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une lecture sans filet

Jacques Samson

[octobre 2003]

Un curieux soupçon d’imposture pèse encore sur le travail de Lorenzo Mattotti. Après toutes ces années de diffusion de son œuvre, on peut penser que c’est étrange et désolant. D’aucuns (au nombre desquels certains auteurs en vue !) reconnaissent en lui un illustrateur, un affichiste, voire un peintre, exceptionnellement talentueux, mais lorsqu’est prise en compte la part de sa production vouée à la bande dessinée, l’opinion prévaut que ce n’en serait tout simplement pas.

Outre le fait que, s’agissant justement de Mattotti, pareil jugement paraisse une grotesque absurdité, il faut sans doute voir là une persistance d’une perception abusivement normative de la bande dessinée, qui voudrait la réduire au cadre d’un « classicisme » de bon aloi. L’intention n’est assurément pas ici d’aborder le problème d’une « définition large et inclusive » de la bande dessinée (qui pourtant existe bel et bien empiriquement !), mais plutôt d’attirer l’attention sur certaines particularités de l’approche de Mattotti, qui rendent son œuvre si unique dans le territoire actuel de cet art en constant développement. Deux parutions récentes, à maints égards différentes et à notre sens d’une inégale réussite, offrent l’occasion d’un arrêt ponctuel sur sa démarche ; ce sont Le Bruit du givre (avec Jorge Zentner, au Seuil) et Docteur Jekyll & Mister Hyde (avec Jerry Kramsky, chez Casterman).

Sans grand risque de se tromper, on peut supposer que ce qui gêne le plus chez Mattotti, c’est la non-transparence de ses histoires, c’est-à-dire ce qui peut d’entrée apparaître comme un défaut de « fluidité » ou de « lisibilité » dans une pratique de la bande dessinée délibérément non conformiste. Or, se rend-on compte que lui adresser pareil reproche équivaudrait à faire grief aux bandes dessinées d’Hergé, par exemple, d’un excès de « clarté » ? Un tel blâme trahit un malentendu de taille : celui de réclamer d’une œuvre ou d’une pratique ce qu’elle n’entend pas offrir, au nom d’une vision étriquée de l’art dont elle témoigne. Il n’est pas malaisé d’observer que, dans le travail de Mattotti, la convergence des ressources dont il dispose − le texte, l’image, leur agencement sur la planche, la couleur, etc. − ne va pas prioritairement dans le sens d’une ample élucidation des tenants et aboutissants de l’histoire qui est racontée. Bien au contraire, comme d’autres créateurs actuels, Mattotti cherche visiblement à entretenir chez son lecteur un (relatif) état d’irrésolution face à ce qu’il a sous les yeux, une sorte d’incertitude d’autant plus marquée que les moyens mis en œuvre ne sont jamais pleinement assujettis à une signification ou une fin idéalement clôturantes. Il subsiste toujours un reste, un trop-plein, qui provoque une forme d’embarras sans doute en partie responsable du rejet mentionné plus haut. Si un seul mot était à même de qualifier sa démarche, exacerbation s’imposerait immédiatement à l’esprit. On peut certes apprécier ou ne pas apprécier une semblable façon de faire, comprendre ou ne pas comprendre ce qu’elle implique, mais cela ne permet assurément pas de l’invalider purement et simplement.

Dans Le Bruit du givre par exemple, on remarque que le récit n’est en rien basé sur le modèle d’un « flux » narratif émiettant de façon « naturaliste » les actions, les durées et les espaces, à l’instar de la majorité des bandes dessinées. D’une manière très atypique, une sorte de continuité « plastique », extrêmement prégnante, emboîte les pièces d’une histoire dont la progression obéit davantage aux déviations, cassures et anfractuosités d’un monde empreint de subjectivisme, qu’à celles d’un univers régi par un réalisme plus ou moins mimétique. Du reste, il paraît même peu indiqué de parler de continuité (dans l’acception courante), tant l’écriture graphique de Mattotti instaure sa propre cohérence dans des choix, on osera dire plus « poétiques » que « prosaïques », absolument propices à l’expression de la phobie qui hante Samuel Dark, le narrateur de cette histoire.
À cet égard, l’oxymore du titre annonce déjà fort pertinemment le ton de l’œuvre, comme aussi son mode syntaxique privilégié. Tout au long de l’album, nombre d’images paraissent surgies de nulle part, tant elles semblent dépourvues des liens narratifs coutumiers. Au début du chapitre 4 par exemple, Mattotti ne rend visible qu’une seule fois le bus qu’emprunte le personnage-narrateur dans le récit (pp. 67 à 70) ; ce choix remplit d’une grande étrangeté la séquence d’images rapportant ce trajet, un peu comme si elles se trouvaient soudain décalées par rapport à la dynamique narrative ; le personnage au cœur de ce parcours se voit ainsi doté d’un point de vue profondément intériorisé, dont le centre focal ne consiste plus qu’en visions, sensations et impressions à cent lieues d’une situation d’observation tant soit peu distancée ou objective.

Dans un autre ordre d’idées, il n’est pas davantage question chez Mattotti (comme d’ailleurs chez son coscénariste Zentner, à qui l’on doit ce texte si sensible) de miser sur un jeu de complémentarité entre le texte et l’image, que d’aucuns prétendent inhérent à la bande dessinée. En cette matière, l’Italien paraît aussi bien ennemi de la commodité que des canons artistiques ressassés à l’envi. Ainsi, la première page de l’album laisse voir une nette dislocation entre l’écrit et la représentation imagée, contraignant de façon programmatique le lecteur à tisser quelque part dans l’entre-deux des liens insoupçonnés en lieu et place de cet écart. En pareil contexte, on comprendra qu’il est moins fait appel aux routines de lecture qu’à une coopération lectorielle originale et authentique puisant au fonds commun de l’imaginaire.

Lire Mattotti, c’est bien souvent pratiquer une lecture sans filet. Il en va de même pour l’un des passages les plus poignants de l’album, l’épisode de l’incendie de forêt (pp. 29 à 34), où s’entrechoquent des ruptures d’échelle, d’angles de vue et de tonalités visant moins la restitution d’un événement que l’évocation la plus vive de la peur instinctive qu’il a suscitée. Si tout cela « raccorde », ce qui est bien le cas puisque le récit fonctionne parfaitement, ce n’est certes pas d’une manière attendue.

Des passages comme ceux que l’on vient de signaler sont également légion dans Docteur Jekyll & Mister Hyde, en particulier lorsque le personnage central, sous l’emprise de son duplicata diabolique, propulse le récit dans un véritable déferlement d’anamorphoses. Mais ce qui amoindrit considérablement l’intérêt comme la cohérence de cet album, c’est sa sujétion à un texte exagérément terne et prosaïque (pour ne pas dire souvent carrément trivial, comme quand par exemple, Mr Hyde venant tout juste de brutaliser à mort une jeune fille et que, pris encore de convulsions assassines, il profère en s’éloignant : « Excuse-moi, ma choute, mais il faut que je te laisse. »). Nul doute qu’un certain souci de fidélité à l’œuvre de Stevenson n’ait infléchi de manière décisive l’approche de Mattotti en l’astreignant à recourir au modèle plus conventionnel des rapports du texte et de l’image, quand bien même la radicalité de ses choix picturaux s’y prêtait somme toute assez peu.

En définitive, comme c’est le cas de toute démarche de nature essentiellement poétique, Mattotti se montre au meilleur de sa forme lorsque, plutôt que de s’attarder à produire une variation sur un texte connu, il recrée ou se réapproprie un langage qui, au vrai, n’appartient à personne. Il n’est pas difficile de s’en convaincre, cet ensorcelant coloriste possède mieux que quiconque le secret de la palette des équivalences sensorielles et les mondes intérieurs qui le fascinent s’en trouvent fort bien servis. Là où Le Bruit du givre apparaît comme une exceptionnelle réussite, c’est justement dans le rejet d’une approche par trop réglée de l’icône et du mot au profit d’une riche et audacieuse synesthésie allant dans le sens des correspondances baudelairiennes. Il conviendrait de lire ce splendide album les yeux mi-fermés pour être tout autant attentif aux images du dedans qu’à celles du dehors, en gardant bien entendu à l’esprit ces vers de Baudelaire :

L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers,
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité,
Vaste comme la nuit et comme la clarté,
Les parfums, les couleurs et les sons s’y répondent. [1]

Jacques Samson

(Article paru dans le numéro 9 de 9ème Art en octobre 2003.)

les livres de Lorenzo Mattotti.

[1] Correspondances, Les Fleurs du mal, 1857.