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les pièges de l’analogie

Laurent Gerbier

[Janvier 1999]

Marc-Antoine Mathieu est un auteur de bande dessinée atypique. Auteur rare, d’abord : un album introuvable chez C. Leroy (Lamou, en 1980), quelques planches pour Morsures avec son frère Jean-Luc, un petit album chez Futuropolis (Paris-Mâcon, en 1987), ont précédé la série des Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves chez Delcourt (L’Origine, 1990 ; La Qu...,1991 ; Le Processus, 1993 ; Le Début de la fin, 1995), et les deux petits volumes dans la collection "Pattes de Mouche" de l’Association (La Mutation, 1997, et Le Cœur des ombres, 1998).

On retrouve d’ailleurs Mathieu dans plusieurs projets de l’Association (notamment dans le collectif Périphéries), ainsi que dans un autre volume collectif (Le Retour de Dieu, chez Autrement, collection "Histoires graphiques"). De 1980 à 1998, c’est toujours le même noir et blanc très contrasté, au trait de plus en plus sûr, sobre, dépouillé, remplissant chaque case et chaque planche comme un œuf. Le dessin semble procéder d’une facilité si naturelle que la parcimonie des livraisons de son auteur surprend. C’est que Mathieu ne pratique la bande dessinée que comme un hobby : scénographe avant tout (il démontre régulièrement ses talents à Angoulême), il a l’habitude de manier les images dans l’espace, et sa façon de traiter les contraintes de la bande dessinée porte la marque de cette habitude. Face aux contraintes de la narration graphique, il cherche en permanence à inventer des mécanismes de déplacement qui lui permettent d’ajouter de la profondeur de champ à son travail.

Ce déplacement joue sur tous les plans : graphique, bien sûr, comme l’illustre en particulier la série des quatre Julius Corentin Acquefacques, mais aussi narratif. Dans la construction de ses scénarios comme dans la fabrication matérielle de ses planches, Mathieu joue en permanence avec les codes et les normes. Comment ce jeu narratif et graphique parvient-il à constituer un univers cohérent ? Comment les déplacements que Mathieu impose au lecteur finissent-ils par le prendre au piège d’une histoire dans laquelle au fond le personnage et le lecteur se trouvent finalement aussi perdus (et ravis) l’un que l’autre ? C’est avant tout dans la construction d’un univers saturé que Mathieu prépare le piège narratif qui se referme sur le lecteur. L’univers de la ville anonyme où prennent place les aventures de Julius Corentin Acquefacques (nom qui fait phonétiquement référence à Kafka) est celui d’une bureaucratie étouffante et surpeuplée : d’immenses avenues, noires de piétons tous semblables, mènent à d’improbables ministères aux architectures mussoliniennes. Des appartements minuscules abritent des populations entassées, tandis que les plus démunis sous-louent les consignes automatiques de la gare sous l’œil vigilant d’un service de l’espace libre, qui veille à ce que la gestion rationnelle des volumes soit la plus stricte.

D’ahurissants systèmes de déplacement (rails suspendus, vélos équilibristes, taxis-wagonnets), redoublent par en haut l’entassement des hommes, qui investissent jusqu’aux cages d’ascenseurs pour survivre. Le monde de Mathieu est donc plein, comme sont graphiquement pleines ses cases et ses planches : pas de ciel, pas d’horizon, un surpeuplement constant d’objets et de personnages posés sur un espace qui, tout en les distribuant rigoureusement, les soumet sans cesse au risque de l’éparpillement (cf. la première planche de La Qu...). En effet cet agencement d’objets et de cases semble sans cesse sur le point d’éclater. Comme Claudel (à propos de La Ronde de Nuit de Rembrandt), on pourrait dire que les planches de Mathieu présentent toujours le visage d’« un arrangement en train de se désagréger » (L’Œil écoute, Gallimard, page 48).
Mais c’est que le récit, comme chez Carroll ou Kafka, est toujours persillé de rêve : ainsi, la saturation de l’univers est soumise à un ordre qui n’est peut-être que fantasmé, et qui révèle dans les réveils brutaux du héros au début de chaque album son essentielle inconstance. Si bureaucratie il y a, c’est donc une bureaucratie onirique : la gestion des rêves se fait en reconstruisant des logiques, des codes, des normes, et en les jouant. Le détournement des codes graphiques auquel Mathieu ne cesse de prendre plaisir (case vide, spirale de papier, mélange de dessin et de photo, album-miroir) se double d’un jeu analogue sur les codes narratifs (l’ordre séquentiel du récit lui-même est mis à rude épreuve, tordu, et contourné).

Mais Mathieu ne cherche jamais à dépasser les contraintes de la bande dessinée par l’excès (couleurs explosives, cadrages impossibles, lignes mélangées, scénarios tortueux) : c’est au contraire en les minant de l’intérieur, en les prenant très (trop) au sérieux, qu’il entend s’en libérer. Ce choix est conforme à la thèse de Perec selon laquelle c’est la contrainte qui produit de la liberté créatrice (et l’on trouve une rue Georges Perec dans la ville plane de la gare, page 36 de La Qu...). Ainsi Mathieu choisit-il d’appliquer à la lettre les contraintes spécifiques de la bande dessinée. Le découpage en cases, en planches, l’enfermement du récit en des instants successifs que le lecteur devra recomposer en séquences continues, l’incompréhensible pérennité d’une case évanescente, l’impossible désir de la troisième dimension, la répartition harmonieuse des noirs et des blancs sont autant de données que Mathieu intègre dans son récit. Dans son récit, et pas seulement dans son dessin : la force de Mathieu, c’est d’avoir construit une bande dessinée qui ne parle, sans en avoir l’air, que de la technique et des contraintes de la bande dessinée.
Si chacun des volumes de la série des Julius Corentin Aquefacques est une petite machine autonome, un dessein commun s’y dévoile cependant : mettre en scène, dans une bande dessinée, les processus et les codes qui régissent justement 1a création d’une bande dessinée. En ce sens, les effets graphiques et narratifs sont tous à lire « au pied de la lettre » ; une case est une case, et une chambre vue d’en haut n’est donc pas seulement dessinée comme une case : elle est, elle-même, case à sa façon (Le Processus, page 28).

De même, un trou dans la page n’est pas seulement une hypothèse terrifiante envisagée par les personnages, mais une réalité physique qui, parce qu’elle est là, au premier degré, donne un relief terriblement inquiétant au discours des phylactères en deux dimensions (L’Origine, pages 41-42). Enfin si l’on construit un récit destiné à se répéter indéfiniment, alors il faut matériellement montrer cet enroulement dans une spirale où se retrouve tout l’album s’écroulant sur lui-même (Le Processus, pages 37-39 puis 48).

S’il faut dans ce sens chercher à Mathieu un héritage, ce serait peut-être du côté des recherches du Winsor McCay de Little Nemo in Slumberland ou du Fred de Philémon qu’on pourrait le trouver : il s’agit toujours de prendre au sérieux un élément de la construction symbolique d’une bande dessinée pour le rendre visible alors que sa fonction est précisément de disparaître. Les lettres des mots « Océan Atlantique » ne se trouvent dans aucune étendue d’eau, mais leur présence dans les représentations des atlas est destinée à donner au lecteur une information supplémentaire, que le dessin ne lui fournit pas. Le génie de Fred est d’avoir été au bout de la logique graphique, en considérant cette information comme un élément graphique comme les autres, et en s’autorisant donc à le faire coloniser par ses personnages : il s’agissait, avant même d’envisager tous les jeux de constructions que cet artifice rend possible, de refuser la nature disparaissante des symboles pour les réintégrer de force dans le dessin [1].

Mathieu procède au fond de la même façon lorsqu’il situe son personnage dans un univers qui est, au sens strict, une bande dessinée : la ville, les chambres, les bureaux constituent autant de cases, de planches et de phylactères ; et les interrogations qui forment la trame des aventures de Julius Corentin sont celles d’un personnage qui découvre sa nature de bande dessinée. Très systématiquement, chacun des quatre albums de la série s’attaque donc à un trait spécifique de la bande dessinée. L’Origine montre Julius Corentin recevant par la poste les planches de l’album que le lecteur est lui-même en train de lire, et découvrant à cette occasion qu’il évolue dans un univers dessiné en deux dimensions ; La Qu... amène le héros à ouvrir le plafond du monde pour l’inonder de couleur (alors que les quatre albums sont en noir et blanc) ; Le Processus met en évidence les difficultés d’une narration temporelle représentée dans une distribution spatiale de dessins (ainsi Julius Corentin doit retrouver la « bonne case » pour retrouver le « bon moment » où renouer le fil de son histoire) ; enfin Le Début de la fin illustre avec brio (mais en cédant parfois à un formalisme strict dont les trois précédents albums avaient su se garder) les paradoxes de la réversibilité des choix graphiques et narratifs.
Ces quatre discours sur la bande dessinée, puisque c’est au fond ainsi que l’on pourrait caractériser le travail de Mathieu, sont tous placés sous le signe du rêve ; l’exergue onirique qui les ouvre tous pourrait être lue, chaque fois, comme un prologue adressé au lecteur et destiné à le familiariser avec les codes et les conditions de l’expérience singulière qui va être tentée devant lui. Ainsi la première planche de L’Origine, montrant Julius Corentin debout sur une surface blanche géométriquement quadrillée, établit d’emblée le principe de lecture : le monde dans lequel le héros va se déplacer est lui-même distribué en cases, ou en espaces analogues à des cases.

Il est facile de repérer les occurrences successives de cette analogie : L’Origine est truffée de ces images d’entassement, de découpage, d’empilement vertical. Depuis les habitations (vues de l’intérieur comme de l’extérieur) jusqu’aux pupitres des employés du ministère (page 19), tout est composé de verticales et d’horizontales entrecroisées. Les scènes les plus signifiantes se trouvent pages 38 et 39 : dans les bureaux du professeur qui a enfin compris que son monde était une création bidimensionnelle, les tables et surtout les fenêtres reproduisent exactement le quadrillage des planches de l’album lui-même. On retrouve le même type de jeu sur les quadrillages dans La Qu... (pages 11 à 13, où le quadrillage est constitué par les rubans mesureurs des contrôleurs d’espace vital qui inspectent la chambre de Julius-Corentin ; puis page 36, dans les plans des logements sans murs de la gare). L’analogie devient flagrante dans Le Processus, où elle est d’ailleurs enfin explicite : les chambres que Julius-Corentin voit d’en haut, en se promenant sur leurs murs sans plafond, sont autant de cases (pages 24-25). On s’aperçoit bientôt que ces cases ne sont pas seulement des chambres (c’est-à-dire des espaces), mais bien des moments : elles correspondent toutes à des épisodes de l’album que l’on est en train de lire (pages 28-29). Puis, comme déjà dans La Qu…, cet espace propre à la bande dessinée se creuse : dans La Qu... c’était le phare qui amenait au récit sa troisième dimension ; ici c’est le vortex, matériellement inscrit dans l’album par une spirale de papier reliant les pages 37-38 aux pages 39-40, qui fait passer Julius du plan des cases au volume de la photographie.

Julius reprend alors son errance entre des photographies des crayonnés des pages précédentes, et l’on constate alors que les cases où, plus tôt, il était tombé comme dans des chambres sans plafond sont en fait réellement des cases dans lesquelles il tombe maintenant comme dans des planches de bande dessinée abandonnées par leur dessinateur (pages 41-43 ; comparer avec la page 34). Ainsi, les effets de quadrillage graphique sont bien des inscriptions analogiques du travail de bande dessinée dans le récit lui-même, et l’histoire n’est plus seulement celle de l’homme Julius Corentin, mais bien celle de Julius Corentin personnage de bande dessinée, confronté aux affres de son propre engendrement comme personnage dessiné. Cet engendrement se joue dans la multiplication des codes graphiques, des codes narratifs et de leur mise en abyme (un album sur la création, un album sur la couleur, deux albums sur la structure matérielle et discursive du récit) ; mais cette mise en abyme n’est pas seulement un artifice rhétorique, ni un exercice de style purement formel − encore que le dernier album de la série ne soit pas loin, comme on l’a déjà soupçonné, de céder parfois à la tentation du formalisme. En effet, la représentation en bande dessinée du processus de création de la bande dessinée ne se contente pas de bâtir une redondance esthétiquement intéressante : le processus, systématiquement, dérape. Mathieu ne se contente pas de montrer la genèse d’une bande dessinée, ni de raconter une histoire qui constitue métaphoriquement une description des contraintes de la bande dessinée : il laisse sciemment la machine s’enrayer, les personnages soupçonner leur nature, le récit se briser et se recomposer.
Cette fragmentation (qui n’est jamais aussi visible que dans l’explosion du miroir du Début de la fin, planche 16 [2]) empêche le jeu des analogies de se réduire à un pur et simple « procédé ». Mathieu rappelle en cela les essais de Vincent Hardy, qui tentait également à sa manière d’explorer, par l’analogie entre le récit et le processus même qui l’engendre, les apories de la création en bande dessinée [3]. Chez l’un comme chez l’autre, imparfaite, la construction analogique ne fait au fond que redoubler la crise qui est le sujet véritable des albums. Cette crise est, avant tout, celle du singulier : singularité du personnage perdu dans la masse, de ses répétitions graphiques de case en case et de planche en planche [4], singularité du lecteur obligé de se construire une lecture au hasard des bribes de codes en déroute. C’est la raison pour laquelle les jeux sur la foule, l’intrication, la ressemblance, l’identité, ont une telle importance : qu’est-ce qui singularise Julius ? Qu’est-ce qui, dans ses multiples états (lui-même et son alter ego mal réveillé dans Le Processus, lui-même et son reflet dans Le Début de la fin), en fait un être particulier, détaché de la foule des visages qui peuplent les décors de Mathieu ? Question carrollienne, proche de celle d’Alice qui se demande ce qui subsiste d’elle à travers ses variations de stature.

C’est cette identité sans cesse perdue qui pousse la série à se clore sur l’album miroir, qui a deux débuts et pas de fin, hormis cette page centrale (planches 25 et -23) où Julius traverse son propre reflet : ce croisement qui replie toutes ses aventures sur elles-mêmes est au fond le seul lieu de sa singularité, et il n’est pas anodin qu’au moment même où elle semble graphiquement se concentrer pour se saisir enfin (les lignes de fuite tracées par les cheminements de Julius et de son reflet convergent vers le centre du miroir), elle explose aussitôt (le lecteur tournant « classiquement » la page avant de retourner l’album entrevoit l’image exactement inverse, celle des deux Julius aux chemins divergents depuis le miroir). Mais si la singularité du personnage est envisagée de façon très carrollienne (à travers un miroir), cette singularité est aussi celle des événements : qu’a fait Julius ? Pourquoi tout cela lui arrive-t-il, à lui ? La question est cette fois kafkaïenne, et rend particulièrement riche de sens le jeu sur les normes, lesquelles sont censées définir en toute neutralité les conditions selon lesquelles l’événement advient et la singularité se comprend. En les minant sans cesse, en faisant de ses codes graphiques des éléments producteurs du récit lui-même. Mathieu met en crise cette neutralité, et montre que ces normes, graphiques et littéraires, provoquent l’événement autant qu’elles l’accueillent.

C’est ainsi le lecteur lui-même qui est convoqué par la construction des quatre albums, parce que c’est son regard qui est au centre de ce problème : qu’est-ce qui fait que le lecteur comprend les codes visuels et narratifs, et y adhère ? Comment se construit-il sa singularité de lecteur face à un univers qui d’abord lui impose ses codes et ensuite les mine en permanence de façon souterraine ? La réponse à cette question, bien sûr, n’appartient qu’à chaque lecteur. La force de Mathieu est de la rendre cruciale, au moyen d’une série de procédés dont nous voudrions conclure en affirmant qu’ils relèvent tous de l’analogie, et non de la métaphore.
Le concept d’analogie est en effet fondamental pour traiter ce type de problème : l’analogie se définit, pour aller à l’essentiel, comme une ressemblance de rapports, et non comme un simple rapport de ressemblance. Les analogies ne procèdent pas à un simple déplacement (Mathieu ne construit pas plus que Kafka, Lewis Carroll, Buzzati ou Terry Gilliam des métaphores, décryptables ou interprétables) mais construisent et enchâssent des structures qui renvoient les unes aux autres (la mise en abyme, la chute, l’itération).

La distinction n’est pas purement verbale : des métaphores ont une règle, qui permet d’en reparcourir à l’envers le cheminement (partant de l’image, on peut remonter à ce qu’elle représente). Les analogies, en revanche, peuvent déployer à l’infini une panoplie de plans mimétiques les uns des autres, sans qu’il soit possible à coup sûr d’identifier dans cette multiplicité une hiérarchie de modèle à copie. Qu’est-ce qui vient en premier ? Le procédé graphique, ou le récit, ou le personnage, ou la simple idée du quadrillage élastique des contrôleurs d’espace, ou l’interrogation sur le statut du lecteur ? Quelle est la vérité de cette distribution d’images ? Qu’est-ce qui fait, dans cette distribution sans ordre apparent, leur force ? Cette interrogation ouverte prend la forme d’une production libre, proposée à un lecteur libre de se perdre dans les labyrinthes de Mathieu pour y bâtir son interprétation : Et quand ces produits se produisent, quelque chose se passe. Incapable de dire quoi, sinon un foutu délire d’interprétation. » (Alain Rey, op. cit., p. 46-47).

Laurent Gerbier

(Cet article est paru dans le numéro 4 de Neuvième Art en janvier 1999.)

les livres de Marc-Antoine Mathieu.

[1] les efforts menés par les dessinateurs de bande dessinée pour réintégrer l’élément textuel dans la matière graphique elle-même ont été étudiés par Benoit Peeters dans Case, planche, récit (Casterman,1991, p. 96 sq.).

[2] Le quatrième volume des aventures de Julius Corentin Acquefacques n’est pas paginé puisqu’il est réversible : il est composé dans le premier sens de 25 planches numérotées de 1 à 25 et dans l’autre de 23 planches numérotées de-1 à-23.

[3] Voir tout particulièrement les deux volumes Insolitudes (Vents d’Ouest, 1984) et Vincent Hardy (Vents d’ouest, 1993).

[4] « Le dessin ne connaît ni synonymes ni pronoms. Il faut montrer et remontrer Popeye, Donald ou Tarzan, faute de pouvoir leur vouer plusieurs signes » (Alain Rey, Les Spectres de le bande, Minuit, 1978, p, 44).