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des récits pour les lanternes

Pierre Fresnault-Deruelle

[janvier 2000]
Auteur de trois courts métrages d’animation puis, entre 1976 et 1987, de dix albums de bande dessinée, le grenoblois Francis Masse s’est ensuite mis en congé du 9ème Art. Resté méconnu du grand public et boudé par la presse (son nom n’apparaissait dans aucun des palmarès publiés en janvier 1998 à l’occasion du 25ème Festival d’Angoulême), il n’en est pas moins tenu par Art Spiegelman et quelques autres, dont nous sommes, pour un artiste génial qu’il serait urgent de rééditer.

Il y a, au musée des Beaux-Arts de Lille, un petit tableau de Adriaen Van de Venne, peintre hollandais du XVIIème siècle, intitulé Trop stupides pour être affinés [1], qui représente des personnages que leurs semblables ont installés sur une meule. Comme s’il était à espérer que pareille pratique pût concourir à dégrossir les brutes ! Mais, foin de vraisemblance, le polissage, en principe réservé à la matière rugueuse (et, par extension, aux caractères frustes), et qui est appliqué, ici, au corps des hommes, constitue une hyperbole aussi méchante que réjouissante.

Trop Stupides pour être affinés de Adriaen Van de Venne (1589-1662)


Cette petite huile, qui veut, par ailleurs, que son auteur fasse d’un jeu de correspondance entre la langue (« l’affinage ») et l’image (la meule) la matière d’une proposition satirique, se présente d’une manière étonnamment moderne ; cela, sans doute, pour la raison que l’icône ne se donne pas comme la simple figuration d’une expression imagée, mais aussi (et surtout) comme la traduction inouïe d’une métaphore (Cf. le titre du tableau), rendue à son éclairante déraison. Si l’on doit rappeler, à cet égard, que ce type de relations entre textes et images remonte, en fait, fort loin dans le temps, aussi loin, en tout cas, que l’invention des rébus, emblèmes et autres proverbes illustrés (comme chez Cats ou Bruegel), on doit la vérité de dire, en contre-partie, qu’un tel ensemble « verbo-iconique » surprend dans la mesure où c’est d’une grisaille qu’il est question, autrement dit d’une technique plus vouée aux sujets sérieux, apolliniens, qu’aux fantaisies ou autres « fatrasies ».
L’iconoclasme de la Réforme interdisant la peinture religieuse - grosso modo la peinture d’Histoire - ne fut pas pour rien, bien entendu, dans le fait que les artistes des Pays-Bas se sentirent plus libres que leurs homologues du Sud d’innover dans les genres mineurs que la Tradition académique ramenait à peu de chose. À l’exception des bembochades qu’on trouve à Rome dès le XVIème siècle, ne fallut-il pas attendre Hogarth, Longhi ou Tiepolo (Giandomenico) pour que la peinture, en pays catholique ou anglican, s’ouvrit à des sujets véritablement triviaux, comme à leur traitement grotesque ? Quoi qu’il en soit, ramenée à son contexte, et considérée dans sa structure sémiotique pleine et entière, l’huile sur bois de Van de Venne surprend par son audace. Convoquer ici l’œuvre graphique de Masse ne revient pas - on s’en doute – à faire de l’auteur de Trop stupides pour être affinés le précurseur du cartoonist, mais permet de pointer, toutefois, que, de la grisaille de Van de Venne à ces bandes dessinées intitulées On m’appelle l’Avalanche, Les Deux du balcon ou La Mare aux pirates (en passant par le Goya des Disparates), une même alacrité dans le dénigrement anime les créateurs qu’on vient de dire.

Des personnages aux masques grimaçants...


Point commun à tous ces satiristes : leur acharnement sur le dessin, qu’ils fouillent et fouillent encore, comme s’il s’agissait, en donnant compulsivement du corps à leurs obsessions, de prouver que - parce qu’elles sont représentables - leurs folies ne sont que faussement extravagantes. Sous la fiction onirique la plus ouvertement déclarée, comme sous les masques grimaçants dont sont affublés leurs personnages, les univers détraqués de ces peintres, aquafortistes ou dessinateurs (au rang desquels il faudrait ajouter James Ensor) participent d’un remuement dont la secrète familiarité avec notre monde a décidément de quoi déclencher le plus jaune des rires.

la science cul par dessus tête

Il va de soi que le support et la technique qui caractérisent la bande dessinée en général procurent à l’univers de Masse en particulier une systématicité hors pair, systématicité que les artistes d’antan, déjà tentés, pourtant, par la narration figurative (on songe en particulier à Hogarth et à Gillray) ne pouvaient évidemment atteindre. De fait, installées comme elles le sont sur leurs rails, les fables de notre auteur font plus que décliner (comme chez McCay) les métamorphoses cinétiques d’un dessin remaniable à souhait : elles grattent jusqu’à l’os un motif donné qu’il s’agit d’aliéner jusqu’à l’incongru, l’inconvenant, l’absurde. Dans les Mémoires d’outre-terre, sacrifiant à son désir de saboter l’arrogante parole scientifique, Masse évoque ainsi à sa façon la théorie de l’anti-matière.

Où l’on se traite mutuellement de paillasson... extrait de Mémoires d’outre-terre, album Fluide Glacial de 1977

Les hommes n’existent, soudain, qu’en tant qu’ils sont dotés de doubles, tandis que ces derniers, dans une relation de symétrie par rapport à la ligne de sol devenue virtuelle, marchent la tête en bas ! Admirable idée graphique grâce à laquelle les cases se transforment en miroirs dont la particularité, cependant, veut que les reflets de chacun des personnages en prennent à leur aise. Dès lors, luttant contre la schizophrénie, les habitants de l’outre-terre se gendarment contre leurs alter egos (à moins que ça ne soit l’inverse) en échangeant des répliques tout à la fois hargneuses et drôles.

« – Mais enfin qu’est-ce qui se passe, c’est tout nouveau ça ? mon idéal à moi c’est de tourner le plus possible autour de la terre, qu’est ce que je vais devenir maintenant qu’il n’y a plus de terre ??
– Ça mon vieux, vous vous arrangez comme vous voulez pour changer d’idéal, mais de grâce arrêtez votre cirque ! J’en ai ma claque d’avoir à vous suivre pas à pas !
– Mais voyons quelle idée, je ne vous ai jamais demandé de me suivre. D’ailleurs je ne vous connais même pas.
– Ah ça, moi non plus je n’ai rien demandé. Mais quand la terre a disparu, j’ai eu l’affreux privilège de me retrouver sous vos semelles. J’ai bien été obligé de vous emboîter le pas si je voulais pas faire le grand saut. »
(Mémoires d’outre-terre, p. 19).

Comble du non-sens, aux pataquès s’ajoutent les dérogations à la nouvelle règle, désormais érigée en norme. Par exemple, au principe de similitude peut être substitué celui d’équivalence, dont on voudra facilement croire qu’il procède d’une logique inattendue puisque le motif iconographique représentant (p. 23, case 5) deux militaires en train de s’adresser mutuellement un salut réglementaire a pour homologue un... rhinocéros à l’anus « embouteillé ».
Question : le pachyderme, dont la « quadrupédité » fait irrespectueusement la paire avec les deux soldats, ne serait-il pas venu sous le crayon de Masse parce que lesdits soldats ne sont, justement, que des clones au cuir épais, voire des enc...?
Qui se ressemble s’assemble, dit-on : ce qui est à la fois un tropisme comportemental (caractéristique de l’instinct « gré-guerre », sans doute...) et une paronomase (figure de rhétorique qui rapproche des signifiants ressemblants) aussi approximative qu’injurieuse. Plus loin (p. 26, case 3), Masse retombe sur ses pieds (c’est le cas de le dire) puisque deux policiers, portant cannes et melons (les Dupont et Dupond, égarés dans cette galerie des glaces) [2], déclarent, de la façon la plus fondée qui soit, appartenir à la confrérie des agents doubles ! Et le lecteur de jubiler, qui mesure que les pitreries de Masse ont, contre toute attente, quelque chose de secrètement motivé puisque les linéaments d’une certaine logique se font jour malgré l’arbitraire des signes, décidément aggravé par l’auteur.

© Francis Masse

quand le verbe s’emballe

Si la contamination sémiotique de l’image par les expressions de la langue (on y reviendra) est chose fréquente chez le graphiste, on doit également faire sa part au baratin qui, battant follement la campagne, s’autonomise. Frappé de constater à quel point les hommes ne parlent pas leur idiome naturel, mais, au contraire, sont « parlés » par lui (des bribes de dissertations « pré-contraintes » jaillissent spontanément), Masse, « abstracteur de quintessence », part, bille en tête, dans les considérations les plus farfelues. S’étant donné pour thème la spéculation boursière, la symétrie, le sida, les prévisions météorologiques ou… la crise de la presse, l’auteur dévide mécaniquement une extraordinaire logorrhée faite de pseudo-démonstrations et lieux communs, que d’incessants lapsus et autres ruptures de niveaux de sens devraient pourtant bloquer. C’est le contraire qui se produit. Le malentendu est roi, sur quoi se fonde l’étrange communication des personnages autistes et monomaniaques.

"Histoire à carreaux" en 1976


À l’opposite de la bande dessinée classique, dont on peut avancer que ses bulles sont a priori chargés de pallier une certaine mutité du dessin, Masse prend le parti de développer ses histoires à partir d’un « programme » essentiellement langagier. A-t-on remarqué, à cet égard, que, moyennant quelques adaptations mineures (et bruitages), il serait assez facile de ne s’en tenir qu’à la « bande son » de l’œuvre ? À l’instar du fameux « film radiophonique » Signé Furax, de Pierre Dac et Francis Blanche, les épisodes que nous livre Masse auraient suffisamment de densité verbale pour soutenir une mise en ondes : chez l’auteur, les dialogues, quasi autosuffisants, sont si prolifiques que la phrase s’emballe d’elle-même, dont l’alimentation charrie sans cesse de nouvelles concrétions (véritables syntagmes figés) arrachés à une jactance d’allure scientifique et sur laquelle se greffent les considérations les plus loufoques. Dans Les Deux du balcon, p. 46, alors qu’un froid polaire a établi son empire, les encyclopédistes Diderert et d’Alembot (« contrepétés » à tous les sens du terme) devisent à leur fenêtre :

« La température absolue est proportionnelle à l’énergie cinétique moyenne de translation des molécules. Et, au zéro absolu, cette énergie cinétique est nulle ; les molécules sont alors totalement immobiles. On peut toujours s’agiter plus, et devenir ainsi de plus en plus chaud. Mais on ne peut pas être plus immobile lorsqu’on est déjà complètement immobile.
– De même qu’on ne peut pas être plus mort que mort, ou plus nul que nul. Ce sont des limites absolues.
– Et être plus con que con, on peut ?
– Oui, pas de problème, c’est le seul domaine où l’on peut transgresser indéfiniment les lois fondamentales de la physique (sans que ça explose pour l’instant)... »

Amphigouriques à souhait, les bulles ampoulées du cartoonist colonisent littéralement la surface des cases à un point tel qu’on se demande si le dessin a encore un rôle moteur comparé aux inextinguibles ratiocinations des « héros ». Qu’on se reporte à l’étonnant « Ouah-ouah de son papa » (Les Deux du balcon, p. 28 à 32). Nos duettistes entament une conversation sur la plante carnivore appelée Dionea Muscipula, plante qui, parce que carnivore, est assimilée à un « chien à son maître » par d’Alembot. Le grand sentencieux (Diderert) explique que ce n’est pas la fleur de la Dionea Muscipula qui est carnivore, mais sa feuille. Et le petit coléreux, ironisant, de faire part, alors, de son doute :

© Casterman


« Peut-être que ça se fait beaucoup d’être carnivore de la feuille. Et pourquoi cette fantaisie d’abord ? »

Mal en aura pris, in fine, au sceptique d’Alembot qui, déconnant du paradigme, et ayant associé « feuilles » et « esgourdes », se verra affublé, dans la dernière vignette de l’épisode, d’une paire d’oreilles en forme de bouche (avec, de la nécessité pour chacune, langue et dentition). S’il est communément admis qu’on peut « boire les paroles de quelqu’un », l’auteur aura, sans doute, considéré que, faute de pouvoir « dévorer des yeux » le grand sentencieux, le petit coléreux n’avait plus qu’à se doter, comme la Dionea Muscipula, d’oreilles ouvertement affamées, c’est-à-dire de « feuilles carnivores » ?! La boucle est bouclée. Rideau.

l’envers du possible

François Masse, zélateur d’une esthétique du trop plein, et qui voit dans la surenchère verbale le moyen d’atteindre à une sorte d’état second, prend évidemment le risque de lasser le lecteur. Mais, parce qu’il a sciemment décidé d’asphyxier le dessin (Cf. On m’appelle l’Avalanche, l’album Masse de chez Futuropolis, etc.), le cartoonist, justement, n’a cure de pomper l’air de son lecteur : à lui de comprendre que c’est dans la glose pinailleuse, la « précisionnite » myope autant que dans « l’irrelevance » obstinée que peuvent être embrayées les liaisons les plus improbables entre les images. En général, les phylactères sont considérés par les dessinateurs comme des sémaphores destinés, sinon à faciliter, du moins à entraver le moins possible la course des personnages ; avec Masse, au contraire, le système de rétention constitué par les bulles est avant tout consacré à geler la fluidité narrative des cases transformées, de ce fait même, en quasi-planches d’ouvrages à vocation pédagogique.

Dans la Venise des Deux Balcons, le "pont kangourou"


On veut dire que l’esprit de l’album illustré, au sens dix-neuviémiste du terme, refleurit chez notre auteur, à cette différence près - de taille, il est vrai - que la sombre raillerie affectionnée par le cartoonist est mise au service de la plus dévastatrice des leçons de choses. En principe, les auteurs de bande dessinée ne conçoivent leurs dessins que pour donner corps à un récit. Masse, au contraire, subvertit les lois du genre : ses images, qui ne sont pas sans rappeler les graves gravures d’antan, ne demandent qu’au scénario de permettre leur folle advenue. Ainsi, lorsque les bulles laissent place au décor, les cases se présentent alors comme des trous par où le lecteur aurait accès, comme par inadvertance, sur l’envers du possible.

S’il est incontestable, comme on vient de le voir, que les vignettes sont, pour partie, tributaires de la verve du dialoguiste, et chargées, en quelque manière, d’en justifier le baroquisme, il reste donc que le dessin de Masse, bien qu’ouvertement lié à la nomination, participe de la même démiurgie que celle qui frappe le lecteur de Little Nemo ou de Krazy Kat, pour ne pas parler des histoires de Fred, ou de Tardi (même si ce dernier justifie rétrospectivement ses « écarts »). Dessiner « pour voir ce que cela donne » est, d’évidence, l’un des ressorts majeurs de tout dessinateur, mais chez Masse, pour qui l’enchaînement des vignettes est à la croisée du hasard (nous ne sommes pas loin de l’esprit du collage) et (suivre coûte que coûte un programme, aussi fou soit-il), chez Masse donc, comme chez Boucq, la poussée imageante est si forte que celle-ci ne peut être que canalisée. D’où ces surgissements, au sein de milieux urbanistiques ou architecturaux réputés stables, d’animaux ou d’objets « déplacés » : des crabes et des langoustes géants montent à l’assaut de la loggia des deux philosophes (Les Deux du balcon, p. 56), une girafe fait des siennes sur une place de la cité des doges (idem, p. 41), un crapaud femelle géant - métamorphose non aboutie d’une princesse - jaillit à l’appel de son mari (Mémoires d’outre-terre, p. 31), sans parler d’une vache, surprise dans la cabine du capitaine de La Mare aux pirates (p. 41), etc. Quant aux objets proprement dits, nous ne sommes pas en reste, puisqu’un arc de triomphe se voit habillé d’une énorme couche-culotte (Les Deux du balcon, p. 38), qu’un duomo disneyen, géante tête de Mickey, domine le décor de Venise (p. 34) et qu’un pont-kangourou sur le Grand Canal fait la nique au Rialto (p. 30).

Détumescence architecturale dans les Deux du Balcon


Que penser de tous ces bourgeonnements intempestifs ? Osons cette hypothèse : ils seraient la marque, insistante, par laquelle le récit chercherait à exorciser la réification propre à l’imagerie qui, toujours, menace. Dans la bande dessinée classique, le héros brûle les étapes pour échapper à ses propres doubles, qu’il délaisse au fil des cases comme autant de peaux mortes. De ce point de vue, les « aventuriers » n’ont de cesse - littéralement - qu’ils ne se dépassent. Avec Masse (et quelques autres), les personnages, au contraire, sont englués dans leurs habitudes, les décors pèsent des tonnes : raison pour laquelle le dessin, d’une manière générale, ne s’« en sort » qu’avec l’immixtion récurrente, dans l’espace des vignettes, de corps étrangers. Proche du surréalisant Mandrake, qui avait pour caractéristique de produire le plus possible de « coq-à-l’âne visuels », Masse comprend que son univers, constamment menacé de retourner à son inanité première, a non moins constamment besoin de sang neuf. Mais, à l’opposite du héros de Lee Falk et Phil Davis, les créatures de Masse n’ont ni la prestance ni la prestesse des magiciens. Elles ne maîtrisent rien et ce qui leur arrive ne peut être de leur fait. Il ressort, pourtant, que la puissance de Mandrake (pour qui vouloir, c’est immédiatement pouvoir) ne nous émeut plus guère. En revanche, parce qu’ils laissent les personnages de marbre, les catastrophes et autres coups de théâtre convoqués par Masse, nous font le plus grand effet. Entre la démesure (l’hyperbole, les « gigantoplasties ») et la litote (la manière qu’ont les protagonistes de ne s’étonner de rien), le lecteur, sommé de raccorder l’inraccordable, passe son temps à mesurer des différences de potentiel. Hilarantes et harassantes, les bandes dessinées de Masse !

Cette constante volonté du dessinateur d’insuffler malgré tout à ses cases la force d’une animation proportionnelle à l’inertie censé les « plomber », suppose évidemment que ses « héros » (comme réchappés de quelqu’âge antédiluvien) soient plus rassis que nature. Son personnage de prédilection n’est-il pas le « Vieux Schnoque » qui partout va bougonnant ? Quant aux décors, détraqués, faits d’architectures compliquées (qu’un trait appuyé et un coloriage, parfois, alourdissent de façon rédhibitoire), ils ont toute la pesanteur voulue pour que l’artiste les soumette à la furia de ses colères graphiques. Toutefois, le déchaînement des éléments n’arrive pas tout à fait à contrebalancer l’entropie qui, partout, gagne. Tremblements de terre, éruptions, raz de marée, maelstroms, mais, aussi, chutes, télescopages, bagarres, etc., n’empêchent donc pas que quelque chose retombe, exténué.
Exemplaire, à ce sujet, est l’avant-dernier dessin de la planche 14 des Deux du balcon. Nous sommes sur une place de Venise. Du haut de leur loggia, Diderert et d’Alembot devisent sur le sommeil paradoxal, qui, d’après l’un d’eux, favoriserait l’érection pénienne. Ayant observé l’étrange comportement d’un somnambule en train de traverser la place, les deux comparses remarquent qu’après que ce dernier est entré dans un palais, l’immeuble s’est démesurément développé en hauteur, pour se recourber, soudain, détumescent.

« Oh vous ! Vous êtes jaloux ! Mais puisque vous êtes si malin, est-ce que vous pouvez me dire, par exemple, pour voir, si l’immeuble dans lequel est rentré le ronfleur est en phase de sommeil paradoxal ? Ah, ah ! on va voir ! »

Au-delà de cet impayable gag, et même s’il faut considérer que le scénariste trouve ici la forme idéale de la chute de sa séquence, il semble que nous ayons, symptomatique comme jamais, la manifestation de ce manque qui fait de Masse le témoin drôlatique, acerbe et désenchanté, d’une époque décidément revenue de tout. Samuel Beckett n’est pas loin. Harassé d’expériences, chargé d’histoire et pourtant amnésique, le vieux monde, que la Sérénissime, tantôt ensablée, tantôt disloquée (mais toujours vidée de sa substance), représente bien, n’a plus les moyens de ses prétentions.

un scénographe sadique

Le parcours de la cité des doges évoque naturellement le travail de Canaletto... ou plutôt d’un Canaletto qui aurait pu disposer d’un logiciel d’images de synthèse. D’une part, en effet, la ville lacustre paraît, au fil des épisodes, soumise au traitement paramétré d’algorithmes visuels (que se passerait-il si Venise était ensablée, disloquée, glacée, colorisée, etc.?) ; d’autre part, la Sérénissime nous est offerte avec le désir d’inscrire celle-ci dans la lignée des grands védutistes du XVIIème siècle ; à ceci près que l’art de la veduta serait surtout associé, ici, à la vision analytique de ces arpenteurs d’utopie, dont Vredeman de Vries, au XVIème siècle, fut, sans nul doute, le plus accompli. Recouvrant telle ou telle piazza du dallage cher aux perspecteurs renaissants et maniéristes, Masse installe ses géométries qui sont une manière de « sur-théâtraliser » ses décors, paradoxalement réduits à fonctionner comme de simples maquettes ou des fonds amovibles. En vérité, tous les moyens sont bons, lorsqu’on est conteur, de trouver les moyens de maintenir la fiction sous le manteau de laquelle les « aventures du dessin » peuvent avoir lieu (tous les bons auteurs de bande dessinée passent par là).

© Casterman


Vredeman de Vries, mais aussi Tintoret, le Pseudo-Chrétien, Monsù Desiderio, Piranèse, etc., avaient mis au point de véritables matrices où le seul déplacement du point de vue est, à soi seul, promesse de dépaysement. Toutes choses égales, les cartoonist (de McCay à Juillard en passant par Alex Raymond ou Jacobs) qui « déduisent », en les dépliant, les habitacles où viennent se loger les personnages, prennent narrativement le relais de ces artistes chez qui le génie des lieux était avant tout affaire de topographie. Masse est évidemment de ceux-là... si, toutefois, l’on garde présent à l’esprit qu’il est autant scénographe qu’iconoclaste. On veut dire que la passion du dessinateur pour l’expérimentation des variables ou des possibles formels à partie liée avec sa volonté de bousculer, d’attenter à l’esprit des répertoires établis. L’ombre de Duchamp plane sur Masse, qui, faute de nous parler de la vie sexuelle de la Joconde (L.H.O.O.Q), s’en prend aux fondations de la Sérénissime que, méthodiquement, sadiquement, joyeusement, il saccage de chapitre en chapitre.
Il est question, dirait-on, de la fin de l’art, les œuvres dites nobles y sont moquées (l’auteur a installé un musée d’histoire naturelle de Mickey, p. 75), l’histoire, encore, y semble moribonde (l’idéal des Lumières étant désormais l’affaire des bouffons), le progrès technologique, enfin, y apparaît sous l’angle de la plus absolue des dérisions : serait-ce, en somme, la preuve que l’apocalypse joyeuse qu’est Les Deux du balcon relève de cette postmodernité dont on nous rebat les oreilles ? Nous ne le croyons pas, Masse, à nos yeux, est tout le contraire d’un simple amuseur profitant de l’air du temps, même si le « tout valant tout » (l’interchangeabilité des signes) fait mine d’être, ici ou là, prônée. Parce qu’il hait la connerie, mais s’amuse à l’ériger en programme catastrophique, et parce qu’en bon pessimiste, la politique du pire lui semble « raisonnablement » prévisible, Masse peut un instant passer pour « post-moderne ». Mais, en dernier ressort, son désespoir nous sauve ; il fait éclater au grand jour le néant de cette idéologie qui semble se nier comme telle.
« La véritable modernité, écrit André Gorz [3], ne réside ni dans la croyance au progrès ou au sens de l’histoire, ni dans l’unité et l’universalité de la raison, mais avant tout dans le surgissement de l’individu-sujet revendiquant le droit de définir lui-même le but de ses entreprises, de s appartenir et de se produire lui-même (...) ». Or, en nous offrant le contraire même de la modernité, Masse la dessine, de ce fait, en filigrane, en dialectise l’efficace vertu et fait du premier degré de ses comics une éclatante et irrésistible caricature de cette soi-disant nouveauté qu’on appelle postmodernité ».

Cet article est paru dans le numéro 5 de 9ème Art en janvier 2000.

les livres de Francis Masse.

[1] Huile sur bois, 46 x 69 cm, non daté, Musée des Beaux-Arts de Lille.

[2] Les références à Hergé, disséminées, pointent discrètement dans l’œuvre de Masse. Exemples : la planche 28 de La Mare aux pirates n’est pas sans liens (gestuels, chromatiques) avec le combat qui, dans Le Secret de la Licorne, oppose François de Hadoque et Rackham Le Rouge ; désireux de bien faire, tel jeune homme à la mèche relevée et portant des pantalons de golf (Mémoires p. 29) n’est évidemment pas sans rappeler Tintin.

[3] André Gorz, Le Monde,14 avril, 1992, p. 2.