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conversation avec lorenzo mattotti

Gilles Ciment et Jean-Pierre Mercier

[octobre 2003]

De ses débuts à Docteur Jekyll et Le Bruit du givre, entretien fleuve avec Lorenzo Mattotti.

NeuvièmeArt : En relisant votre biographie, nous avons redécouvert avec surprise que vous avez fait des études d’architecture. Comment passe-t-on de l’architecture à la bande dessinée ?

Lorenzo Mattotti : En Italie, il y a deux types de collèges : classique et scientifique. J’ai fait un collège scientifique, mais le programme était très large, j’y apprenais aussi le latin... Avec Kramsky, nous étions d’accord pour prendre ensemble le temps d’étudier l’art. Mais nous étions tellement... stupides, et hors du monde, que nous nous sommes rendus compte trop tard que nous ne pouvions pas entrer aux Beaux-Arts de Venise avec notre bac scientifique. Je me souviens encore du jour où nous sommes arrivés à l’Académie et qu’ils nous ont dit que ça n’était pas possible ! Il aurait fallu terminer nos études au collège scientifique, entrer à l’Académie, étudier un an et passer l’examen. C’était un tel cauchemar pour moi de passer cet examen que j’ai cherché la matière la plus proche des beaux-arts, et c’était l’architecture. A l’époque, les études d’architecture offraient un éventail plus large. On étudiait l’histoire de l’art et de l’architecture, l’économie, etc. À part les matières vraiment scientifiques, qui ont été le drame de toute ma vie d’étudiant, j’ai touché là à des choses que je n’aurais sans doute jamais abordées aux Beaux-Arts.

Vos études d’architecture vous ont-elles été utiles pour la bande dessinée ?
Sûrement. Elles m’ont beaucoup apporté dans mon rapport à l’ambiance et à l’espace. L’architecture m’a fait comprendre que les décors sont parfois plus importants que les personnages pour raconter une histoire. Auparavant, j’étais trop concentré sur les visages, les personnages, et j’avais toujours des problèmes pour construire autour. J’ai suivi des cours magnifiques, par de très grands professeurs, surtout sur les aspects historiques et théoriques. Mais je n’ai jamais voulu devenir architecte. Prendre la responsabilité de faire vivre des gens dans un espace que j’aurais construit, jamais !

Vous connaissiez donc déjà Kramsky, à l’époque ?
On se connaît depuis la première année de collège : il avait quatorze ans, moi treize. Il était grand, tout en longueur, avec de longs cheveux. Il ressemblait un peu au chanteur Antoine. On l’appelait Antoine ! Kramsky était un type très bizarre. Il aimait beaucoup dessiner des strips. Je dessinais aussi, bien sûr. L’année qu’on a passée côte à côte à la même table est celle où j’ai le moins étudié de toute ma vie ! On s’entourait de livres, et on passait notre temps à dessiner, dessiner. Nous sommes vraiment passés tout près du redoublement. Nous avons décidé de faire une première histoire ensemble où lui dessinait le personnage principal et je faisais le décor. Ses personnages n’étaient vraiment pas dans le style de la bande dessinée et mes décors étaient très baroques ! On a fait deux ou trois planches comme ça. Ensuite, il a perdu toute son assurance en dessin. J’étais peut-être trop « fort » pour lui... Il s’est mis à penser plus au texte et moi au dessin. Notre première histoire s’appelait L’Univers infini, c’est dire la mégalo ! On en a fait cinquante pages. Ça a été notre premier apprentissage. Ensuite, on a essayé de faire des récits plus courts, pour être publiés. Nous sommes allés voir un dessinateur à cette époque, Bonvi [1], qui faisait Undercomix, un journal entièrement géré par lui. On y trouvait des bandes dessinées très bizarres qu’il faisait lui-même, avec un esprit un peu fou, pas du tout celui de la bande dessinée italienne de l’époque.
On a eu le courage d’aller le trouver à Bologne. Il a été très gentil. Mon lettrage était mauvais, alors il m’a montré comment faire. Puis il a dit de faire des pages avec moins de cases, et il nous a demandé d’en faire quelques-unes pour son journal. Nous avons fait deux ou trois essais. Quand il a enfin accepté de les passer, Undercomix s’est arrêté, par manque d’argent. C’était peut-être une excuse pour ne pas nous publier !

Avez-vous approché d’autres dessinateurs ?
Les cinq ou six années suivantes, nous avons essayé de nous faire publier successivement dans le Corriere dei Piccoli et beaucoup d’autres, mais ça ne marchait jamais. Parallèlement, j’ai fait la connaissance de Renato Calligaro [2], qui habitait à Udine. Après avoir vécu en Argentine, il était rentré en Italie et faisait partie de tout un réseau de dessinateurs sud-américains liés à l’agence Quipos de Marcello Ravoni. Calligaro était engagé politiquement, dans des cercles que je fréquentais également. On a fait des affiches ensemble, des sérigraphies, on avait des discussions très enrichissantes sur le rôle social de l’artiste. Il était très intransigeant et ambitieux par rapport à la bande dessinée, qu’il voyait comme un langage complexe et un moyen d’expression artistique. Quand il a vu mes planches, il m’a dit d’aller voir Marcello Ravoni à Milan. Cette relation avec la Quipos m’a beaucoup apporté. D’abord j’ai rencontré tous les grands dessinateurs sud-américains de cette période : AIberto Breccia, son fils Enrique... Altan venait juste de rentrer du Brésil et commençait à faire ses propres histoires. Muñoz et Sampayo démarraient aussi. J’ai vu les originaux de tous ces gens, les originaux de Breccia !
C’était toucher un monde qui m’intéressait beaucoup, avec des conceptions très ouvertes de la bande dessinée, à la fois politiques et très « passionnelles », du point de vue du style. Marcello Ravoni nous a beaucoup aidés, Kramsky et moi, en nous disant : « C’est très bien ce que vous faites ; essayez de faire une histoire dans tel style, et nous allons tenter de la placer chez Linus ». Il a essayé, ça n’a pas marché. Chez Euréka non plus. On a finalement publié en France dans Biblipop, le fanzine qui avait passé les premières histoires de Tardi. Biblipop a édité deux ou trois petites histoires de Kramsky et moi, puis ça a été Circus, une courte histoire d’horreur un peu à la Dino Battaglia, dans le No.2 ou 3. À cette époque, je faisais beaucoup d’histoires à la manière de Battaglia, Breccia, Moebius − du moins j’en avais la prétention. Jusque-là, et pendant six ans, je n’avais jamais réussi à publier. Je voulais paraître dans Linus. Je n’ai jamais réussi.

Vous auriez pu vous décourager...
En fait, je pense que nos histoires de l’époque étaient impubliables, trop folles et bizarres, et peut-être pas assez professionnelles. Le fait de ne pas être publié m’a peut-être donné l’énergie de me dire : « Tant pis, j’irai jusqu’au bout, j’arriverai à quelque chose ! »


C’est l’époque où je dessinais également Alice Brum-Brum, sur un scénario de Kramsky. On voulait faire une histoire longue et Marcello Ravoni nous a conseillé de faire une version d’Alice au Pays des merveilles à notre façon. On a commencé à raconter l’histoire d’une fille stupide, fascinée par la mode. J’étais intéressé par certaines structures de récit, comme les personnages placés dans un décor unique découpé en plusieurs cases. Les dessins venaient de façon naturelle, je me concentrais sur la structure, la construction narrative : le rythme, les silences, l’utilisation des regards. Comme dans cette autre histoire au sujet du premier amour de Casanova [3], Une passion adolescente. Mais je mettais trop de choses, la simplicité n’était pas mon souci à cette époque.
Avec le recul, je trouve les expressions des personnages plutôt réussies. On retrouve l’influence de Breccia dans ces pages. C’est une histoire triste, très expressionniste, avec beaucoup d’énergie dans les moments dramatiques. Il y avait alors un petit éditeur engagé politiquement qui avait publié Le Manifeste de Karl Marx en bande dessinée, et quantité de personnalités de la scène alternative italienne de l’époque. Il aimait beaucoup mon travail. On lui a fait voir les cinquante pages d’Alice Brum-Brum. C’était un projet très visionnaire, entre Moebius et Pichard, en même temps humoristique et underground. Il nous a dit : « Ça me plaît vraiment beaucoup, mais c’est trop court, je préférerais cent pages ». Pour Kramsky et moi, l’histoire était terminée, alors on a décidé de faire une histoire double : deux garçons qui font de l’auto-stop et le monde paralèle d’Alice Brum-Brum, un monde fou, de fantaisie. Le passage d’une histoire à l’autre se faisant par des escamotages, des personnages qui s’endorment et rêvent, ou qui voient des choses. Le titre initial était La realtà e strabica (« la réalité est louche »). C’est un titre très bizarre, mais ça nous plaisait beaucoup. L’éditeur nous a dit : « Ça ne va pas du tout, c’est trop bizarre, il faut trouver un autre titre. » Alors, nous avons gardé comme titre − qu’aujourd’hui encore je déteste − le nom du personnage, qui est Alice Brum-Brum [4].

Dès le départ, il y avait une dimension politique marquée dans cet album...
Je viens d’une génération pour laquelle tous mes côtés fous, surréalistes, étaient idéologiquement suspects. Ma génération essayait de parler du réel. Après Alice Brum-Brum, j’ai quitté ce monde surréaliste. Je vivais depuis un an à Milan et j’ai commencé à faire des petites histoires pour un journal. C’était Tram Tram Rock. Mon idée était que la bande dessinée pouvait aussi parler du réel. C’est à ce moment que j’ai fait Incidents. C’est le moment où, si j’avais osé, j’aurais pu commencer à faire du cinéma. J’adorais tout le cinéma allemand, et Tarkovski. Le cinéma était alors pour moi l’aboutissement de mes idées.

La lecture d’Incidents évoque l’Italie des années de plomb. C’était volontaire ?
C’était complètement conscient, très rationnel. Si on regarde aujourd’hui ce qui se passe avec la Ligue lombarde, le retour d’une certaine idée du nationalisme, il y a dans Incidents quelque chose d’essentiel. Ça m’a beaucoup intéressé de retranscrire l’atmosphère que je vivais à l’époque. À côté, tous mes dessins surréalistes n’avaient plus trop d’espace. Après coup, j’ai vu que j’avais pris un parti trop radical, et.je ne me sentais plus vraiment trop capable de faire ça. Ma nature, c’était autre chose. Ma rencontre avec les membres du futur groupe Valvoline − Carpinteri, Brolli, Igort −, qui étaient tous plus jeunes que moi, a été très bénéfique. Ils avaient lu Incidents, on s’est rencontrés et on a parlé de la bande dessinée d’une manière très radicale. Nous étions intéressés par la musique de Brian Eno, nous voulions détruire toutes les structures. J’adorais Henri Michaux, Raymond Queneau, l’idée de jouer sur les codes de manière ironique, pataphysique. Rencontrer d’autres gens qui adoraient ça, qui avaient aussi cette façon un peu latérale, bizarre de faire, ça m’a beaucoup aidé pour faire sortir Le Signor Spartaco, qui est pour moi mon album le plus Valvoline dans l’esprit. En même temps que je faisais Spartaco, Igort sortait Goodbye Baobab. Cette période de discussions a débouché sur un projet tellement cohérent que l’année suivante, ils ont décroché la possibilité de faire un supplément dans Alter/Linus. Marcello Jori est arrivé.
De mon côté, j’ai amené Kramsky. Valvoline était devenu le nom du supplément de 60 pages à l’intérieur de Linus, que nous gérions complètement, un truc très étrange, qui côtoyait Hugo Pratt et Milo Manara. Ça a fait l’effet d’une bombe. On faisait des histoires bizarres, on publiait des textes étranges. Pour ma part, je dessinais Docteur Nefasto. Des lecteurs ont écrit pour se plaindre : « On ne comprend rien, jetez-les dehors ! Ce n’est pas de la bande dessinée ! Ils sont en train de détruire la bande dessinée... ». Pour nous, ça n’était pas détruire, mais mélanger, réinterpréter des clichés, casser des frontières.

On a le sentiment d’un mouvement de balancier dans votre travail, entre des choix esthétiques très pensés et un flot d’images qui « prennent le pouvoir » et s’imposent comme des sujets d’histoire. Par exemple, Feux semble découler d’une image précise de Docteur Nefasto.
C’est tout à fait vrai, Feux est né comme cela. Le conflit dont vous parlez a toujours existé. Il y a le moment où une image s’impose par sa force, et je décide de la « suivre », si je puis dire, au détriment de la rationalisation de l’histoire. Avec Feux, j’ai vu que contrôler cet irrationnel, c’était la clef. Il ne fallait pas partir de la logique de l’écriture, qui crée trop d’obligations pour le dessin, mais suivre la logique du dessin. C’était la bonne route pour moi. L’histoire s’est créée avec les images. À l’opposé, pour Casanova, dont nous parlions tout à l’heure, j’avais le texte d’un scénariste que je devais absolument suivre, et j’étais complètement coincé par le nombre de pages. Ça a donné un expressionnisme et une force débordante du dessin qui ne tient pas dans la page. Tout mon travail est de trouver un équilibre entre ces choses.

Pour Agata Blues, j’ai davantage travaillé à partir du dessin : c’étaient des séquences, mes petites visions avec deux, quatre mots. Incidents a vraiment été un gros défi. J’ai construit une histoire que j’avais entièrement en tête, mais je l’ai construite à partir des images. J’avais des idées de dialogues, mais je ne les écrivais pas, je dessinais la scène d’abord. Je crois que beaucoup de dessinateurs procèdent comme ça. Le Signor Spartaco s’est également fait ainsi. C’était la première fois que j’ai eu le courage de mélanger des stades, de ménager des ouvertures, plutôt vers l’intérieur du personnage que vers l’extérieur ; Spartaco est un épisode de ma vie vu de l’intérieur, à travers mes fantasmes. Le personnage reste constamment dans la gare, mais fait des voyages à l’intérieur de lui-même. Pour moi, le fait qu’il parte à la guerre était une métaphore de mon travail. C’était moi-même qui avais le courage d’être tout seul et de chercher une façon de faire la bande dessinée, de prendre un chemin latéral, de passer par des tunnels de solitude, de me perdre puis de ressortir et de regarder de nouveau la réalité. C’est plein d’éléments autobiographiques, passés au crible des codes de la bande dessinée. Il y a tout un jeu référentiel, des allusions à Walt Disney, Nosferatu, Feininger et à ma propre jeunesse à Brescia. Il y a même un épisode réel, quand je voulais aller au zoo et que je me suis perdu. Tout est vu avec une distance ironique. La grande conquête de Spartaco, ce fut de voir les choses avec une distance ironique. Ce n’était pas moi, mais une marionnette. C’est un jeu, cependant vers la fin j’avais l’impression que l’histoire touchait un point sensible après tout un cheminement grotesque.

Que vous travailliez seul ou avec un scénariste, tous vos personnages sont en transit...
Ça fait partie de mon expérience. Mon père était militaire, on a beaucoup déménagé. Quitter une ville et des copains, c’était à chaque fois dramatique, mais c’était aussi une ouverture totale à des choses inconnues, avec la possibilité d’être quelqu’un d’autre. Quand j’étais étudiant, je voyageais en train pour aller voir mes amis. Se retrouver tout seul, sans l’influence de la famille, de l’école, loin des codes sociaux, c’est un énorme enjeu. On peut se demander « qui suis-je vraiment ? » Le voyage est une bonne structure de développement d’urne histoire : on en gère mieux les changements. Tous mes personnages, à partir d’Incidents, sont à la recherche d’un changement intérieur, ils portent cet espoir d’une transformation possible. Mais moi aussi, je cherchais le changement : pour chaque histoire, j’avais l’espoir de trouver des choses nouvelles en moi. Le temps passé à dessiner était mon expérience. De ce point de vue, L’Homme à la fenêtre a été un grand changement.
D’abord, j’affrontais des problèmes personnels avec Lilia, ma première épouse. Cet album a été l’occasion de renouer une relation personnelle avec elle après notre séparation. Décider de raconter certaines choses dans le style que j’ai choisi, c’était aussi un défi. Je devais me concentrer, retrouver en moi-même des émotions me permettant de faire ce dessin-là. Je ne crois pas que je serais capable de refaire ça aujourd’hui : c’est un type de dessin lié à ce moment précis et à mon intérêt pour le sentiment décrit dans le livre. C’est un dessin très différent de Stigmates, par exemple. Les dessins de cette histoire viennent de mes carnets de Ligne fragile, tout ce monde parallèle que je dessine pour moi depuis Incidents. Ça a été un grand tournant dans ma vie.

Ces dessins de vos carnets relèvent-ils de la nécessité ?
Les dessins font partie de ma vie, c’est une énergie qui doit sortir de moi. Avant Incidents, j’avais passé deux ans à Milan et je me suis perdu, j’ai perdu mes repères. Je devais me retrouver. J’avais alors une idée très romantique du dessin, la recherche d’une illumination. Un graveur toscan a joué un grand rôle. Il m’a dit : « Chaque jour qui passe, tu dois avancer ton travail. Chaque signe dessiné fera partie de ta vie. Si tu construis pas à pas, alors, le jour où tu te sentiras perdu, tu te retourneras et tu verras ce que tu as fait : c’est ta vie. Tu ne seras jamais perdu ; au moins tu sauras faire ce que tu as fait hier. De la même manière, tu peux dessiner le même visage tous les jours : au fil du temps, cela va fixer ce que tu es, car les signes changent et ce même visage sera complètement différent. » Cela m’a donné confiance. Ça rejoint une certaine sagesse orientale ou la pensée de Michaux : la tache que tu fais aujourd’hui n’est pas celle que tu feras demain. À ce moment, je suis allé à la campagne, dans la maison de mes parents et j’ai entamé d’un côté Incidents, où chaque signe était pensé et voulu, et d’un autre côté mes cahiers, tout en improvisations, où cercles et lignes devenaient alternativement durs, tendus, tendres, libres... Au bout de dix ans, alors que tout le monde me connaissait pour mes couleurs, j’ai trouvé le courage de faire une histoire avec ce trait-là...

Comment expliquez-vous la récurrence des visages marqués, tachés, masqués... qui parsèment votre œuvre ?
C’est la force de la bande dessinée − rappelez-vous Dick Tracy − de faire des personnages dont les visages sont des masques. Les codes de la bande dessinée sont faits de traits : c’est comme chercher des visages dans les taches du marbre. J’ai été invité à intervenir clans la classe de mon fils, qui est à l’école primaire. J’ai dessiné un cercle, posé deux points dedans pour les yeux. Puis j’ai remplacé ces points par des croix : le visage devient celui d’un clown. Puis on change la bouche, etc. : les enfants, émerveillés, se sont rendu compte que c’était comme écrire avec un autre alphabet. La bande dessinée, c’est un alphabet de traits. Le visage en est la forme la plus simple. Analysez-le, c’est quelque chose de bizarre. Mickey, est-ce une souris ? Non, c’est un trait bizarre. C’est la magie du code : on petit faire un visage de tout, même d’une prise électrique, mais le plus difficile est de l’associer à des émotions.

C’est alors toute la complexité du montage des scènes, du rythme... L’une de mes idées pour Feux était « Comment faire toucher l’air, la terre...? » J’étais fasciné par le cinéma physique de Tarkovski, Herzog... Mais comment amener les lecteurs de bandes dessinées à cette émotion ? C’est possible avec un code distancié, où le lecteur imagine tout. Mais je n’ai jamais été « distancié », je suis plutôt direct. Je me demandais comment faire des images quasiment abstraites, comme des nuages ou la mer, qui puissent être acceptées, qui donnent de l’émotion. Mon but, dans cette histoire, c’était ces images d’eau, de terre et d’air, complètement abstraites, avant la destruction de l’île. J’ai juste ajouté quelques cartouches de texte pour obliger le lecteur à s’arrêter sur les images et regarder. Mais on atteint l’état émotionnel dans lequel on se trouve alors, parce qu’avant il y a eu toute l’histoire. C’est elle aussi qui permet qu’une tache rouge soit entendue comme une détonation.
Cette force du silence dans la BD, je l’ai apprise d’Hugo Pratt : on peut faire des scènes de bataille, des explosions, sans onomatopées, avec la seule force des images. Dans Feux, il y a ma fascination panthéiste, qui est plutôt orientale : un dessein absolu, qui n’est pas Dieu, mais notre appartenance à la Nature... Ce qui revient souvent, je crois, ce sont ces moments où un personnage comprend qu’il fait partie des gens qui sont autour de lui, qu’il y a une harmonie du monde, ces moments où l’on se dit qu’il est bon d’être vivant. Ces moments-là font partie de ma vie : ce peut- être pendant une séance de méditation respiratoire, pendant l’amour avec une femme, en admirant un paysage après l’orage... Alors on est conscient de soi-même, on sait qu’on fait partie du monde ; et il n’y a rien à expliquer. Le dessin, comme la musique, est un moyen de l’exprimer. Mais ça peut être toute activité qui demande une discipline, donc une concentration répétitive permettant de construire sa propre expérience.

Vous pratiquez également la peinture : est-ce une autre forme de discipline ?
Cela fait partie de la même recherche. Je me suis tourné vers la peinture pour les grands formats, qui sont quelque chose de physique. Ce n’est pas la ligne, dessinée par une main guidée par des nerfs commandés par le cerveau. Ce sont des gestes, le travail du corps, les couleurs qui coulent, toucher la toile... Je suis d’une nature très physique et la peinture me fait du bien, comme le sport : ça me fait sortir de ma claustrophobie. Par ailleurs, quand on dessine depuis longtemps, on a construit des structures mentales qui sont liées au médium. Je voulais casser cela, réapprendre à dessiner, me remettre en question. L’Homme à la fenêtre aussi fait table rase, détruit ses structures, refait son alphabet. C’est une obsession chez moi, l’idée de la tabula rasa, une chose impossible à réaliser dans la vie. La peinture fut une façon d’abandonner toute expérience acquise pour réapprendre.
Mais il y a échange : j’ai par exemple trouvé un thème pour mes peintures à partir de L’Homme à la fenêtre : une série de serres. Aujourd’hui, j’en viens à entreprendre la peinture comme un projet, de façon réfléchie, ce que je réservais jusque-là à la bande dessinée. Il me faudra un jour détruire ça, et recommencer...

Comment se passe la collaboration avec vos scénaristes ? Vous apportent-ils un scénario entièrement écrit ?
Jamais ! C’est un dialogue jusqu’au bout. Depuis Feux, je n’ai jamais su la fin de mes histoires en les commençant... Depuis Incidents, même... En fait, je n’ai jamais su la fin ! Même pour Docteur Jekyll ! C’est bizarre, n’est-ce pas, parce qu’il y a Stevenson, quand même... Par moments, avec Kramsky, on se disait : « Il y a cette fin, bien sûr, mais pourquoi pas une autre ? » On a placé l’histoire pendant le nazisme, pourquoi ne pas jouer avec ? On trouve Jekyll, mais Hyde a disparu : il a pu partir en Allemagne, ou être impliqué dans une affaire d’espionnage... Pendant longtemps on a eu l’idée d’une image symbolique : quand on trouvait le mort, un chien noir tenant un poisson dans sa bouche sortait de l’atelier. Je l’avais dessinée, mais on s’est dit que ça ne marchait pas et on l’a abandonnée. C’est l’histoire elle-même qui construit sa propre fin. Pour Stigmates, on avait cinq fins différentes. On a fait un voyage, on a vécu avec ce personnage, il fait partie de nous. On aurait pu avoir une fin très cynique (et les fins cyniques marchent bien, parce que vous montrez que vous êtes intelligent, que vous ne croyez pas à ces histoires...) mais nous ne sommes pas comme ça, nous ne jouons pas. Notre voyage ne pouvait donc se terminer que d’une façon...

Vous parliez du métier appliqué à l’illustration. C’est une autre approche ?
Je ne me suis pas lancé dans l’affiche comme un dessinateur de bande dessinée. Ça ne peut pas marcher : agrandissez une case de BD, ce n’est pas une affiche. C’est venu assez naturellement, peut-être par réminiscence de mes grandes images. Mais je n’ai pas inventé l’eau chaude : j’ai ouvert des livres d’affiches, étudié son histoire, ses codes... Je me suis inscrit dans la tradition (force synthétique, puissance des couleurs), en apportant ma personnalité.

Vous définissez-vous d’abord comme un auteur de bande dessinée ?
J’ai défendu cette définition pendant vingt ans, mais maintenant je n’y crois plus. L’illustration est un domaine très riche, avec beaucoup de recherches esthétiques et graphiques. Les illustrations auxquelles je travaille maintenant, que j’appelle stanze, sont presque des petites peintures. Dans ces images faites au crayon, je recherche une harmonie, une vision de la vie, une atmosphère. Je suis fasciné par cette recherche. La bande dessinée oblige à une narration. Or, pendant une période, je l’ai mise complètement en crise. Et aujourd’hui, si je veux faire de la bande dessinée, je dois retrouver le plaisir de construire et raconter une histoire. Ce fut pour moi un très grand effort de mener à bien Docteur Jekyll, le terminer avec un code précis, réunir des choses que j’avais dépassées. Aussitôt après, j’ai eu le plaisir de faire Le Bruit du givre, où j’ai retrouvé une structure plus liée à moi, plus ouverte, comme lorsque je faisais Spartaco.

Cela tient-il au fait que Jekyll est une bande dessinée « à bulles », et pas Le Bruit du givre, qui va au contraire aux limites de la bande dessinée, avec seulement deux cases par page ?
C’est la première chose que l’on s’est dite, Jorge Zentner et moi : « Décidons d’abord ce qu’on n’a pas envie de faire. » Je sortais de Jekyll, angoissé par ce travail très méthodique. Encore une fois, tabula rasa ! Mais il faut aussi savoir que nous répondions à une commande du Frankfürter Allgemeine Zeitung qui nous demandait de faire une grande page chaque semaine pour un récit à suivre pendant six mois. J’ai appelé Jorge. Nous avons d’abord décidé d’une structure régulière, parce que j’avais l’idée d’en faire un livre ensuite, et donc il fallait pouvoir remonter l’ensemble à volonté. Certes, il eût été tentant de profiter de cet espace pour faire de grandes images longues ou hautes... Mais cette contrainte forte que nous nous sommes imposée nous a aussi servi de guide, car nous ne savions pas ce que nous allions raconter, et il fallait livrer la première planche un mois plus tard... C’était un cadre très régulier, mais très ouvert. Le plus difficile fut de trouver le ton : on ne le voulait ni comique ni dramatique. Jorge a eu cette idée de la peur d’avoir des enfants. Dès lors a commencé pour lui un voyage dans sa propre expérience.

C’était la première fois qu’il travaillait de la sorte avec un dessinateur. Paradoxalement, ça lui a permis d’être très personnel, et de trouver le même plaisir que dans l’écriture romanesque. Il habite Barcelone. Il est venu à Paris quatre jours, on examinait quatre projets de planches, je dessinais, il écrivait d’après mes dessins... puis il repartait. Il avait mes croquis, j’avais des ébauches de textes, je lui envoyais des dessins par fax, il me retournait des textes... C’était un travail un peu compliqué parce que, même si l’on se parlait en italien, il écrivait en espagnol. On envoyait aussitôt les textes à un traducteur qui nous renvoyait la version allemande, que nous lettrions à l’ordinateur pour envoyer les dessins et leurs textes au Frankfurter Algemeine. Un vrai travail international ! J’y consacrais pratiquement tout mon temps, mais je m’amusais tellement ! Par ailleurs, j’en avais marre des crayons et je voulais essayer une autre technique. Je voulais une technique rapide, pas trop « claustrophobique ». J’ai essayé des feutres, mais il m’aurait fallu plus de temps pour me les approprier... Je me suis donc replié sur ma technique classique. Mais le plaisir de cette collaboration m’a fait retrouver le plaisir des crayons.

Pourquoi avez-vous fait Dr Jekyll ?
Il y a toujours une part de hasard. Je suis toujours indécis pour commencer une histoire. Il faut toujours que quelqu’un me botte les fesses pour que je m’y mette. Un magazine italien nous demandait depuis longtemps un « classique ». J’ai relu beaucoup de livres. J’ai pensé aux Souffrances du jeune Werther ou à Thérèse Raquin... Mais comme ils ne connaissaient pas, ce n’était pas des classiques ! J’ai eu envie d’explorer le domaine de l’horreur, de jouer avec un genre. Alors j’ai dit à Kramsky « Prenons Jekyll : il y a Stevenson, c’est une œuvre de genre, c’est court... Et plus classique que ça, on ne trouve pas ! »


Adapter Dr Jekyll, c’est comme monter Shakespeare au théâtre : d’un côté vous avez une grande liberté, ça peut se tordre dans tous les sens, de l’autre vous devez conjuguer avec la rigueur. J’aimais le défi d’aller jusqu’au bout avec l’œuvre, tout en la réinterprétant. Puis le magazine ne me plaisait pas et j’ai voulu laisser tomber le projet. Mais j’avais déjà dessiné dix pages. Je suis revenu à Paris, j’ai laissé les planches de côté. J’étais complètement déprimé : Stigmates s’était très peu vendu et a dû faire l’objet de deux articles au total dans toute la France. Mais Casterman, en pleine refonte, était intéressé par mon travail. Tout le monde m’encourageait à poursuivre cette histoire commencée. Kramsky et moi avons tout repris en mains et tout démonté parce que le rythme était celui d’un magazine. Je l’ai fait de façon professionnelle, avec du métier, dans un nombre de pages imposé, et avec toutes les contraintes d’une bande dessinée. Et surtout le défi d’arriver jusqu’au bout sans perdre le souffle.

Vous n’êtes plus dégoûté de la bande dessinée ?
Pour le moment, non ! Je me suis réconcilié avec elle. Le problème, c’est de prendre la décision de commencer. En vivant à Paris, on est un peu au centre de la bande dessinée, alors il faut savoir garder ses distances, si l’on ne veut pas entrer dans un système, la production à tout crin − ce dont je rêvais peut-être quand j’étais jeune ! Ce que font les Sfar, Blain... qui publient cinq livres et plus par an ! J’avais cette énergie à dix-huit ans, j’aurais voulu faire comme eux, avec Kramsky. Quand je vois ces jeunes-là qui le font avec tant de talent, je suis jaloux de leur enthousiasme. Donc, d’un côté je suis fasciné, mais de l’autre j’ai toujours peur. Je suis très content que le Seuil ait publié Le Bruit du givre, que Casterman réédite L’Homme à la fenêtre et Caboto. Pour cette année, ça va...

Propos recueillis en français à Paris le 1er mars 2003.

(Cet article est paru dans le numéro 9 de 9ème Art en octobre 2003.)

les livres de Lorenzo Mattotti.

[1] Franco Bonvicine (1941-1995), dit Bonvi. Auteur de bandes dessinées et de dessins animés. On le connaît en France pour la série Sturmtruppen, publiée dans les années 70, principalement par les éditions Glénat.

[2] Né en 1928, Renato Calligaro a longtemps vécu en Amérique du sud. De retour au pays, il s’impose rapidement comme dessinateur pamphlétaires avec des strips politiques tels que Manuel (1968) ou Oreste e Nicola (1972). Il adopte ensuite une démarche poétique radicale qui inspire plusieurs travaux en couleurs, de faible diffusion, comme l’album-objet Deserto (1982). Calligaro est aussi l’auteur de plusieurs écrits théoriques sur la bande dessinée.

[3] Mattotti dessine un chapitre de l’album collectif Casanova, paru en Italie en 1976 et traduit par Glénat en 1981. Figurent également au sommaire : Battaglia, Chigliano, Crepax, Oski, Bovarina, Marcenaro, Paiva, Altan et Calligaro.

[4] L’album Alice Brum-Brum a paru en 1977 aux éditions Ottaviano (Milan). Il est inédit en France.