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le moment Töpffer déconstruit et reconstruit

Depuis la célébration concomittante du cent-cinquantenaire de Töpffer et du centenaire du Yellow Kid d’Outcault, en 1996, nombre d’initiatives, d’études érudites, de rééditions, ont enrichi notre connaissance des dessinateurs du XIXe siècle.

La question des commencements de la bande dessinée n’en reste pas moins éternellement ouverte et soumise à réexamen. Thierry Smolderen a récemment apporté une contribution décisive, en livrant le fruit de dix années de recherches dans un livre grand format et abondamment illustré, Naissances de la bande dessinée (aux Impressions nouvelles). Naissances, au pluriel. L’importance du moment topfférien n’est pas minimisée par Smolderen, mais il se trouve réinscrit dans d’autres généalogies et il reçoit un nouvel éclairage.

Smolderen ne donne aucune définition de la bande dessinée. Il en confronte les états historiques successifs, tous également valides et aboutis à ses yeux, c’est-à-dire pleinement satisfaisants du point de vue de leurs utilisateurs. Il montre que la bande dessinée s’est « forgée dans le laboratoire du dessin humoristique » et constamment redéfinie « au contact de la société, de ses médias, de ses images et de ses technologies » (p. 7), pour produire « une famille (ouverte) de dialectes graphiques » (p. 140). Il éclaire les circonstances dans lesquelles le médium a été amené à intégrer successivement le modèle de l’action progressive, la mise en page tabulaire, l’esthétique du « mignon », la décomposition du mouvement et des expressions, ou la bulle parlante comme « image sonore ».

La notion de laboratoire rend bien compte de la condition de chercheurs, d’explorateurs, qui était celle des pionniers du récit graphique, perpétuellement en quête de formules susceptibles de répondre aux nouvelles sollicitations sociales, techniques, éditoriales, dans un esprit souvent critique ou ironique. Et l’on doit reconnaître à Smolderen une capacité sans pareille à se couler, avec une remarquable empathie intellectuelle, dans l’état d’esprit qui devait être celui de chaque génération de dessinateurs humoristes.

Parmi tous les documents qu’il produit, il en est un qui apporte un éclairage inédit et fascinant sur l’esthétique des histoires en estampes de Töpffer. Nous découvrons que les postures des personnages töpffériens, et singulièrement de Mr Vieux Bois, citaient, en les reproduisant, les figures dessinées une quinzaine d’années auparavant par Henry Siddons pour illustrer les Idées sur le geste et l’action théâtrale du théoricien allemand Johann Jacob Engel. Autrement dit, les personnages dessinés parodiaient les acteurs qui se produisaient dans des genres scéniques en vogue tels que la pantomime et le mélodrame. La confrontation des images ne laisse aucun doute sur la filiation mise à jour par Smolderen. De sorte que les mots « Monsieur Jabot se remet en position », véritable refrain dans les aventures de ce bourgeois fat et ridicule, prennent désormais toute leur signification. Aux origines du « gestuaire » des bandes dessinées (pour reprendre un terme proposé naguère par Claude Brémond), il y aurait donc une théorie du geste élaborée pour la scène. Et le personnage de BD comique serait, tout bien pesé, une parodie d’acteur.

Le fait que les noms de Siddons et d’Engel ne sont pas cités une seule fois dans l’index d’aucun des quatre volumes parus à ce jour de la Correspondance complète de Töpffer (éditions Droz ; le volume IV, couvrant les années 1838-1840, a paru en 2009) ne prouve rien, car le nom de Lavater n’y apparaît pas davantage, et l’on sait que Töpffer le mentionne abondamment dans son Essai de physiognomonie.

Mon vieux complice Thierry Smolderen aurait encore pu pousser plus loin son avantage. En effet, dès 1795, établissant un rapport entre la physiognomonie de Lavater et la représentation des sentiments par l’acteur ou l’artiste, Engel écrivait déjà : « J’appelle la Physionomie [il faudrait lire : physiognomonie] un art semblable à celui de la Pantomime ; car tous les deux s’occupent à saisir l’expression de l’âme dans les modifications du corps ; avec cette différence cependant, que le premier dirige ses recherches sur des traits fixes et permanents, d’après lesquels on peut juger du caractère de l’homme en général, et l’autre sur les mouvements momentanés du corps, qui indiquent telle ou telle situation particulière de l’âme. » Nous tenons là, à n’en pas douter, le point d’origine de la réflexion de Töpffer sur les signes permanents, qui renvoient au caractère et à l’intelligence, et les signes non permanents, qui expriment, eux, « tous les mouvements et toutes les agitations temporaires ou occasionnelles de l’âme » (Essai de Physiognomonie, chapitre huitième). Cette dette du Genevois envers l’Allemand avait d’ailleurs déjà été pointée par Frank Kessler et Sabine Lenk dans un article éclairant publié en 2006*.

Je n’ai avec Smolderen qu’un seul point de désaccord. Son livre s’ouvre sur une relecture de l’œuvre de William Hogarth. Les cycles de gravures satiriques et édifiantes de cet artiste éminent étaient admirés de Töpffer et ont certainement joué un rôle séminal dans l’essor de l’école de la caricature anglaise. Cependant, les prendre comme point de départ d’une réflexion sur les naissances de la bande dessinée est, somme toute, tout aussi arbitraire que de partir, comme l’a fait l’historien David Kunzle, de l’invention de l’imprimerie par Gutenberg. Sans doute, Smolderen concède que les gravures de Hogarth, qui exigent du lecteur « un vrai travail d’interprète sinon de détective », tant elles foisonnent d’allusions et de symboles, relèvent d’une « conception de la lisibilité qui n’a pas grand chose à voir avec celle de notre bande dessinée » (p. 14), mais cela me paraît trop peu dire. Car même si le « spectacle muet » des gravures de Hogarth déroule un « roman imaginaire », la narration s’y accomplit sur un mode, selon un rythme et un découpage qui ne sont pas du tout ceux de la bande dessinée. Du point de vue de la logique séquentielle de l’action, qui reste, pour moi, le fondement ontologique du Neuvième Art, la tapisserie de Bayeux, antérieure de sept siècles, pourrait en remontrer à Hogarth. En résumé, la tradition du « dessin comme écriture » – pour citer Smolderen – a des racines bien plus lointaines, et Hogarth m’apparaît comme plus déterminant pour l’histoire de la caricature que pour celle de la bande dessinée, dont il n’est qu’un jalon parmi d’autres, relativement marginal.

* KESSLER Frank et LENK Sabine (2006), « L’expression des sentiments dans la comédie des premiers temps », revue La Licorne , n° 37.
En ligne : http://licorne.edel.univ-poitiers.fr/document1562.php (consulté le 29/11/2009).