait scandale, ce n’est nullement parce que le dessinateur aurait franchi on ne sait quelle limite invisible, mais parce qu’il a souvent du génie et que le génie se voit. La couverture du numéro du 24 septembre 2001, premier numéro paru après les attaques du 11 septembre sur New York, mérite à elle seule l’achat de Bons Baisers de New York. Il n’est d’ailleurs pas sûr que le livre existerait si Spiegelman n’avait pas été l’auteur d’un tel tour de force. Le numéro en question ne comporte pas de cartoons humoristiques (la seule occasion précédente où cela était arrivé était le numéro consacré à Hiroshima). Spiegelman joua d’abord avec l’idée d’une image de New York avec un ciel d’azur sur lequel flotteraient littéralement les ombres des deux tours mortes, drapées d’un linceul noir, une sorte de « Christo en deuil ». Mais en cherchant à coller à la teneur émotionnelle de l’événement, le dessinateur, qui fait ses roughs sur ordinateur, assombrit progressivement le ciel, et se rendit compte qu’il fallait éliminer les immeubles environnants, que par conscience professionnelle de dessinateur il avait scrupuleusement représentés.

Finalement, les toiles noires ton sur ton d’Ad Reinhardt lui donnèrent la solution. La couverture du 24 septembre, lorsqu’on la voit à la devanture d’un kiosque, apparaît complètement noire. Ce n’est qu’en regardant le papier glacé sous différents angles qu’on voit la forme des tours jumelles, ombres sur la nuit. (Les tours sont imprimées à l’encre noire. Le fond noir de la page est obtenu, quant à lui, en superposant les autres couleurs d’imprimerie). Gageons que cette image « noire » restera comme l’un des cartoons politiques les plus forts du ou siècle. De façon significative, elle est suspendue entre art de masse (la couverture d’un magazine) et art muséal (l’abstraction). Mieux : elle rabat un pan entier de l’histoire de l’art sur le cartoon (le principe même de l’abstraction devenant par exemple une injonction de silence : devant l’horreur de l’événement, toute représentation paraît sacrilège). Par son parti pris esthétique de semi-abstraction, la couverture colle parfaitement à l’image du magazine et à son public, la classe moyenne instruite. Enfin, la couverture fonctionne comme un monument provisoire aux victimes du 11 septembre et à la ville martyrisée.

Les commentaires désabusés de Spiegelman sur son propre travail et ses rapports avec le magazine montrent qu’il n’est pas plus facile de faire des couvertures de magazines que de faire de la BD engagée ou du cartoon éditorial. Le dessinateur nous rappelle au passage quelques vérités élémentaires sur les rapports entre un organe de presse, fût-il le fleuron de l’intelligentsia, et ses publics. Après le premier attentat arabe contre le World Trade Center, en 1993, Françoise Mouly demanda à David Mazzucchelli une couverture où un gamin menace de sauter sur des Twin Towers en sable édifiées sur une plage par d’autres gamins. Le dessinateur eut la prudence de faire de l’agresseur un petit rouquin. Les lobbies arabo-américains n’en multiplièrent pas moins les protestations et le magazine reçut des alertes à la bombe. Ce qui gênait n’était donc pas le stéréotype, excuse habituelle des bienpensants, mais bien la réalité sous-jacente.

Spiegelman lui-même n’a rien d’un chantre de la rectitude politique. On signala, après les attentats du 11 septembre 2001, des attaques contre des musulmans américains. Spiegelman esquissa une couverture inspirée d’une toile célèbre de Norman Rockwell montrant un dîner de Thanksgiving. Mais dans la version de Spiegelman, le dîner réunissait une famille arabo-américaine et les réjouissances étaient perturbées par le jet d’une brique dans la fenêtre. Cependant, aussitôt après, Spiegelman entendit des dirigeants des lobbies arabo-américains répandre sur le 11 septembre les ragots antisémites dont bruissait tout le monde arabo-musulman (les attentats étaient un coup du Mossad, les juifs travaillant dans les tours avaient été prévenus et n’étaient pas venus au bureau ce jour-là). Spiegelman conclut : « Qu’ils aillent se faire foutre, ils n’ont qu’à trouver leurs propres dessinateurs » et le projet de couverture resta sur un disque dur.

Cet article est paru dans le numéro 10 de 9e Art en avril 2004.

le livre d’Art Spiegelman : Bons baisers de New York Flammarion / 30 €

[1] Editions Flammarion, 2003.