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hommages à muñoz et sampayo

Miguelanxo Prado, Frédéric Bézian et Jorge Zentner

Deux dessinateurs, Prado et Bézian, et un scénariste, Zentner, rendent hommage au travail de Muñoz et Sampayo. Où l’on mesure combien est fort, chez certains auteurs de bande dessinée, le sentiment de la dette envers tels ou tels de leurs précédesseurs et modèles.

[janvier 1998]

Extrait du Bar à Joe. © Éditions Casterman

la clarté et la force

par Miguelanxo Prado

Au début des années 1980, j’ai découvert le langage auquel je consacrerais la plus grande partie de mon travail : la bande dessinée. Ce qui m’attirait dans cette façon de raconter, c’était l’effet multiplicateur dont je pressentais qu’il pouvait résulter de ce mélange amoureux de texte et d’images. Au milieu des couleurs éblouissantes qui constituaient déjà, à cette époque-là, les figures de proue des magazines, l’œuvre de José Muñoz et Carlos Sampayo, au noir et blanc si convaincant, me fascinait jusqu’au vertige. Je ne sais pas ce que j’admirais en premier chez José Muñoz, de son style graphique ou de son incroyable habileté pour traduire ses dessins, ses textes et ses onomatopées dans un code d’une clarté et d’une force surprenantes. J’étais toujours stupéfié par sa capacité à réduire les formes à leurs traces essentielles et à progresser avec une aisance de funambule sur la corde raide de l’expressionnisme. La force dramatique de ses personnages, leur présence charnelle déchirante, enfermées dans ces traces semblables à des coups de couteau, me paraissaient quelque chose d’impossible. Chacune de ses vignettes continue à m’apparaître comme un exercice de virtuosité graphique, un mécanisme que je veux approfondir. Chaque histoire dessinée par lui est une leçon de bande dessinée.

Si José Muñoz n’existait pas, je n’aurais certainement pas fait de BD.

Merci, José.

Traduit de l’espagnol par Thierry et Audrey Groensteen.

muñoz : la preuve par trois

par Frédéric Bézian

I.

Le dessin de Muñoz. La dure beauté de sa synthèse, née d’une conscience aiguë des formes, des caractères, du monde qu’il décrit. Sa vitalité sans cesse nourrie, influant en gifle sur le découpage qu’il fait progresser avec santé. L’incroyable « appétit » de sa narration. Son plaisir évident du trait, des jeux éclatants entre noir et blanc, et le mien à toujours m’en réjouir. Sa générosité. Sa tendresse, sans doute. L’inarrêtable culot de « Muniossésampaillo » donne les bandes dessinées les plus désinhibées que je connaisse. Et parmi les plus libres durablement.

II.

Au Salon d’Erlangen, il y a trois ans. Ma joie, trois matins de suite, à entendre débuter la journée par : − Comment ça va, chico ? La rastrada : qui n’a pas vu (ni entendu) José Muñoz déambuler en traînant les pieds comme s’il portait encore des sandales de corde n’a pas vu grand-chose. Impossible de le suivre quand il ergote sur son satané football.

III.

Parce qu’il sentait bien que je l’en priais un peu, il m’a parlé d’« Alberto ». Cinq minutes, pas plus, sur trois jours de nos bavardages. Un silence. Puis nous avons trinqué al Viejo.

Extrait du Bar à Joe. © Éditions Casterman

sur le sentier du réel

par Jorge Zentner*

Il m’est impossible de faire référence à José Muñoz de façon directe sans parler auparavant de l’écrivain et scénariste Carlos Sampayo, que j’ai connu fin 1979 à Sitges, petit village méditerranéen où je vivais à cette époque-là. La rencontre eut lieu lors d’un repas chez des amis communs. Après de brefs et quasi-protocolaires tâtonnements, notre dialogue s’instaura sur le fertile terrain d’intérêts partagés : les livres, la littérature. La conversation démarra pendant le repas ; accompagna de nombreux cafés ; se prolongea, plus tard, pendant que nous marchions sur la promenade le long de la mer sous un tiède soleil d’hiver ; et, ponctuée de silences plus au moins longs mais jamais interrompue, elle continue depuis presque vingt ans.

Nous parlâmes, donc, exclusivement de livres, ce qui (tous les amants de littérature le savent) équivaut à dire que nous parlâmes de façon fébrile et sans doute brouillonne de livres, d’auteurs, de voyages, de femmes... Bref, le genre de conversation qui, pour bien se développer, requiert toute une vie. Cet après-midi-là, j’appris que Carlos Sampayo travaillait comme scénariste de bande dessinée. Pour diverses raisons (reposant toutes sur mon ignorance), je reçus l’information sans pouvoir la rattacher à aucun contexte. Tout d’abord, j’ignorais l’existence en Europe de la BD en tant que genre narratif digne du plus grand respect intellectuel et artistique. J’ignorais, en conséquence, le travail d’un grand nombre de scénaristes et dessinateurs se consacrant à développer des œuvres personnelles, non répétitives, riches en défis et transgressions. J’ignorais le travail des nombreux éditeurs de revues et de livres, qui appuyaient les auteurs avec un mélange savant et équilibré de prudence économique et d’ambition culturelle. J’ignorais enfin l’existence des milliers de lecteurs adultes qui, dans de nombreux pays, s’approchaient de la BD de manière exigeante, sans complexes, avec la même soif d’émotions et de plaisir intellectuel ou esthétique avec laquelle ils pouvaient assister à une séance de cinéma ou lire un roman.

Il est donc bien compréhensible que j’aie ignoré que le scénariste Carlos Sampayo et le dessinateur José Muñoz formaient, précisément, l’un des tandems d’auteurs les plus remarquables et les plus représentatifs de ce que bientôt j’appris à appeler « bande dessinée d’auteur ». Durant les mois et les années qui suivirent, je n’eus pas seulement l’occasion de lire les histoires d’Alack Sinner, je connus aussi le privilège de pouvoir lire les scénarios écrits par Sampayo pour ces histoires, je connus personnellement José Muñoz et fus témoin de nombre de ces conversations au cours desquelles scénariste et dessinateur élaboraient ensemble la création de nouvelles narrations. Je n’émettrai pas de jugements de valeur ni ne proposerai d’analyses théoriques sur les dessins de Muñoz, qui, on l’imagine facilement, ne me laissèrent pas indifférent. Je laisse cette tâche aux spécialistes. Je préfère pour ma part évoquer l’impression (plus intense encore que celle provoquée par ses dessins) que me fit la qualité de l’engagement de Muñoz vis-à-vis de son œuvre, de ses lecteurs et de sa profession.

Cet engagement se manifestait de plusieurs manières : dans sa reconnaissance des apports reçus de maîtres directs (comme « le vieux Breccia ») ou indirects (certains auteurs américains) ; dans l’immense attention accordée aux dessins de ses collègues contemporains, qu’il s’agisse d’auteurs consacrés ou de jeunes talents n’ayant encore rien publié ; dans le très haut niveau d’auto-exigence qui dominait sa production et qui le poussait toujours à la recherche d’images nouvelles, le trouvait toujours en alerte, à l’affût du monde extérieur, « en chasse » de l’expression correspondant à sa sensibilité la plus intime. Il se manifestait aussi, fondamentalement, dans la conscience que, lorsqu’un auteur se confronte à la page blanche, il assume non seulement la narration d’une histoire mais aussi la responsabilité d’enrichir et d’assurer la vitalité d’un langage. Je parle de tout cela au passé parce que je me réfère à des souvenirs d’une époque où, moi-même, je ne rêvais même pas encore d’entrer dans le monde de la BD. Le plus grand éloge qui me vient à l’esprit concernant Muñoz est que la même chose peut se dire de lui en mettant les verbes au présent.

Traduit de l’espagnol par Anne-Marie Ruiz.

* Jorge Zentner est un romancier et scénariste d’origine argentine, qui vit et travaille en Europe. Il a travaillé avec Ruben Pellejero (Dieter Lumpen, Le Silence de Malka, Aromm...), Lorenzo Mattotti (Le Voyage de Caboto, Le Bruit du givre), Carlos Nine (Pampa) et aussi Tha, David Sala, Bernard Olivié ou encore Quintanilha.

Ces textes sont parus dans le No.3 de 9ème Art, en janvier 1998.

les livres de Carlos Sampayo et José Muñoz.