Consulter Neuvième Art la revue

souvenirs sur Henri Van Lier (2)

« Rien n’est à la fois plus sous la main et plus fuyant qu’une image. »
Henri Van Lier, Anthropogénie.

Juin 1991. Dans le train, entre Bruxelles et Paris, je rencontre inopinément Van Lier. Nous faisons le voyage ensemble et, tout du long, il parle, à sa façon habituelle, bondissante, enthousiaste, théâtrale. Ce philosophe à la curiosité universelle me connaît comme un spécialiste de la bande dessinée ; cela ne l’empêche nullement de m’entretenir de Kant, de Hegel et de René Thom, comme s’il était entendu que leurs écrits me sont tout à fait familiers. C’est l’un des traits les plus frappants de la conversation de Van Lier que cette absolue confiance dans l’intelligence et l’ouverture d’esprit de ses interlocuteurs.

Quoi qu’il en soit, son quasi-monologue, prononcé d’une voix très sonore, a tôt fait, par sa singularité, de faire dresser l’oreille de tous nos compagnons de wagon. Les parties de cartes s’interrompent, toute autre conversation autour de nous s’arrête ; il n’y a qu’Henri, tout entier requis par sa pensée, qui ne s’aperçoit pas qu’il se donne en spectacle pour vingt personnes, éberluées d’assister à cette manière de conférence improvisée.

Été 1995. Je passe deux jours au Poët-Sigillat, petit village perché dans un magnifique site montagneux de la Drôme provençale, où Van Lier et sa femme, l’artiste peintre Micheline Lo, passent leurs vacances depuis une vingtaine d’années. A 74 ans, Henri n’a rien perdu de sa faconde et de son agilité intellectuelle. Pourtant il a été victime, l’année précédente, d’une hémorragie cérébrale, qui fort heureusement n’a laissé aucune séquelle.
Il se dit à trois mois de finir le Grand-Œuvre philosophique qu’il compose depuis tant d’années, Anthropogénie. D’après ce que j’en comprends (je n’en prendrai connaissance, sur Internet, qu’en 1999), les premiers chapitres parleront du corps humain, en tant qu’il est une machine à produire des signes et à donner du sens au monde. Une série de chapitres envisageront ensuite l’architecture, la peinture, la musique, l’écriture et les mathématiques, retraçant synthétiquement leur évolution du paléolithique à nos jours. En conclusion, Van Lier abordera les modes de comportement et les systèmes de croyance et de pensée. « Hegel, me dit-il, est le philosophe dont je suis le plus proche quant à la démarche, avec cette différence que lui partait toujours d’en haut, tandis que moi j’échafaude mon système par le bas. »

Nous nous promenons une heure à la tombée du jour, et il me fait observer que cette région splendide est comme un manuel de géologie à livre ouvert. Il exprime ses regrets de ne pas avoir de géologue ni de botaniste auprès de lui, pour en pénétrer mieux tous les détails. Je songe alors à Goethe, cet autre esprit universel, et à l’importance que celui-ci accordait aux sciences naturelles.

Henri me parle aussi d’une tragédie en vers qu’il écrivit dans sa jeunesse, à propos de Baudouin IV, le roi lépreux.

Il me dit que le hasard et les sollicitations ont décidé de la plupart de ses travaux, en particulier des Arts de l’espace, de l’Histoire de la photographie et de ses recherches sur les langues européennes. Et de m’assurer : « Les grandes intuitions que je n’ai cessé de développer et de faire fructifier, je les avais déjà à quinze ans, même à dix, même à huit ! »

Dessin de François Schuiten réalisé sur l’exemplaire de L’Archiviste offert à Henri Van Lier (1987).

Décembre 2001. Henri a passé le cap des quatre-vingts ans. Nous avons devisé deux heures en dégustant des pâtisseries orientales. Il s’est mis au piano et a joué deux préludes de Chopin. Il se passionne présentement pour les acides aminés et m’en entretient, en faisant mine, une fois encore, de tenir pour acquis que la biochimie n’a pas de secrets pour moi. Mais le sujet n’est pas tout à fait nouveau car, dans un message électronique du 26 mars 2000, Henri m’écrivait ceci :

« Un truc qui me paraît important, c’est la concordance entre la BD et la découverte des formations (Gestaltung) ou croissances polymériques depuis la fin du XIXe siècle, entre la BD et leur compréhension biochimique depuis 1950, depuis Pauling. [L’homme] jusque-là n’avait envisagé que deux types de formation : les structures et les textures. Les croissances polymériques (acides aminés, en particulier) sont un phénomène si radicalement nouveau – qui bouleverse entre autres la vue de l’évolution – qu’à ma connaissance les philosophes (s’il y en a encore) n’y ont rien vu, et que même les scientifiques n’en ont pas relevé les conséquences culturelles. Seuls les musiciens (Steve Reich, Stockhausen) et quelques plasticiens se sont mis en concordance (sans trop le savoir). J’aime dire qu’un bon économiste devrait avoir maintenant devant son bureau l’image d’un acide animé. Or le dessin de BD est essentiellement polymérique, le langage et le “récit” BD aussi. Depuis McCay, comme toujours. »

Pour terminer cette brève évocation, et même si cela nous éloignera quelques instants de la bande dessinée, j’aimerais citer ici un passage de l’Anthropogénie (chapitre 24) qui m’a frappé et souvent donné à réfléchir.
« L’enquête sociologique statistique (…) suppose que les gens savent plus ou moins ce qu’ils pensent, ou qu’en tout cas ils pensent quelque chose. Rien n’est moins sûr. A part quelques spécimens monolithiquement convaincus — et y en a-t-il ? —, la pensée, la croyance, la conviction de surface cohabitent le plus souvent avec leurs contraires, en profondeur, ou plus exactement ailleurs. Et non pas, de façon paulinienne, parce que, par faiblesse ou par intérêt, "je ne fais pas le bien que j’aime et que je fais le mal que je hais", mais parce que le cerveau d’Homo est tel que c’est la conviction comme telle qui y est protéiforme. Nul n’est si radicalement athée qu’un croyant convaincu, si radicalement croyant qu’un athée militant, pour autant même que les expressions "je suis croyant", "je suis incroyant", "je suis agnostique" aient un sens pour le locuteur, et pour l’interlocuteur. »

Car c’est ainsi que Van Lier était grand.