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conversation avec will eisner

Jean-Paul Jennequin

[Janvier 2002]

À près de 85 ans, Will Eisner, invité du Festival d’Angoulême 2002, continue d’aligner des albums témoignant à la fois d’un métier très sûr et d’une grande liberté d’inspiration. Entre fiction, reportage et autobiographie, le père du légendaire Spirit élargit une œuvre qui est l’une des plus considérables de l’histoire des comics, en termes d’innovation, de diversité et d’influence.

Jean-Paul Jennequin : Vos vues concernant la bande dessinée en tant qu’art ont-elles changé au fil des ans ?

Will Eisner : Mon opinion de la bande dessinée en tant que forme littéraire et artistique est restée la même. Je suis, peut-être, devenu encore plus optimiste au sujet de ses capacités littéraires.

Dans les années quarante, vous aviez des assistants alors que maintenant vous travaillez seul. Quels sont les avantages et les inconvénients des deux méthodes ?

Le besoin d’avoir des assistants venait des exigences de la production. Quand je devais livrer une histoire complète du Spirit de sept pages chaque semaine, il était indispensable que je sois aidé par au moins trois personnes. Aujourd’hui, parce que je réalise des histoires plus subtiles, je suis plus intéressé par la finesse et les détails que par la date de livraison. Et donc, je dois vraiment faire tout moi-même. En bande dessinée, cela devient contre-productif et quelque peu impersonnel de déléguer à d’autres personnes certaines parties de la production.

Page de titre de l’épisode du Spirit paru le 23 octobre 1949. © Will Eisner Studios, Inc.
Page de titre de l’épisode du Spirit du 24 mars 1946

Dans les années cinquante et soixante, vous avez réalisé des bandes dessinées éducatives pour l’armée. Qu’est-ce que cela vous a appris ?

Réaliser des bandes dessinées éducatives est formidablement formateur dans la discipline de la narration linéaire. Dans ce média, la narration requiert la capacité d’attirer et de retenir l’attention du lecteur

Développez-vous d’abord vos idées sous forme écrite, ou passez-vous par une succession de brouillons dessinés, ou un mélange des deux ?

Ma méthode de travail est très structurée. Je commence par la fin de l’histoire, parce que la fin concerne généralement le thème sous-jacent. J’écris ensuite presque simultanément l’action visuelle et les dialogues. Je n’écris pas un « script » à la machine à écrire avant de l’illustrer, je compose tout sur du papier (de taille lettre) et quand j’ai un rough complet, lisible au crayon, je l’envoie à mon directeur littéraire. Puis j’intègre ses remarques et j’envoie le « brouillon » à l’éditeur. Après qu’il l’ait accepté, je copie le rough sur des feuilles de bristol et je l’encre. Je réalise généralement d’abord les bulles, puis les dessins.

Est-ce que les remarques d’un directeur littéraire vous ont parfois amené à complètement retravailler une histoire ?

Oui, car je considère le directeur littéraire comme un substitut de lecteur. J’ai révisé des séquences suite à la réaction d’un directeur littéraire. Par exemple, dans Le Bronx, 55 Dropsie avenue, ma femme a lu le premier jet de l’histoire. Quand Jacob Shtarkah commence à tromper sa femme (comme je l’avais montré), celle-ci ne se doutait de rien. Ma femme m’a fait remarquer que même si l’épouse de Jacob n’était qu’une simple paysanne, elle devinerait ! J’en ai parlé avec mon directeur littéraire qui a été d’accord : il a pensé que les lectrices adultes, en particulier, trouveraient incroyable que la femme ne soit pas au courant. Alors, j’ai changé la séquence.

Planche tirée de l’épisode du Spirit The School for girls, 19 janvier 1947.

Vous est-il arrivé de modifier une fin à cause des développements de l’histoire ?

Non, parce que les conclusions sont vraiment à la base même de mes histoires. Quelquefois, il m’arrive d’« améliorer » la séquence finale pour renforcer le sens que je veux donner au récit. Par exemple, dans mon dernier livre, The Name of the Game [1], je veux examiner le mariage en tant qu’entreprise. C’est le thème du livre.

The Name of the Game m’a rappelé certains romans européens de la fin du XIXe et du début du XXe siècle, ces romans familiaux qui montrent l’ascension et parfois la chute d’une famille. Je me demandais si vous aviez été influencé par cette sorte de littérature ?

Non, pas vraiment. Mes influences principales sont essentiellement les nouvelles. Par exemple, Guy de Maupassant est l’un de mes auteurs préférés. J’adore ses nouvelles. Quand j’étais jeune, je les lisais tout le temps. Maupassant m’a appris, comme les auteurs américains de nouvelles, comment construire une histoire courte. Ce média est basé sur le format de la nouvelle.

La Valse des alliances, Delcourt, 2010, pl. 17.

C’est drôle... Comme vous êtes Américain, j’avais plutôt pensé à O’Henry, par exemple...

Oui, O’Henry a eu une énorme influence. Ring Lardner aussi.

Et des écrivains plus récents, comme Isaac Bashevis Singer et Bernard Malamud ?

J’ai lu Malamud, Saul Bellow, et Singer, évidemment. D’ailleurs, quelque chose de très amusant au sujet de Singer, c’est que je ne savais même pas qu’il existait jusqu’à ce que je fasse Le Contrat. Et alors quelqu’un m’a écrit en me disant : « Vous savez, votre livre ressemble beaucoup au sien. » Alors j’en ai acheté un exemplaire et je l’ai lu, pour la première fois (rire). C’était une coïncidence.

Était-ce parce que vous et lui veniez du même milieu ?

Oui, nous avions des points communs. Vous savez, quand vous réunissez trois ou quatre personnes et que vous leur faites écrire un texte sur une expérience qu’ils ont en commun, ce qu’ils écriront se ressemblera beaucoup. Ça n’a rien d’inhabituel.

À l’opposé, vous et Jack Kirby avez eu des enfances assez semblables, à New York, et pourtant, on ne peut pas dire que son travail soit semblable au vôtre !

Non, non. Son travail était davantage... une bravade que mon travail. Il y avait un côté « grand opéra ». Moi, ce qui m’intéresse, c’est de parler des gens, d’explorer l’expérience de la vie, la lutte de l’homme pour survivre. Je n’ai jamais été vraiment intéressé par l’héroïsme. Même quand je faisais le Spirit, je n’étais pas vraiment intéressé par l’aspect héroïque de la bande.

Où Eisner se moque confraternellement de Chester Gould, dont le Dick Tracy
était parodié par Al Capp sous le nom de Fearless Fosdick.

Quelqu’un a dit que les écrivains canadiens parlaient de survivants tandis que les écrivains américains parlaient de héros, de conquérants...

Vous voyez, j’ai une culture différente. Très souvent, quand je discute avec mes collègues européens, par exemple français, quand nous comparons nos travaux, nous nous demandons pourquoi la littérature ou la bande dessinée européennes semblent procéder d’une impulsion différente. De leur côté, les Américains se demandent pourquoi les superhéros ne sont pas plus populaires en Europe. La raison en est que le psychisme américain est tourné vers les solutions immédiates. Notre pays n’a que deux cent cinquante ans et la plupart des gens qui l’habitent sont des immigrants. La famille de ma femme est aux États-Unis depuis quatre générations et c’est considéré ici comme très inhabituel. Donc, nous pensons en termes de solutions immédiates. Ce média de la bande dessinée, ce que j’appelle l’art séquentiel, est essentiellement un média de distraction. Et donc les gens qui y travaillent ont dû lutter contre l’attitude négative qu’ont les gens vis-à-vis du média. Moi-même, comme chacun sait, je me bats contre cette altitude depuis vingt-cinq ou trente ans. Mais les solutions aux problèmes de la vie dans ce pays sont en général une gratification immédiate. Nous résolvons les problèmes immédiatement, d’un seul grand coup. Dans les westerns que je regardais autrefois, le problème était résolu d’un coup de pistolet. Le bon et le méchant s’affrontaient au milieu de la rue en pleine après-midi, l’un des deux tirait et l’histoire était finie.

Beaucoup de gens trouvent vos histoires sombres et pessimistes.Quand on lit 55, Dropsie Avenue ou Au coeur de la tempête, on a l’impression qu’il n’y a pas de solution aux conflits ethniques et à la lutte des classes. Les quartiers se détériorent et on n’y peut pas grand-chose.

La raison pour laquelle mes livres finissent comme ils finissent, c’est que je veux que mes lecteurs se rendent compte que ces expériences font partie d’une chaîne d’événements, que les choses ne se terminent jamais par « et ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Ici, en Amérique, les gens me demandent pourquoi j’ai d’aussi bonnes critiques en France, en Europe. C’est parce que les gens, chez vous, comprennent que la vie est une continuité, que les choses ne se terminent pas instantanément. Je ne donne pas délibérément à mes livres un ton sombre. Et même, je suis toujours étonné quand on me dit qu’ils le sont. Probablement les lecteurs attendent-ils qu’il y ait une solution et ce n’est pas dans mes intentions d’en fournir une. Je fais du reportage plus qu’autre chose. Je suis un observateur, un moraliste.

Dans The Name of the Game, vous montrez en effet que les gens sont le produit de leur environnement, qu’ils ont très peu de choix ou de liberté individuelle. Cela peut paraître étrange venant d’un Américain. Les États-Unis sont censés être le pays de la libre entreprise, de l’individualisme...

Oui. Les Américains s’imaginent contrôlant complètement leur environnement. C’est pour cela que le pays a été si bouleversé, si déconcerté, par ces récents attentats à New York. Nous nous sommes tout à coup rendu compte que nous étions vulnérables. Les Américains ne se considèrent pas comme vulnérables. Dans ce pays, on nous élève en nous disant que nous sommes maîtres de nos destins, que nous contrôlons nos vies. « Tu peux être ce que tu veux être. » En fait, ça ne marche pas toujours tout à fait comme ça !

Je me suis surpris, en traduisant The Name of the Game, à trouver presque sympathique le personnage de Conrad. Il n’a pas choisi d’hériter d’une vaste fortune et il essaie d’échapper aux responsabilités qui vont avec. Il tente de s’y soustraire mais d’un autre côté, il veut l’argent !

Il se trouve dans la même situation qu’un fils de roi. Il ne peut pas renoncer au fait qu’il est prince d’un pays et il doit vivre dans ce cadre. J’ai essayé d’apporter plus de profondeur à Conrad en le faisant réagir à la mort de sa fille aînée. Je ne voulais pas faire de lui un mauvais intégral, sans cervelle et réagissant automatiquement. C’est un livre qui a été difficile à écrire parce qu’il recouvrait de nombreuses générations. Mes personnages grandissaient devant moi : ils vieillissaient au fur et à mesure que j’écrivais (rire).

La Valse des alliances, Delcourt, 2010, pl. 45.

En ayant recours au texte, vous pouvez donner l’arrière-plan de la famille Ober, des Arnheim ou d’Eva Krause, et cela ne prend qu’une page. Cela donne beaucoup d’informations qui sont mises en action après.

Comme tous ceux qui ont suivi mon travail le savent, je suis constamment en lutte avec ce média. J’essaie perpétuellement de reformer le média, de lui donner la profondeur dont il a besoin. Et je m’aperçois que l’addition de texte, dans des livres de ce genre où j’entreprends un long récit très ample, me donne l’occasion de mettre en place un arrière-plan qui prendrait beaucoup, beaucoup de pages d’illustrations… Ce serait trop déconcertant. Dans ce cas, le texte fournissait aux lecteurs les informations d’arrière-plan sans retarder ni déranger le déroulement de l’histoire.

Dans vos œuvres récentes, vous utilisez beaucoup de texte écrit...

J’utilise davantage de texte parce que je me suis aperçu que mes histoires plus complexes et subtiles avaient besoin du soutien de transitions que seul le texte peut fournir. C’est une direction intéressante, mais je n’irai pas au-delà du point où la domination de la narration visuelle serait amoindrie.

Le Contrat, Glénat, 1993, p. 93.

Votre tout premier roman graphique, Le Contrat, était au format livre, alors que par la suite, vous avez utilisé un format plus grand. Aviez-vous l’impression d’être trop à l’étroit ?

Non, non. En fait, j’ai été influencé par les éditeurs. Ce sont eux qui voulaient faire des livres de format plus grand. Le conflit que j’ai toujours eu avec les gens dru marketing, c’est que j’essayais de rompre avec le format standard des graphic novels.

Un livre comme Au cœur de la tempête, à la mise en page assez aérée et au lettrage assez gros, pourrait être réédité dans un format plus petit...

Oui, ce serait possible. Mais en France, en particulier, j’ai été très surpris et pas très content que les éditions USA aient décidé de le faire en deux volumes. Ils m’ont expliqué que, d’un point de vue marketing, un gros livre serait trop cher pour le lecteur J’ai trouvé cette explication un peu stupide.

C’était peut-être vrai au début des années 90 mais à présent, ça change...

La situation marketing change constamment. En ce moment, ce que l’on appelle les pamphlets, c’est-à-dire les magazines de trente-deux pages agrafées de 17 cm sur 26, ce que nous, nous appelions comic books, prennent autant de place chez les détaillants qu’un livre de 168 pages de la même taille. Le livre de 168 pages, on peut le vendre de 10 à 15 dollars, alors que le magazine de 32 pages ne rapporte que 2 à 3 dollars. Le libraire dit : « Ecoutez, pour la même surface, je peux faire un meilleur bénéfice. » La présentation du produit et les questions économiques ont toujours été essentielles pour n’importe quelle entreprise d’édition.

Quand on regarde les premières pages du Contrat, on a l’impression que vous cherchiez à combiner textes et images librement, sans vous préoccuper de l’effet général. Assez rapidement, toutefois, on sent que la page devient votre unité narrative de base. C’était un choix délibéré ou une évolution naturelle ?

Plutôt une évolution. Chaque livre m’a appris quelque chose. Je me dis : « Ah, je ne referai plus cette erreur-là... » Et je repousse toujours plus loin mes limites. Pour moi, l’excitation et la joie de travailler dans ce média viennent de la liberté que l’on a d’y faire des expériences, de le remodeler, de l’améliorer, d’essayer de trouver de nouvelles manières de raconter la même histoire

Ces dernières années sont parus de très longs romans graphiques, de 500 pages et plus. Seriez-vous tenté d’en faire un ?

Eh bien... Là, c’est vraiment une question d’arithmétique. À mon âge, je considère le temps comme beaucoup plus précieux que je ne le faisais quand j’avais vingt ans. Quand j’avais vingt ans, je pouvais perdre six mois et ne pas m’en faire. A présent, je pense à un livre et je me dis qu’il va me falloir un an pour le faire. Est-ce que cela vaut que j y passe un an de ma vie ? Je réalise environ une page par jour : après que je l’ai écrite et que j’ai fait un crayonné grossier, la partie dessin, encrage et lettrage me prend environ une journée. Si je dois faire 500 pages, ça me prendra...

un an et demi.

Plus que ça, parce que je dois quand même dormir, manger. Ma femme veut que je rentre à la maison, de temps en temps (rire). Et puis, il y a les samedis et les dimanches. Avec ma femme, nous avons un accord : le samedi, c’est son jour. Mais l’une des joies de faire des romans graphiques, c’est que ce n’est pas comme au temps du Spirit, quand je n’avais que sept pages pour faire une histoire, grande ou petite. Aujourd’hui le livre prend cent cinquante, cent soixante pages. S’il en prend deux cents, c’est bien aussi. J’ai énormément de plaisir à faire ce que je fais.

Planche extraite de A Life force,
un album sur la Dépression dans les années trente.

Un aspect de votre travail récent qui frappe, de prime abord, c’est l’absence de cadre dans les cases ...

L’utilisation d’espaces ouverts et l’élimination raisonnée des cadres de cases est ma manière d’assurer l’implication du lecteur dans ce qu’il lit. C’est particulièrement utile quand on s’adresse à un lecteur adulte.

Parce qu’un adulte trouve la bande dessinée « enfantine » et qu’éliminer les bords de case fait qu’une BD ressemble moins à une BD ?

Vous ne me comprenez pas. La fonction de « l’élimination » des bords est d’impliquer davantage l’expérience du lecteur Je ne m’occupe pas de l’attitude des lecteurs adultes vis-à-vis de la forme bande dessinée.

Dans La Bande dessinée, art séquentiel, vous avez écrit que dans une case sans bords, on n’a pas nécessairement besoin de décor parce que le lecteur remplit l’arrière-plan avec les éléments de décor qui se trouvent dans la même page.

J’ai affaire désormais à un lecteur qui lit beaucoup plus lentement, a un peu plus d’expérience de la vie, est un petit peu plus évolué. Au temps où je travaillais sur le Spirit, j’étais très expérimental. Il y a plusieurs histoires où j’abandonne complètement les cases. J’ai fait une histoire complètement sans dialogues. À cette époque, j’avais déjà un lectorat adulte mais également des jeunes. Dans les journaux du dimanche, j’étais lu par le père, mais aussi la mère et les enfants. Je devais donc plaire à tout le monde. Ce qui, d’ailleurs, est la raison pour laquelle je me suis lancé dans le Spirit, parce que cela me donnait l’occasion d’écrire et de dessiner pour un public d’adultes. Jusque-là, j’avais l’impression d’être dans une sorte de ghetto de la BD où j’écrivais essentiellement pour de jeunes enfants et où je créais des titres de distraction pour les kiosques.

Cette absence de cadres, j’insiste, participe-t-elle d’un principe général de non-fini ? Est-ce une manière d’amener le lecteur à vous rejoindre à mi-chemin ? Moins vous en dites, plus le lecteur est obligé de s’impliquer ...

Je n’adhère pas totalement à la théorie artistique du less is more (« moins, c’est plus »). En fait, je m’aperçois que le lecteur mettra plus dans l’œuvre si je l’y prépare. Je ne mets pas de cases vides ou blanches sans fondations préliminaires. Si vous étudiez mes travaux, vous verrez que je prépare le lecteur à ces apparitions, afin qu’il imagine ce qu’on attend de lui. J’ai découvert assez tôt que ce média est une forme d’impressionnisme. Dans la peinture impressionniste, on invite le lecteur à apporter une énorme part. Par exemple Turner, le peintre anglais, quand on regarde ses tableaux de très près, ce n’est qu’une série de traits de pinceaux, ce ne sont que des suggestions. En reculant, bien .sûr, si vous avez une certaine expérience, vous fournissez ce qui manque. Peut-être que le meilleur exemple, dans mes livres, c’est la ville. J’ai décidé assez tôt que c’était une erreur de faire des décors trop précis. Il valait mieux faire les choses de manière impressionniste parce que les gens se souviennent des choses de cette manière-là.
Quand je visite une ville, je m’en souviens, mais pas en détail. J’en garde une impression générale, Il me suffit d’une suggestion. Je n’ai pas besoin d’un dessin détaillé des Champs-Elysées pour savoir qu’il y a un gros monument au bout. En fait, j’ai été rassuré assez vite sur ce point. J’étais à Copenhague, je crois, et un étudiant m’a dit : « Je viens d’aller en Amérique et New York, c’est exactement comme dans votre livre. » (Rire) C’était très gentil !


Mais est-ce que ce côté « pas fini » est votre marque de fabrique ou bien tous les grands dessinateurs, comme Milton Caniff, font-ils cela ?

En effet, je dois avouer que ce qui m’a rassuré à ce propos, c’est que... J’ai toujours été un disciple fervent de George Herriman, l’auteur de Krazy Kat. J’ai cherché à analyser pourquoi je trouvais son travail si attirant et si merveilleux. Et je me suis aperçu que, dans un certain sens, il s’appuyait sur la même théorie : que s’il dessinait un bâtiment avec une drôle de petite lune au-dessus, et puis dans la case suivante, qu’il mettait un arbre à cet endroit-là et que les personnages continuaient de discuter étrangement, toute cette scène restait gravée dans votre esprit.

Donc Herriman a été une influence importante ?

En fait, mes trois plus fortes influences ont été Milton Canif, George Herriman et Elsie Segar. Pour différentes raisons ! Milton Caniff m’a appris comment raconter une histoire, comment la rythmer. Herriman m’a appris comment impliquer le lecteur, ce qui est très important. Et Segar m’a appris comment créer une action violente avec un minimum de mouvement.

C’est vrai que certains coups de poing dans le Spirit sont comme dans Popeye : le corps ne bouge pas, juste le bras.

On croit toujours que Popeye fait beaucoup de grands mouvements. Mais quand on regarde attentivement les dessins, on s’aperçoit qu’il ne bouge pas du tout !

Quand vous parliez d’Herriman, je pensais à vos premières pages du Spirit, quand vous utilisiez le titre de différentes façons...

Je dis toujours à mes élèves : si vous trouvez un dessinateur qui vous plaît, étudiez son travail, mais essayez de le comprendre. Pas la peine de l’imiter, c’est superficiel. Comprenez ce qui se passe en dessous, pourquoi il fait ce qu’il fait. Et ça, c’est ce qui restera dans votre esprit quand vous aurez étudié le travail d un dessinateur que vous admirez. Par exemple, j’ai toujours admiré Velasquez, déjà quand j’étais au lycée. Ce qui m’a beaucoup influencé, c’est qu’il était capable de montrer l’intérieur de ses personnages. Quand on voit un portrait réalisé par lui, on connaît cette personne intimement. Ce n’était pas seulement le résultat d’une superbe technique, même s’il la maîtrisait parfaitement. La peinture et la bande dessinée se laissent facilement entraîner à se concentrer uniquement sur le style et la technique. Parce que nous sommes influencés par le public et que pour lui, il suffit d’un style brillant et d’une technique fantastique pour vendre beaucoup.


Iriez-vous jusqu’à dire, comme l’a fait récemment un jeune auteur américain, James Kochalka, que « la technique, c’est l’ennemi » ?

Oui. D’une certaine façon, elle l’est, parce qu’elle dilue votre concentration. On se concentre sur la technique et pas assez sur ce qu’on veut dire. Oui, il a raison, je suis d’accord.

C’est drôle, parce qu’il a reçu une volée de bois vert quand il a dit ça.

Un de mes gros problèmes, ce sont les soi-disant « Beaux Arts ». On se concentre énormément sur le style et la technique. Le travail de Van Gogh est apprécié en grande partie à cause de sa technique. Il avait très peu à dire, philosophiquement parlant. Monet aussi avait très peu à dire. C’était un maître éblouissant de la technique. Il peignait des nénuphars comme personne. Chaque artiste a une philosophie. Je crois très fortement que la technique est une tromperie. Mais d’un autre côté, quand je discutais de ça avec mes élèves, ils n étaient pas d’accord. Ils me disaient qu’untel vendait beaucoup, et que cloner la technique comptait plus que le contenu. Je leur disais qu’ils avaient raison, sauf que le contenu dure plus longtemps.

Exactement ! Les techniques changent. Des travaux qui semblaient merveilleux il y a vingt ans paraissent datés aujourd’hui.

Vous avez mentionné Jack Kirby. Ses histoires ne sont pas lues et relues. Les gens apprécient seulement son style et sa technique. Comme chacun sait, il a travaillé dans mon atelier pendant une courte période. Et c’était un maître du style et de la technique, mais l’histoire ne l’intéressait pas vraiment. S’il devait choisir entre donner la primauté à l’histoire ou au dessin qui vous en mettait plein la vue, c’était le dessin qui gagnait. Il lui donnait plus d’importance qu’à l’histoire elle-même. Et ça, c’est un problème auquel je me trouve confronté à longueur de journée. Très souvent, je change mon dessin pour coller à l’histoire. Dans The Name of the Game, le dessin vous en met beaucoup moins plein la vue que dans certaines de mes autres œuvres, par exemple Mon dernier jour au Vietnam. Parce que là, ce qui comptait, c’était moins un style et une technique brillants que raconter une bonne histoire.

Entretien réalisé en septembre et octobre 2001 par courrier électronique et par téléphone.

(Cet article est paru dans le numéro 7 de 9e Art en janvier 2002, p. 86-94.)

les livres de Will Eisner.

[1La Valse des alliances, Delcourt, 2002.