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récits croisés :
entretien avec josé muñoz et carlos sampayo

Dominique Hérody

[janvier 1998]

Cette longue conversation avec le célèbre duo d’auteurs argentins, José Muñoz et Carlos Sampayo, créateurs d’Alack Sinner, du Bar à Joe, de Carlos Gardel et de Billie Holiday a eu lieu en janvier 1996, et fut publiée deux ans plus tard. L’interviewer a choisi de s’en absenter.

l’enfance, la passion du dessin et de la bande dessinée

José Muñoz :
J’ai découvert très tôt cet immense plaisir que le dessin me procurait - et continue à me donner. Je ne me souviens pas exactement quand j’ai été conquis par le dessin de bande dessinée en particulier.
Mon enfance s’est passée en grande partie à jouer au football (l’Argentine des années cinquante était comme un pays idéal pour les enfants) et à dessiner quand je rentrais à la maison ; je m’asseyais, je regardais et je copiais. J’ai deux sœurs et, avec l’aînée, je découpais les figurines dans les albums de bandes dessinées alors qu’elle découpait les figurines des revues de mode ou que sais-je encore. Chacun inventait ses jeux, je me souviens d’avoir monté des histoires avec ses personnages découpés comme s’ils étaient mes petits soldats, mes jouets, et plus tard je les copiais. Je lisais tout le temps de la bande dessinée, je me tenais au courant des nouvelles sorties... Je me souviens d’une BD de Walt Disney qui s’appelait El bichito Buki (Buki la petite bestiole). C’était un insecte qui vivait dans une chaussure à deux étages, dans une lagune encombrée d’ordures que lui et son peuple recyclaient. C’était une bande dessinée écologique !

D’autre part, nous avons eu beaucoup de chance pendant cette période, dans cette Argentine de mes 10-12 ans, il y avait un scénariste et écrivain exceptionnel qui s’appelait Hector Œsterheld. Il a été assassiné par les militaires, avec ses quatre filles, dans les années soixante-dix ; avec Pratt, Breccia et Solano Lopez, il a placé la bande dessinée argentine à son sommet, et j’ai eu la chance de profiter à plein de cette école.

Carlos Sampayo :
Mon approche de la bande dessinée a été plus tardive. Elle a bien sûr été précoce, comme pour tous les enfants, mais je n’avais aucune intention de faire ce travail dans ma vie d’adulte, jusqu’au moment où nous nous sommes rencontrés, José et moi. Nous avions déjà trente ans, c’est un bon âge pour laisser derrière soi son enfance, puisque nous parlons d’enfances ; et nos enfances, dans un sens pas si métaphorique que ça mais plutôt pratique (c’est un constat), se prolongent beaucoup.
Cela faisait déjà très longtemps que José travaillait dans ce domaine, peut-être vingt ans, c’est lui qui m’a appris les rudiments de ce langage. Bien sûr, nous avons vécu, baigné et grandi dans un territoire culturel relativement vierge, mais avec des influences qui venaient de partout et qu’il était difficile de conjuguer. Nous avons été le produit de cette synthèse, en quelque sorte son incarnation. En disant cela je ne parle pas seulement de nous mais de l’ensemble des Argentins de notre génération, qui ont été soumis à l’absorption de ces différentes influences et qui se sont trouvés assez démunis lorsqu’il a fallu en faire la synthèse. De cette fusion de cultures est né l’intérêt que nous avons d’exprimer et raconter certaines choses à travers ce médium en particulier.

Le cinéma avait une forte présence dans cet univers de l’enfance. Nous ne regardions pas la télévision car nous n’en avions pas, du moins dans notre pays. Le matériel qui arrivait était essentiellement nord-américain. Nous allions très fréquemment au cinéma, moi particulièrement, j’y allais trois, voire quatre fois par semaine ! Lors de chaque séance on projetait trois films, c’est-à-dire que je pouvais voir facilement dix films par semaine, soit quarante par mois et quatre cents par an. C’était peut-être le même film qui passait plusieurs fois, car il n’y avait pas tant de films que ça à disposition. D’autre part, depuis tout petit c’est surtout la lecture qui m’a passionné. J’aimais particulièrement les récits d’aventures, les romans, mais d’abord je voulais être pianiste de jazz. Je ne le suis pas devenu mais c’est une autre histoire... Assez naturellement j’ai commencé à m’exprimer par l’écriture - peut-être à cause de la similitude entre le clavier de la machine à écrire et celui du piano, c’est possible, qui sait ?

Le propos était de raconter des histoires, et quand nous avons commencé à travailler avec José, cela faisait déjà longtemps que je racontais des histoires. J’avais travaillé un bon moment comme rédacteur en publicité et abordé la technique du cinéma et de l’image, qui pouvait se rapprocher ce nouveau langage.

José Muñoz :
À dix, douze ans, il était assez clair que je voulais dessiner. Mes parents m’envoyèrent étudier la peinture, le dessin et la sculpture dans l’atelier d’un artiste argentin originaire des Abruzzes, Umberco Cerantonio. Il a été pour moi un immense père spirituel, un formateur. À cette époque mon vrai père était malade, et donc peu présent. Cerantonio m’a offert une grande manne culturelle en m’amenant vers le cinéma et la peinture, mais il refusait catégoriquement que je m’occupe de bande dessinée ! On peut dire, par conséquent, que j’ai milité clandestinement dans la bande dessinée dès ma plus tendre enfance, sans même savoir pourquoi. Cerantonio ne pouvait pas me priver de mes goûts ! Je suis donc allé à l’École d’Art Panaméricaine, où j’ai étudié avec Breccia, et parallèlement à l’atelier de Cerantonio : peinture, sculpture, la magnifique époque du Quattrocento italien, cette Italie dont il parlait, les dessins, les films (italiens, français le bon cinéma espagnol, le grand cinéma suédois, Bergman surtout, les grandes choses qui se faisaient aux États-Unis toutes ces images se sont fondues, comme, se mélangent les choses en Argentine).

Car l’Argentine est un pays de mélange, chaque maison dans mon quartier était comme un monde à part, de foyer en foyer on passait d’un monde à l’autre, on parlait différemment, on mangeait différemment, on vivait différemment. Tous les dix, quinze mètres, il y avait comme un monde, et nous, les enfants de tous ces gens, nous nous mélangions dans la rue. Le mot mélange est un mot immense qui a donné comme résultat cette Argentin un peu schizophrène mais intéressant !

l’émigration

Carlos Sampayo :
Vers 1971, j’ai eu l’impression très nette que la situation allait se dégrader, je sentais que nous allions atteindre un état de violence insupportable. À ce moment je ne participais à rien de particulier mais je pensais néanmoins que l’on ne pouvait pas être neutre. J’ai décidé d’émigrer. Je voulais en outre sortir d’un certain corset au niveau professionnel ; je travaillais dans la publicité et je voulais en sortir. C’était une décision assez innocente mais radicale car, depuis lors - 1972 - je vis en Europe. Ensuite il y a eu le coup d’état en 1976, et la dictature militaire qui a duré jusqu’en 1982, 83. Je crois qu’avec José, nous n’avons pas tenté le retour car nous étions assez sûrs que nous ne pouvions pas revenir. Notre exil était donc a posteriori et non un exil direct. Nous étions déjà en Europe et nous ne sommes revenus qu’après la chute de la dictature militaire. Pendant cette période, dans les années 70 en Italie, nous avons cohabité avec des personnes du véritable exil, des persécutés politiques, ça a été une expérience particulièrement marquante.

José Muñoz :
Il y avait entre nous une espèce de communion, un intérêt mutuel mâtiné d’une incompréhension de base sur les raisons du séjour de chacun en Europe. Quand les militaires sont tombés, après avoir perdu la guerre des Malouines contre l’Angleterre, la première chose qu’ont faite beaucoup de ces personnes que nous connaissions en Italie et en Espagne (où Carlos s’est installé plus tard), cette partie de la collectivité "sudaca" (les Sud-Américains, les gens du sud) - comme nous appellent les Espagnols, avec ce mélange de haine et d’amour - a été de retourner en Argentine.
Ma propre décision d’émigrer fut encouragée par mon ami le dessinateur Oscar Zarate, qui avait quitté l’Argentine dès 1971 pour s’installer à Londres. Nous correspondions avec lui, Carlos et moi. C’est à ce moment précis que l’alternative européenne prit forme à mes yeux. Une présence affective était là-bas, un ami. Dans mes dernières années en Argentine, j’avais fait une psychanalyse et abandonné mon activité politique dans un syndicat de la presse. Je ne voulais pas que mes opinions politiques m’éloignent trop du dessin et de mes envies de raconter des histoires, envies qui m’étaient apparues assez tardivement puisque j’avais d’abord, et avant tout, passé ma vie à dessiner. Lorsque l’idée de raconter des histoires m’est venue à l’esprit, j’ai voulu faire ça bien. J’avais eu la chance de travailler avec Œsterheld, j’avais goûté au plaisir de faire du bon travail et je voulais renouveler cette expérience. En Argentine, il n’y avait pas de réelles possibilités ; dans notre domaine, tout n’était plus qu’un désert, il y avait eu toute une série de crises économiques et, avec l’apparition de la télévision, une baisse de l’intérêt du public pour les revues. Je suis donc parti en Europe, empli de curiosité, pour fouiner... C’était en 1972.

la rencontre

José Muñoz :
La rencontre, Carlitos ?...

Carlos Sampayo :
Nous avions chacun un besoin de faire autre chose et notre travail est né de cette coïncidence. Les points communs étaient en nous-mêmes. C’est plus intéressant de le raconter comme ça plutôt qu’avec des anecdotes. Le trait d’union a été notre ami commun Oscar Zarate. C’est lui qui nous a mis en contact.

José Muñoz :
C’était un de mes camarades de l’École d’Art panaméricaine, avec qui Carlos travaillait dans la publicité.

Carlos Sampayo :
Oui, il avait travaillé avec moi et pensait, nous connaissant intimement tous deux, que nous pourrions nous entendre. Nous avions comme une tendance, une orientation commune.

José Muñoz :
Il insistait sur le fait que nous nous ressemblions beaucoup. Moi, j’étais toi en maigre, et toi, moi en gros...

Carlos Sampayo :
Oui, oui, ça s’est passé comme ça, en mars 1974, il y a cent ans...

José Muñoz :
Une énormité de siècle !

Carlos Sampayo :
Nous nous rencontrons et immédiatement nous commençons à travailler. Je crois que le jour-même où nous nous sommes rencontrés, nous étions déjà d’accord pour faire quelque chose ensemble.

José Muñoz :

Extrait du Bar à Joe

Oui, quinze minutes après notre rencontre, nous commencions à tisser une l’histoire et à parler des personnages auxquels nous donnerions naissance plus tard. Nous nous sommes rencontrés en sachant que nous voulions raconter quelque chose en propre, qui nous appartienne. Carlos a tout de suite été emballé par l’idée que je lui proposais et nous avons commencé avec un univers policier, urbain. Nous sommes des enfants de Buenos Aires, dont la réalité était alors très policière. C’était une vision que nous avions en commun, cette vision politique de notre pays ; et puis nos lectures, etc., tout cela a pris tournure et participé à la création d’Alack Sinner. Je proposai Sinner comme nom, ce qui veut dire « pécheur », et Carlos trouva le prénom "Alack", une vieille expression, alas, qui en anglais signifie « pauvre de moi ». Cela a donc donné Alack Sinner, c’est-à-dire : « pauvre de moi, pauvre pécheur ». Lorsqu’on trouve le nom aux choses, on peut alors procéder avec plus de facilité.

la méthode de travail

Carlos Sampayo :
La méthode, c’est qu’il n’y a pas de méthode. Il n’y en a jamais eu.

José Muñoz :
L’amitié ...

Carlos Sampayo :
Simplement, tout a surgi de notre amitié, de notre relation.

José Muñoz :
C’est une méthode...

Carlos Sampayo :
Bien sûr, chacun avait son espace spécifique : l’un celui du dessin, l’autre celui de l’écriture, puis celui de l’histoire qui nous est commun, c’est-à-dire donner vie aux personnages, leur donner une identité. Avec cette distance d’une vingtaine d’années, celles que compte notre aventure, nous pensons avoir introduit, sans trop de conscience, un caractère et une nécessité autobiographiques, le reflet de notre propre expérience. Nous avons pu placer notre travail et avoir le privilège de pouvoir vivre de celui-ci, modestement mais sans la pression de sujets imposés ni de quelconques reniements... C’était difficile à assimiler car nous venions, comme dit José, d’une réalité policière où la censure pesait sur toute possibilité d’expression personnelle. De la même manière, on peut dire qu’il n’y a pas vraiment d’idées propres. Une idée est un patrimoine qui nous est commun. Rappelez-vous cette étude qui recensait cent-deux combinaisons ou mythes possibles d’où proviendraient tous lies récits tant écrits que cinématographiques ou, dans notre cas, graphiques ; en fait tout est déjà là. Le secret, la question plutôt, puisqu’il ne s’agit pas d’un secret, n’est pas dans les idées en soi. Ce qui m’importe, c’est la façon dont s’assemblent les éléments. Dans la pratique, l’un de nous arrive et dit : « Si on travaillait sur ce thème ? » C’est un thème qui nous amènera à un accord, et à partir de ce moment, la façon dont nous lui donnons forme traduit notre relation. Jamais l’un de nous ne propose une idée que l’autre réalise ensuite. Dans notre cas, tout est toujours le produit d’une ou plusieurs conversations.

Extrait du Bar à Joe

José Muñoz :
Il peut y avoir des désaccords, cela arrive, ça signifie que l’un n’est pas certain de la justesse de l’option exprimée par l’ autre ; nous savons alors nous en éloigner pour aller nous promener autour d’elle, évoquer d’autres sens, prendre d’autres voies. En général, lorsqu’une idée de l’un de nous s’oppose à une idée de l’autre, chacun arrive à la conclusion qu’elle n’est pas satisfaisante et cela nous amène à compléter l’une ou l’autre pour arriver à une troisième possibilité qui finalement nous satisfait davantage... Comme le disait Carlos, tout cela est la traduction de notre relation, fondée sur cet intérêt porté au monde de l’autre et sur cette merveilleuse possibilité de pouvoir raconter des histoires à partir des expériences et subjectivités de chacun. Une fois que les nœuds psychologiques de l’histoire existent, il s’agit de donner un ordre aux idées, un rythme au scénario. Nous commençons souvent par des nœuds de dialogues que nous avons établis lors d’une première conversation, comme des sortes de fanions que nous plaçons ici et là, pour nous amener vers la fin de l’histoire et pouvoir retrouver le chemin en les suivant.

Dans les cinq premières années de notre collaboration où nous habitions l’un et l’autre en Italie, dans la même ville, nous avions une sorte de cérémonie quasi quotidienne de réunion de travail. Je lisais ainsi chacun des mots de Carlos qui voyait en retour chacun de mes traits. Les quinze années suivantes se sont déroulées entre Milan et Barcelone, mais ces cinq premières années de travail intense ont constitué un capital inestimable. Il nous a permis, au fil des ans, grâce à l’harmonie que nous avions trouvée, de continuer à développer notre relation. Nos rencontres durant ces quinze ans étaient l’occasion de faire une synthèse des histoires qui arrivaient à chacun, de la vie de l’autre, avec ses hauts et ses bas, ses appréciations, ses auto-satisfactions et ses auto-ironies. Il y a toujours pendant nos conversations une partie de soi qui est à l’affût des éléments qui pourraient participer à l’histoire. C’est un jeu, nous nous amusons beaucoup en discutant. Nous avons trouvé dans le travail une sorte d’aboutissement de notre amitié, de nos obsessions...

Au moment de dessiner, lorsque nous avons discuté de la totalité de l’histoire et que l’on possède cette distance qui nous permet de la survoler, intervient toujours très fortement l’environnement, ce qui arrive à l’extérieur par exemple, ce que je lis le matin dans le journal. Au fil de la journée, j’incorpore dans le fond des vignettes ce que je vois ou entends autour de moi. Et puis je n’ai jamais vraiment accepté d’être en retrait de l’histoire que nous racontions. J’ai pris un obscur plaisir à me... à nous faire figurer dans nos histoires. La première fois, c’était dans un dialogue avec Alack Sinner, C’était une réaction un peu ingénue et juvénile, dans le sens positif du terme. Ensuite nous apparaissons dans certaines situations qui résument notre état émotif du moment, ou dans des situations « surréelles » où nous ne faisons que passer et reconnaissons ou non nos personnages. Je n’ai jamais accepté cette division nette entre rêve et réalité, car le rêve est réel et ce que nous racontons, pour moi, est réel. C’est pourquoi je veux être dedans !

Carlos pense aussi de façon très visuelle. Il a beaucoup de propositions visuelles que l’on utilise ou que l’on change progressivement ; on en discute. En général, le travail est terminé quand plus rien ne peut venir nourrir l’histoire, que la boucle est bouclée. On ne sait jamais ce qui va arriver, nous ne connaissons que le fil conducteur de l’histoire. Certaines fois nous ne connaissions même pas la fin, comme dans Rencontres où nous ne savions pas où nous allions exactement. C’est une histoire longue, de cent pages. Nous nous rencontrions, faisions quelques épisodes dans des bars, chez Carlos à Barcelone, chez moi à Milan, en nous amusant toujours beaucoup, comme des irresponsables.

Carlos Sampayo :
Quand survient cet accord véritable, nous le sentons et nous commençons. C’est une sensation très intense de communion : « C’est ça que nous devons raconter, c’est évident ! », c’est le point d’accord. Nous sommes finalement deux personnages très différents, assez différents, en tout cas, pour que l’accord ne soit jamais tacite. Nous devons travailler à chaque rencontre pour que l’accord intervienne, c’est nécessaire pour nous. D’autre part, étant donné que le matériel est empirique et basé sur l’expérience de chacun, le fait de ne pas vivre dans les mêmes circonstances sociales ou quotidiennes implique nécessairement une première approche où l’on se raconte ce qui nous est arrivé, ce qui nous a traversé l’esprit depuis la dernière fois.

José Muñoz :
L’effort de reconnaître l’autre...

Carlos Sampayo :
Quand l’autre se raconte, la base d’un accord se manifeste naturellement. Il est arrivé que nous ayons eu de très longs entretiens de travail où il ne survenait absolument rien d’intéressant. En général, notre dialogue est le matériau en vue d’un accord mutuel profond, avec plus ou moins de succès, c’est selon... La fabrication de Rencontres fut très longue, elle s’est développée durant quelque chose comme un an et demi... Est-ce que nous vivions dans le même endroit, je ne me souviens plus très bien ?

José Muñoz :
Non, nous étions à Milan et Barcelone.

Carlos Sampayo :
Oui, bien sûr ! Donc, à chaque fois, il fallait recomposer ; mais l’histoire est homogène parce qu’elle traduit aussi ce que nous avons vécu pendant tout ce temps.

le noir et blanc

José Muñoz :
Les histoires que j’avais dessinées précédemment dépendaient de la pauvreté des moyens dont nous disposions, c’est pourquoi le choix du noir et blanc est délibéré dans un certain sens. L’esthétique du noir et blanc était également celle des récits d’aventures publiés à cette époque en Argentine. Plus tard dans la vie, j’ai commencé à appréhender lumière et ombre comme concepts esthétiques également, mais pas uniquement.
Durant ces siècles de travail avec Carlos, lumière et ombre, le blanc qui rompt avec l’ombre et le noir qui l’absorbe, furent des sensations sensuelles et profondes de dessin, dans la manière de parcourir les corps avec le trait, pour ensuite les rendre lumineux ou obscurs. C’est un plaisir solitaire, j’en conviens, et jusqu’à ce jour cela me plaît toujours autant. J’en suis assez conscient mais je crois aussi beaucoup dans la partie inconsciente de mon travail.

new york et le bar à joe

Extrait du Bar à Joe


Carlos Sampayo :
Le bar est une atmosphère et New York, un lieu symbolique, une cité qui représente toutes les grandes villes. Par ailleurs, c’est exactement l’endroit où développer une bande dessinée. C’est pourquoi nous avons commencé là-bas. C’était plus commode, nous connaissions un univers où nous n’avions jamais été.

José Muñoz :
Plus tard nous y sommes allés... Ce qui a été décisif également avec New York, surtout pour son ambiance et avant tout du point de vue de notre travail, c’était la possibilité de raconter, d’écrire des récits de bande dessinée en nous adressant à la capitale de l’Empire, à ses citoyens, leur faire part de nos rêves en rapport avec leur territoire. Ils ont, en général, et c’est le propre des empires, culturellement parlant, une tendance à toujours vouloir nous raconter notre propre histoire. En revanche, ils acceptent difficilement que leur propre histoire, ou les rêves que peuvent engendrer cet univers new-yorkais, leur soient racontés par des personnes étrangères qui ne connaissent pas la ville. Car pour eux, fondamentalement, du point de vue économique, nous ne sommes qu’à la périphérie de l’Empire. La coïncidence paradoxale veut qu’à New York on retrouve un Buenos Aires déguisé : une ville de mélanges ethniques et culturels, toutes ces personnes venues des quatre coins du monde et qui se sont liées de la même manière, ces cultures et ce manque de culture ; elles ont le même style de croissance que toutes les villes portuaires des Amériques, où tant de migrants économiques et politiques, tant de fous de toutes sortes sont venus faire fortune. C’est une des portes de l’Amérique qui, selon moi, ont toutes une âme commune.

Carlos Sampayo :
Ce qui est certain, c’est que nous-mêmes, lorsque nous sommes allés à New York quatre ou cinq ans après avoir commencé à travailler ensemble, nous avons constaté à quel point tout était tellement proche de notre invention. Nous retrouvions ce que nous avions imaginé, c’était une atmosphère réelle et de songes tout autant, car c’était une réalité inventée. Ce qui est curieux, c’est que nous nous y sentions très bien...

José Muñoz :
New York et cette culture « américaine » ambiguë firent toujours partie de notre quotidien à Buenos Aires, cela faisait aussi partie de nos rêves américains. Tout à l’heure, à propos de nos influences, nous faisions référence au cinéma, nous aurions pu parler de Huston ou de Kubrick. Par leur intermédiaire, la réalité policière des États-Unis nous paraissait, étrangement, plus proche que la nôtre.

Carlos Sampayo :
Bien sûr, les images cinématographiques ont un impact visuel tellement fort que nous portions tout cela en nous-mêmes. C’est aussi pourquoi cela surgit naturellement.

José Muñoz :
Le rêve new-yorkais nous appartient...

Carlos Sampayo :
Oui oui, d’une certaine façon c’était le milieu où se révélait le mieux la contradiction d’un état policier qui ne s’avoue pas ; une ville qui est le symbole de l’État, vivre dans cet État apparemment de droit mais pas tant que ça où il y a des contraintes, mais qui peuvent être, jusqu’à une certaine limite, dépassées sans savoir jusqu’ou cela peut mener.
C’est cet univers sans limites internes, que nous avons empli avec nos histoires. De la même façon, le bar symbolise et résume ce grand espace...

José Muñoz :
Exact...

Carlos Sampayo :
...dans un espace plus petit où confluent différents univers émotionnels et sociaux.

les personnages et le passage du temps

Extrait de Sudor Sudaca


Carlos Sampayo :
Un accord tacite entre nous a été de ne pas établir de caractère définitif au personnage. Si le temps passait, le temps passait. Une personne change et évolue, elle vieillit...

José Muñoz :
Elle cesse d’être jeune...

Carlos Sampayo :
Elle cesse d’être jeune comme les enfants deviennent grands, que d’autres meurent...

José Muñoz :
Tout ce genre de cochonneries…

Carlos Sampayo :
Ce sont les contingences de la réalité, et nous les avons introduites dans notre bande dessinée. Dans un sens, je pense que c’est un apport original...

José Muñoz :
Le passage du temps...

Carlos Sampayo :
Oui, le passage du temps pour les personnages. C’est surtout évident pour Alack Sinner, avec la référence permanente aux événements passés comme s’ils étaient vrais. C’est aussi, en parallèle, notre propre histoire. Cela demande un accord avec le lecteur à qui nous proposons de connaître ce qui est arrivé précédemment, et cela implique aussi la promesse d’un futur. Aujourd’hui je pense que tout ce que nous avons fait, surtout avec Alack Sinner, qui a une identité aiguë, est déterminé par cette idée centrale du passage du temps ; c’est un axe dans notre travail.

José Muñoz :
Et comme passe le temps, passe notre vie.

Carlos Sampayo :
Alack Sinner a été un véhicule pour exprimer nos inquiétudes. À travers lui nous avons reproduit des parties idéales ou non de nous-mêmes. Il a été le véhicule narratif principal, un prétexte pour pouvoir montrer tout le reste, la sphère des relations humaines et sa périphérie - dans un sens totalement métaphorique. Nous sommes des personnes qui vivons dans une société. C’est pourquoi, autour de ce personnage majeur, tout ce qui apparaît est le reflet de nos actes, de nos aspirations, de nos refus, tant avec les personnages positifs que négatifs. Sophie est le personnage féminin dans lequel nous nous sommes le plus investis. Notre caractère masculin fait qu’il nous est assez difficile de comprendre le point de vue féminin. Mais je pense que celui particulier de Sophie a été assez bien rendu...

José Muñoz :
Elle est vraie... Nous avons organisé un certain chaos autour de nous, en nous-mêmes, dans notre temps de vie commune, dans toutes ces expériences réelles. Et, dans ces circonstances, les histoires ont été menées comme pour mettre de l’ordre dans nos pensées, arranger la réalité avec un certain ordre. La cohérence, s’il y en a une, est née jour après jour dans l’ambiance même du travail. Chemin faisant, certains personnages que nous avions créés, qui nous étaient très proches, même si quelquefois ils étaient restés dans l’ombre, surgissaient soudain avec insistance dans nos conversations, comme une exigence, pour demander plus d’espace. Ce sont des choses très approximatives, très mystérieuses, ces créations d’histoires en nous-mêmes et dans notre collaboration, car nous sommes comme une personne divisée, une espèce de schizophrénie réussie, nous aurions dû être un et nous sommes deux. Il y a dans nos différences comme une harmonie, une harmonie dans la différence, je ne sais pas bien comment dire. Nous avons eu, je pense, la chance de nous rencontrer dans un moment très réceptif et nécessaire, dans un moment de mutation, de besoin de changement, nous avons eu la chance de rencontrer l’autre avec lequel pouvoir construire cet univers qui, au jour le jour, après vingt ans, a créé cette espèce de ramification, ces entrelacs, cet univers de sentiments qui se touchent, qui s’éloignent et s’entremêlent. Durant ces vingt ans nous avons été d’avant en arrière, dans la vie de chacun, en mélangeant le tout... comme des faiseurs d’histoires.

la musique



Carlos Sampayo :
La musique que nous écoutons pendant que nous travaillons, ou pendant le repos, s’entend dans notre travail. D’une certaine manière elle se traduit d’une façon silencieuse. Je ne sais pas si c’est tant la musique - oui, c’est la musique ! mais aussi tout ce qui l’entoure, c’est-à-dire le fait musical comme fait artistique, la création, tout ce que cela implique de don ou de renoncement, c’est assez clair dans le cas de Billie Holiday... Quant au cas particulier du tango... il est en quelque sorte le référent sonore et musical de notre enfance, de nos parents, c’était une musique qui circulait à la radio quand nous étions petits. Le jazz est postérieur, mais pas tant que ça... il est là depuis toujours. Je me souviens qu’un des plus importants moments de ma vie a été le jour où j’ai vu Louis Armstrong « en vrai ». J’avais douze ou treize ans, et ça a été pour moi un moment extraordinaire !

José Muñoz :
J’ai connu quelque chose de similaire lorsqu’Ella Fitzgerald s’est produite à Buenos Aires, j’avais seize ou dix-sept ans ; je suis allé la voir un mercredi, je crois, et j’y suis retourné le vendredi en amenant avec moi la moitié de ma famille pour partager ce bonheur qu’elle m’avait donné. La présence... À cette époque j’écoutais un peu de Dixieland et je n’avais pas trop de sympathie pour le tango. On avait essayé de me l’imposer en famille et d’une certaine façon je le rejetais. J’ai commencé à l’apprécier plus tard, avec le temps je suis revenu à lui. Mais ma famille, ma mère et mon oncle maternel chantent, c’était une famille tanguera, en quelque sorte. Tous mes sentiments, mes souvenirs y sont liés ; dans Sudor Sudaca, l’odeur de tango porteño (de Buenos-Aires, du port de Santa Maria) était très forte pour moi, c’était comme de la musique dessinée. D’une certaine façon, ce changement d’esprit que la musique suggère peut être retranscrit dans un autre langage expressif. Le désir de communiquer, de toucher un des phénomènes de la vie possédant un fonds commun d’émotions, se traduisent dans différents langages. Notre vie est merveilleuse et mystérieuse quand elle se reflète ainsi, et se révèle, dans différents langages.

conclusion, à propos du statut de la bande dessinée


Carlos Sampayo :
Tout art est un art mineur quand il n’y a pas de grandeur dans ce que l’on y introduit. Toute manifestation artistique est un véhicule et, pas plus la littérature, la peinture ou le cinéma ne sont majeurs de facto ; est majeur ce qui sous-tend le propos. La bande dessinée porte derrière elle une condamnation implicite car arrivée en dernier, avec une origine « populaire ». Je m’exprime également avec d’autres modes d’expression et José aussi, il dessine en dehors de la bande dessinée. Je pense que cet âge adulte, cette dignité, peuvent être données par des auteurs portés par une intention profonde. Nous avons accepté le défi, d’autres auteurs aussi, avec humilité, parce que nous pensons que c’est un véhicule parfait, très vaste et approprié pour raconter des choses...

José Muñoz :
... extraordinaire, merveilleux...

Carlos Sampayo :
... C’est formidable, et ce n’est absolument pas limité, je tenais à le dire.

José Muñoz :
Disons que dans le milieu quelquefois assez médiocre du journalisme, de l’intellectualisme mineur, il y a une certaine manifestation d’orgueil qui consiste à ignorer les possibilités de la bande dessinée comme langage. C’est une erreur de s’enorgueillir de son ignorance, Carlos l’a bien dit, s’il peut y avoir une accession à une certaine grandeur - c’est un mot exagéré mais exact -, ce n’est que par l’intention, les priorités, les obsessions que la personne engage. Le reste, toutes ces analyses se rapportant à ce qui est mineur ou majeur, les comparaisons entre un langage et un autre, c’est d’une souveraine stupidité - une atroce faute d’intelligence, tout simplement. La France est le seul endroit au monde où notre travail a été publié d’une façon intégrale et, dans une certaine mesure, chronologique. Parmi les autres aspects intéressants de votre pays, il y a celui-ci, cette connaissance et le respect envers le langage de la bande dessinée.

Propos recueillis à Angoulême en janvier 1996 par Dominique Hérody. Traduits et adaptés avec la complicité de Mercédès Gonzalez et Jean-Pierre Mercier

Cet article est paru dans le numéro 3 de 9ème Art en janvier 1998.

les livres de Carlos Sampayo et José Muñoz.