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de la haine de soi considérée comme un des beaux-arts

Harvey Pekar, Chester Brown, Joe Matt, Roberta Gregory… Il ne manque pas d’exemples, dans la bande dessinée américaine de confession, d’auteurs ayant poussé assez loin l’autodépréciation. Mais, dans le dénigrement de sa propre personnalité, aucun n’avait même approché les extrémités qu’a atteintes Ivan Brunetti, spécialement dans les trois premiers numéros de son comic book Schizo (1995-1998), qui ont été réunis en album sous le titre Misery Loves Comedy. (L’édition française, publiée par Cambourakis en octobre 2009, conserve le titre original.)

Je ne parlerai pas ici de l’œuvre en soi, fascinante, agaçante, virtuose, provocatrice. On aura remarqué que, dans ce blog, ce sont surtout les discours tenus sur la bande dessinée qui mobilisent mon attention. De ce point de vue, le recueil de Brunetti est singulier, en ceci qu’il comporte notamment des considérations de son psy (c’est lui qui introduit l’ouvrage ; il écrit : « personne ne peut avoir conscience que produire un dessin destiné à affronter le monde extérieur et le jugement des autres est extrêmement douloureux ») et de sa femme Valérie, « éditorialiste invitée », qui se demande encore « si elle est mariée à un monstre ou à un homme » mais qui a compris qu’Ivan « cultive un mépris tenace pour l’humanité et pour ce qu’elle a accompli » et qu’il « fait tout son possible pour éviter tout rapport avec les obligations de la vie quotidienne ».

Évidemment, on ne peut pas être tout à fait certain que ces textes ne sont pas de la main de Brunetti lui-même, qu’ils ne participent pas de sa mise en scène retorse du moi. Le titre dit bien qu’il y a de la comédie dans tout cela, et contribue, de ce fait, à ménager le doute.

© Cambourakis

Et puis il y a le courrier des lecteurs qui, fidèle à une antique tradition du comic book, introduit le n° 2. Quel casting ! Les noms les plus significatifs de la bande dessinée d’auteurs américaine font part, l’un après l’autre, de leur réaction. Julie Doucet se bouche le nez : « Ça atteint un tel point que ça fout la nausée ! » Adrian Tomine salue l’artiste : « Je pense que beaucoup d’artistes qui donnent dans l’autobiographie s’autocensurent, mais vous vous laissez vraiment aller ». Jim Woodring abonde : « Vous allez finir par mettre hors course tous les autres champions de l’auto-détestation ». Chris Ware reconnaît les vertus curatives du livre : « Après avoir lu votre bande dessinée, j’ai eu l’impression que peut-être je n’étais pas un type si mauvais, finalement ». Peter Bagge et Kaz émettent des réserves : « Ma seule critique, c’est que vous semblez arriver littéralement à la même conclusion – que la vie est à chier et que vous vous haïssez – à chaque putain de case » ; « la plupart de vos histoires ne parlent que de deux choses : combien vous êtes nul et combien le monde est à chier. Cela devient un peu fatigant à la longue ». Art Spiegelman confesse : « J’ai joui de vous voir souffrir ». Et Crumb bat sa coulpe : « Je suppose que j’ai ma part de responsabilité dans le fait d’encourager ce genre de trucs dans la bande dessinée ». Et il y a encore Joe Matt, Seth, Mazzucchelli, Chester Brown, Tom Hart, Mary Fleener, James Kochalka… Ce que dit cette page de courrier, en somme, c’est qu’il aura suffi d’un numéro de Schizo pour que Brunetti soit en point de mire de toute la corporation, et pour qu’il incarne une sorte de limite, unanimement jugée indépassable. Quoi que l’on puisse en penser, ce n’est pas un mince accomplissement. À sa manière, il participe de cette esthétique de l’extrême commune à nombre de performers dans l’art contemporain.

Mais y a-t-il vraiment une limite à la noirceur ? Les limites, en matière d’expression, ne sont-elles pas faites pour être repoussées ? Ce que l’on voit le plus souvent, c’est que de jeunes artistes s’autorisent de ce que d’autres ont réalisé avant eux pour essayer d’aller encore un peu plus loin. On peut donc d’ores et déjà frémir dans l’attente des enfants de Brunetti.

Cela dit, c’est une curieuse habitude qu’ont les cartoonists américains, de prendre le public à témoin de leur échanges confraternels. Il faut avouer que le lecteur y prend plaisir. (À moins que ce ne soit un tropisme personnel. Jadis, quand Greg s’occupait de la page courrier de Tintin, dont il était le rédacteur en chef, je jugeais que c’était la rubrique la plus passionnante du journal, et c’est par là, souvent, que j’en commençais la lecture.) Il ne me déplairait pas que l’on s’en inspirât chez nous, et que, lorsqu’un premier album paraît, Tardi, Bilal, Bretécher, Sfar, Trondheim et quelques autres « grands aînés » nous fassent partager leur appréciation.