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aux aguets

Jorge Zentner

[octobre 2003]

Une semaine par mois, six mois durant, j’ai fait la navette entre Paris et Barcelone pour m’enfermer dans l’atelier de Lorenzo Mattotti, rue des Petites-Écuries. Nous étions en train de créer Le Bruit du givre.

On regarde des dessins. On se raconte des vieilles histoires. On se tait. La trame, le ton, les personnages, les plans, les dialogues... tout naît de ce temps de vie que nous passons ensemble.

Dans l’atelier retentit tout le temps de la musique. Toujours les mêmes trois, quatre CD qui reviennent... qui reviennent... pour mieux convoquer l’atmosphère du livre et nous y faire plonger. Je crois qu’aujourd’hui, l’œuvre achevée à la main, il nous serait très facile d’en feuilleter les pages et d’indiquer quelle musique passait au moment de créer chacune des séquences. Même si ce que nous sommes en train de faire est un livre, avec des textes et des dessins, je pense que notre travail est plutôt une affaire de musique et de danse. De musique, parce qu’il s’agit d’élaborer une composition, comme une partition qui serait exécutée plus tard par les lecteurs. De danse, dans la mesure où nous essayons de suivre un mouvement.

Nous travaillons sans synopsis, sans scénario. Tout se joue dans le ton et le rythme. Le ton de la phrase et celui des couleurs... le rythme du récit et de l’alternance des plans. Notre travail revient à se laisser porter par le mouvement produit dans l’esprit du protagoniste, Samuel Darko. Le crayon à la main, Lorenzo et moi-même nous essayons de suivre ce mouvement intérieur, d’y coller au plus près, de rester fidèles à ses besoins d’expression. Au fur et à mesure que l’histoire avance, Lorenzo accroche sur les murs les pages finies, de sorte que nous en avons tout le temps une vue d’ensemble. Cela nous permet de découvrir et de développer la suite depuis l’intérieur même de l’œuvre. Avant de nous mettre à la tâche, nous observons toujours une sorte de rituel... pour fermer la porte à tout ce qui n’appartient pas au livre que nous sommes en train de faire.

Il faut laisser dehors les autres Mattotti, les autres Zentner, qui sont en même temps à Paris ou à Barcelone en train de développer d’autres projets, d’autres histoires. L’idée implicite de notre méthode, c’est d’être présents. C’est-à-dire de n’autoriser Mattotti et Zentner à intervenir que le moins possible, et ainsi de laisser travailler exclusivement les auteurs du Bruit du givre. Lorenzo ne cache pas sa colère chaque fois que le téléphone sonne et vient casser le climat. Il connaît très bien la nature de notre travail : nous devons saisir la forme qui surgi de l’expérience intérieure de Samuel Darko et la concrétiser, la faire advenir par des mots, des images, des couleurs. Lorenzo sait qu’il s’agit de découvrir peu à peu la forme sous laquelle l’histoire va se manifester, et que pour y parvenir il nous faut rester extrêmement attentif. Nous sommes deux chasseurs aux aguets. Deux chasseurs qui restent la plupart du temps silencieux, en faisant le vide, pour mieux laisser notre proie se manifester.

Jorge Zentner

(Texte paru dans le numéro 9 de 9ème Art en octobre 2003.)

les livres de Lorenzo Mattotti.