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une histoire à chaque fenêtre :
eisner et le graphic novel

Harry Morgan

[Janvier 2002]

La notion de graphic novel telle que Eisner la met en œuvre dans A Contract With God (1978) désigne un récit en images débarrassé des contraintes formelles de la bande dessinée traditionnelle (la grille des images), et où texte et dessin s’adaptent librement aux nécessités du récit. Mais à ces deux contraintes explicites − la délivrance du compartimentage et la libre combinaison de texte et de dessin −, il conviendrait d’en ajouter une troisième : dans le graphic novel eisnérien, la narration passe essentiellement par l’image et, le plus souvent possible, elle aboutit à la disparition complète du texte.

« Over there, Fannie, are millions of people...It’s a big dream... Each window is a whole story. Can you imagine ! »
To the Heart of the Storm, p. 106.

Une fondamentale ambiguïté

Le graphic novel est à cet égard l’héritier du roman gravé sur bois de Frans Masereel ou Lynd Ward, qui est, comme on sait, entièrement muet. [1]

La renonciation aux formes canoniques de la BD ramène clairement le graphic novel à une intention littéraire (à un projet romanesque) et, simultanément, à une forme qui est celle du livre « normal ». La longueur du récit est variable, comme la longueur d’un roman ou d’une nouvelle, et n’est pas contrainte par un gabarit préalable (alors qu’un comic book, par exemple, a une longueur fixe). Les récits sont divisés en chapitres, parfois munis d’un titre. Détail qui a son importance, le nombre d’images par page et la taille même du lettrage laissent à penser qu’Eisner a prévu que ses livres puissent être publiés au format de poche. Mais il importe de noter aussitôt que ce renouvellement se place dans la continuité de l’œuvre précédente d’Eisner, plutôt qu’en rupture avec elle. The Spirit donne déjà de nombreux exemples de compositions originales ou libres et son aspect de bande dessinée expérimentale est l’un des éléments qui fonde son intérêt. De même, une source tout à fait inattendue du graphic novel est la liberté de composition de la planche de Krazy Kat [2], où l’on relève déjà le principe, qui sera systématisé par Eisner, d’un cadre unique par strip. En outre, Herriman applique déjà la grande règle eisnérienne selon laquelle une image qui n’est pas délimitée par le cadre intègre le décor, même invisible, du fond de la planche. [3]

Le Contrat, Glénat, 1993, p. 16-17.

De la libération à la contrainte la page comme unité narrative

Pour compliquer encore, il n’est pas douteux que le projet eisnérien ait évolué, et ait évolué rapidement. La consigne donnée au départ (faire émerger la forme de la fiction elle-même, chaque récit convoquant, ou créant, les moyens narratifs qui lui sont le plus adaptés [4]) recouvre donc des réalités très différentes. Dans A Contract With God, le récit qui donne son titre au recueil propose un texte narratif, assorti d’une ou plusieurs images librement disposées (comme si Eisner négligeait délibérément la composition de la page), rarement encadrées, mais qui fonctionnent comme des images de BD et emploient en particulier la bulle. Une telle forme n’est pas très éloignée, somme toute, d’un graphic novel tel que Gemma Bovery (1999) de Posy Simmonds, qui apparaît à maints égards comme un mélange de texte romanesque conventionnel et de fragments de bandes dessinées. Mais, dès le second récit de A Contract With God, Eisner renoue avec une bande dessinée presque traditionnelle.

Enfin, les deux derniers récits du recueil font apparaître clairement le grand principe narratif d’Eisner : la composition de la planche, loin d’être arbitraire, doit faire apparaître sa structure logique, et prend donc à sa charge une partie de la narration. Il en découle que c’est la page qui devient l’unité narrative, et que c’est d’abord en pages qu’il faut diviser le récit [5].

La Valse des alliances, Delcourt, 2010, pl. 107 (détail)

Les souvenirs du compartimentage

Les récits urbains d’Eisner adoptent successivement le point de vue du voyou, du taulard, du clochard, de la putain, du chanteur de rue, du bon gros toutou, du cafard, de la petite fourmi, en posant que tous ces personnages sont également respectables, puisque chacun tient le rôle que lui a assigné le destin et mène sa chienne de vie. Cet unanimisme d’Eisner est lui aussi une descendance directe des romans en gravure de Masereel ou de Lynd Ward mais également des nouvelles à chute à la O’Henry ou à la Ambrose Bierce. Une histoire muette d’Eisner comme Grand Standing (dans l’album New York) est du pur O’Henry. Un monsieur fortuné raccompagne dans sa belle limousine une jeune dame de la bonne société jusqu’au perron de sa superbe demeure. Mais, dès qu’elle est entrée, le monsieur, qui n’est pas si fortuné que cela, paie le chauffeur de la limousine, qui n’est qu’un comparse, et disparaît dans le métro. La chute de la nouvelle est que la dame elle-même ressort de la maison et se dirige vers la même bouche de métro.

© Guy Delcourt Productions

La forme libre du graphic novel est un moyen idéal pour faire passer cet unanimisme. L’entassement de la planche décrit l’entassement harmonieux d’une communauté soudée. Pour employer une expression usée mais parfaitement justifiée ici, c’est la ville elle-même, New York, qui est le héros (comme dans le roman gravé de Masereel précisément titré La Ville) et le dispositif du graphic novel sert à mettre ce personnage en vedette. Le récit dessiné est structuré par le décor urbain lui-même, moyennant une véritable architecture de la planche. La seule séparation du dessin est souvent interne, tel un mur mitoyen (un espace intericonique crénelé) qu’escalade un jeune homme pour draguer sa voisine, avant de se ramasser une pelle (« Walls », pl. 14, New York). Interviennent ici les procédés d’Eisner visant à naturaliser les cadres, déjà mis au point dans The Spirit. Une porte, une fenêtre sont des cadres tout prêts, et il n’y a plus qu’à y placer un personnage surmonté de sa bulle. La lumière est, chez Eisner, la grande compartimenteuse. D’où toutes ces planches noires, trouées par un carré de lumière sur un bout de plancher, le bas d’un mur, un dessus de table. Enfin, l’appareil abandonné des cases revient constamment sous une forme métaphorique, celle d’une boîte, vue de l’intérieur ou de l’extérieur, qui, sous les espèces de l’immeuble ou de la chambre, est l’élément de base de toute ville, comme si on était effectivement sorti du compartimentage et qu’on le vit en perspective.

Au cœur de la tempête, Delcourt, 2009, p. 61 (détail)

(On en a une très belle illustration dans To the Heart of the Storm, pl. 62. Trois façades éclairées constituent trois pseudo-cases, vues en perspective, que le personnage a traversées successivement.) Cette libre circulation dans le dispositif constitue la différence majeure entre le graphic, novel et la BD traditionnelle, et fait paraître par contraste The Spirit, en dépit de toute son inventivité clans le dispositif, comme bidimensionnel, à côté des romans dessinés d’Eisner. Les gains narratifs du dispositif du graphic novel sont évidents ; représenter sans cadre et dans des images partiellement enchevêtrées une femme sur un escalier d’incendie et les spectateurs d’une course derrière des chevaux de frise indique de façon purement géométrique à la fois leurs regards croisés et leur présence dans le lieu commun de la planche. De même, des relations de type cause/effet, action/réaction, offre/rejet, les phases d’un processus, les étapes d’un itinéraire peuvent être montrées de façon diagrammatique. Enfin, le dispositif permet une utilisation rhétorique de la planche. Elle rend par exemple l’aspect vertigineux du discours d’un prédicateur (« Ouvrez grandes les fenêtres de vos cœurs, l’amour est un puits sans fond »), qui a l’air de flotter lui-même à une hauteur prodigieuse, sur les immeubles vus en plongée (« Windows », pl. 16, New York).

© Guy Delcourt Productions

La fuite d’un voleur est orchestrée comme une partie de flipper, qui fait tilt au moment où les flics mettent la main sur le malandrin, ce qui rappelle des inventions du même type dans The Spirit. Ou encore, la planche contient une hyperbole : quand il pleut dans une planche de graphic novel d’Eisner, il pleut aussi dans ce qui tient lieu d’espace intericonique (de gouttière, si on nous autorise ce mauvais jeu de mot).

Un art au service de l’intériorité

Cependant, la mise en page « libre » d’Eisner est tout le contraire d’une mise en page ostentatoire. Elle doit tout au contraire se rendre invisible, car, pour Eisner, la tranche de vie ne s’accommode pas de prouesses techniques. [6] La même retenue est de règle dans le contenu, car le dessinateur doit s’appuyer avant tout sur l’expérience vécue et sur l’imagination de son lecteur, et user, pour traduire les sentiments des personnages, d’une gestuelle naturelle et instantanément identifiable.
Le dispositif et le contenu du graphic novel sont donc tout entiers au service de l’intériorité. « Black-out » (dans l’album New York) est le type même de la non-histoire. Une panne d’électricité a paralysé une rame de métro dans le noir pendant vingt minutes. Il ne s’est produit aucun incident. Mais le dessin nous montre les passagers décomposés par l’angoisse et paralysés par la présence des autres. Le plus pathétique des voyageurs est celui qui lit son journal − procédé commode pour échapper aux autres −, et qui continue à le regarder dans le noir, tout le temps que dure la panne.

© Guy Delcourt Productions

La BD traditionnelle est parfois utilisée en abyme, par exemple pour montrer les fantasmes d’une jeune femme et d’un jeune homme qui se côtoient tous les jours dans le métro mais ne s’adresseront vraisemblablement jamais la parole (« Subway », dans l’album New York). Elle est une petite employée, lui est garagiste, mais, dans leurs fantasmes, l’autre est riche et célèbre et représente un moyen de promotion sociale. La possibilité d’un amour dans le monde réel est dont radicalement empêchée, ce qui fait le tragique de l’histoire. Ces beaux songes, jumeaux et impossibles, interrompent les rêveries terre à terre des autres passagers de la rame. La BD est ici revendiquée comme ce qu’elle est traditionnellement, un moyen d’évasion, un rêve rapide, celui d’une midinette et d’un mécanicien. La solidité du noir et blanc et la rigueur du compartimentage dans les fantasmes parallèles des deux jeunes gens montrent que ce rêve est plus réel que la vie, représentée dans un pâle lavis et dans l’apparente désorganisation du graphic novel.

© Guy Delcourt Productions

L’une des bases théoriques d’Eisner est l’immédiateté du cartoon. Le cartoon se comprend à première vue, en jouant sur un poncif culturel. Si une image complexe est pour Eisner l’équivalent d’une phrase, un motif tel qu’un personnage à genoux est assimilé à un symbole unique, et le rapprochement est fait avec un hiéroglyphe égyptien ou un caractère chinois [7]. Cela ne va pas, chez Eisner, sans un certain maniérisme ; un monsieur qui fait sa déclaration à une demoiselle se met à genoux devant elle, même s’il la trouve dans le palais d’un dictateur et n’a qu’une minute pour l’enlever ; s’il est rejeté, il prend la porte, même s’il n’y a pas de porte à prendre.

Eisner se situe donc dans la lignée de théoriciens de l’image qui insistent sur son instantanéité (l’image doit « parler d’elle-même ») et sur les avantages de celle-ci (on pense évidemment à des domaines comme l’imagerie commerciale, où il est essentiel que le consommateur, bombardé à longueur de journée de stimulations visuelles, interprète un message « à vue »). On peut trouver ce côté démonstratif indissociable d’une certaine vulgarité. Certaines icônes eisnériennes rappellent désagréablement des bibles de poncifs graphiques trouvables dans les bibliothèques des logiciels informatiques ou sur cédérom. Mais sans doute faut-il apprécier à sa juste valeur une forme de communication qui échappe, au moins en apparence, à la successivité du langage. Nous sommes tentés de faire ici une comparaison avec le boulier japonais : on sait que les calculs n’y sont si rapides que parce que poser les opérations, c’est déjà les résoudre.

Les Clés de la bande dessinée, 2. La Narration, Delcourt, 2010, p. 23 (détail)

Ce principe d’une image dont la compréhension est instantanée s’intègre à merveille dans le projet eisnérien, et la leçon d’un Lynd Ward a ici été parfaitement retenue. Une telle image est le vecteur idéal de l’unanimisme (tout personnage d’amoureux incarne l’amoureux en tant que type, et par conséquent nous pouvons tous nous reconnaître en lui) et de la représentation de l’intériorité (nous comprenons immédiatement ce qui anime tel personnage et nous remplissons les blancs avec nos propres expériences et nos propres émotions). Eisner arrive donc, par les moyens qui sont ceux du dispositif et du dessin, non seulement à nous faire comprendre comment raisonnent les gens qu’il dépeint avec sympathie et tendresse, mais encore à nous faire admettre qu’ils ont raison de raisonner de la sorte. Le principe du mensonge social (il faut porter beau et cacher qu’on est pauvre, qu’on est issu d’un quartier défavorisé ou qu’on appartient à une ethnie méprisée) et son corollaire, l’ascension sociale (on quitte le quartier quand on le peut pour aller s’installer dans une banlieue plus cossue, on espère un beau mariage avec un docteur ou un dentiste), ne sont en rien des « conventions sociales » qui dénoteraient l’ignorance, l’arriération ou le manque de sophistication de ses personnages, mais les règles d’un jeu de la vie auquel on ne peut refuser de jouer, et où les pertes et les gains se soldent par des existences heureuses ou misérables.

La partie et le tout

Si le dispositif du graphic novel se heurte à une limite, c’est celle de l’efficacité narrative. On constate aisément que sitôt qu’il se passe beaucoup de choses et que l’intelligence du récit nécessite une abondance de dessin ou de texte, Eisner revient à une mise en page qui ne diffère plus guère de celle de la bande dessinée canonique, un quasi compartimentage où les images sont distribuées en registres et où l’une au moins est encadrée, ce qui suffit à les séparer toutes. [8] Les idées d’Eisner (la page comme unité narrative, comme tout organique) fonctionnent donc comme un idéal esthétique, définissant un style, mais pas un langage, et le résultat est d’autant plus réussi que l’auteur ne se tient pas strictement à son système. On peut faire ici un parallèle avec le principe hitchcockien du plan-séquence. (Le passage délibéré chez Hitchcock d’une cinématographie basée sur le montage à une cinématographie basée sur le plan unique ressemble beaucoup au passage effectué par Eisner de ce chef-d’œuvre du découpage qu’est The Spirit à la forme unifiante du graphic novel.) Hitchcock ne raconte jamais si bien que lorsque sa caméra suit l’héroïne à travers une scène entière. Mais The Rope (La Corde), entièrement filmé en plans séquences, chacun de la longueur d’une bobine, apparaît comme un exercice de style et, dans Under Capricorn (Les Amants du Capricorne), le principe de cette caméra qui galope dans l’escalier à la suite d’Ingrid Bergman paraît tout simplement idiot.


De même, le projet d’Eisner pèche parfois dans le plan général. Des formes brèves comme la sunday page, le comic book, ou la forme adoptée par Eisner lui-même pour The Spirit, le supplément dominical vendu clé en main, peuvent fonctionner comme de petits contes moraux. C’est également le cas des fictions de la seconde carrière d’Eisner quand elles sont brèves, et c’est ce qui fait leur parfaite réussite. Par contre, dans les récits les plus longs, les événements particuliers, les scènes, ont une logique qui est portée par leur forme propre, mais le « sens » global du récit est parfois obscurci (les préfaces notent avec un certain embarras que le roman n’a pas pris la direction prévue). Life On Another Planet résiste mal à la comparaison avec un roman de science-fiction sur le même sujet comme Contact, de Carl Sagan. Même dans une réussite aussi incontestable que Dropsie Avenue, la thèse générale sur la cause de la décadence des villes est quelque peu embrouillée, alors même que les mécanismes particuliers sont décrits de façon quasi algébrique.
Le message essentiel d’Eisner est civique : si une ethnie en voie d’embourgeoisement réagit à l’arrivée d’immigrants plus récents et plus pauvres en déménageant vers une banlieue résidentielle, le quartier ne peut, faute d’argent, d’activité économique, d’infrastructures, que s’appauvrir et devenir un foyer de criminalité. Seulement, pour que la démonstration fonctionne, l’auteur doit montrer que les « nouveaux » ratent l’embourgeoisement que leurs prédécesseurs ont réussi. Dans ces conditions, les Irlandais ont parfaitement raison de craindre l’arrivée des Italiens, les Italiens celle des Portoricains, vecteurs de misère et d’insécurité ! Le message civique est encore brouillé par le pessimisme foncier, voire le fatalisme d’Eisner, pour qui les quartiers ont un cycle de vie et, par conséquent, naissent, croissent, dépérissent et meurent. Les « justes » du roman, Abie, l’avocat juif, Ruby, l’adjointe au maire noire, sont par conséquent impuissants à enrayer la décadence de leur quartier, qui obéit, au fond, aux lois de la nature. Eisner est finalement son pire ennemi, puisqu’il illustre l’inégalité foncière des ethnies (et le caractère inéluctable des conflits ethniques) ainsi que l’inutilité de l’action sociale.

Dropsie Avenue. Biographie d’une rue du Bronx, Delcourt, 2007, p. 69.

Eisner, romancier social

Le message le plus clair de Dropsie Avenue comme de tous les graphic novels d’Eisner est celui de la pouillerie générale, de la dureté des temps, et de l’intensité des haines nationales et religieuses. Eisner n’est jamais plus convaincant que lorsqu’il est autobiographique. To the Heart of the Storm est censé décrire le climat social de l’Amérique pendant les années d’enfance et d’adolescence d’Eisner, mais le récit est, comme l’admet l’auteur lui-même, essentiellement une autobiographie, et son unité procède des rapports de l’auteur avec son père, qui vont conduire le jeune Eisner à faire le chemin inverse de son géniteur : la carrière artistique du père est brisée par les réalités de la vie (de peintre d’église à Vienne, il devient peintre de décors de théâtre à New York, puis de faux bois sur des lits en fer, après quoi il devient businessman) ; Willie va revenir à l’art, en commençant par une forme considérée comme triviale (le comic book), mais en la transformant en une forme majeure (le graphic novel) ; en second lieu, Willie va vers le cœur de l’orage, c’est-à-dire vers la guerre, que son père a fuie en quittant Vienne en 1914.

Somme toute, il semble qu’Eisner ait trop scrupuleusement respecté son projet d’une forme née des impératifs du récit lui-même. Les moyens du graphic novel sont idéalement adaptés à ce qu’il appelle lui-même la tranche de vie, à la description unanimiste d’une grande métropole, à l’évocation nostalgique d’un passé caractérisé par la dureté des temps et la dureté des cœurs, mais riche aussi d’espoirs et de promesses. Mais, dès qu’on se rapproche d’un récit riche en péripéties, la forme tend à se rapprocher d’une bande dessinée classique jusqu’à ne plus s’en distinguer et, de surcroît, l’auteur éprouve quelque difficulté à passer de la partie au tout, la logique des scènes n’étant pas maintenue jusqu’au niveau du récit pris globalement. En renonçant aux avantages d’une structure traditionnelle pour la forme qu’il a baptisée le graphic novel, Eisner a fait deux choix également ambitieux : celui d’un renouvellement constant des contraintes dans la microstructure de son récit, et celui d’une absence de forme − et donc d’un romanesque « pur » − pour le récit considéré dans son ensemble. Qu’il ait mieux réussi la première partie de son programme que la seconde n’enlève rien, ni à la hauteur de l’ambition, ni au génie qui apparaît dans la réalisation de son programme.

Harry Morgan

Cet article est paru dans le numéro 7 de 9ème Art en janvier 2002, p. 102-107.

les livres de Will Eisner.

[1] L’héritage de Frans Masereel (Le Soleil, 1919), Otto Nückel (Destiny, ca 1930) ou Lynd Ward (Vertigo, 1937) est revendiqué dans Graphic Storytelling, p.138-141. Eisner a dit l’influence qu’a eue, sur son développement personnel, le Frankenstein de Lynd Ward (un roman en gravures sur bois), dont un exemplaire était en sa possession dès 1938. [[Sur Frans Masereel, on consultera le site http://graphicwitness.org/hisloric/masereel.htm. Sur Lynd Ward, on consultera le site http://graphicwitness.otg/historic/ward.htm.

[2] Eisner en reproduit une dans Le Récit graphique, narration et bande dessinée.

[3La Bande dessinée, art séquentiel.

[4] Cette consigne est explicite dans la préface à A Contract With God. Cet album a été publié en France sous trois titres différents : Un bail avec Dieu, Le Contrat et enfin Un pacte avec Dieu.

[5La Bande dessinée, art séquentiel.

[6Le Récit graphique, narration et bande dessinée.

[7La Bande dessinée, art séquentiel.

[8] Beaucoup de lecteurs, y compris de lecteurs attentifs à la forme, perçoivent les récits d’Eisner comme des BD normales, dont la composition n’est ni plus ni moins libre que celle de n’importe quel comic book moderne.