Consulter Neuvième Art la revue

les fenêtres de muñoz

Lorenzo Mattotti

[janvier 1998]

Quand nous réfléchissons sur quelqu’un qui est une partie vivante de notre histoire, nos pensées se déchirent, se superposent, se perdent... puis, éventuellement et à l’improviste, elles se recollent en une plage de lumière. José Muñoz et son œuvre sont pour Mattotti une pensée forte, palpitante. C’est pourquoi les mots qu’il a trouvés pour la raconter échappent de temps à autre. Par moments la voix se brise quand on parle de quelque chose qui vient du fond du cœur...

Extrait du Bar à Joe

Ce fut Marcello Ravoni, le directeur de l’agence Quipos de Milan, à laquelle j’appartenais à l’époque, qui me montra pour la première fois les travaux de Muñoz. C’était dans les années 70. Au début, je n’y fus pas particulièrement sensible. J’y voyais des réminiscences de Pratt, et puis il me paraissait froid, relevant un peu de l’exécutant, même si quelques éléments et surtout la description des objets étaient indubitablement intéressants... Comme Ravoni disait qu’ils étaient très bons − « étaient », parce qu’il parlait aussi de Sampayo bien sûr −, j’ai commencé à suivre leur travail. Plus attentif au dessin qu’aux histoires et tout particulièrement à cette façon de traiter les objets, justement. Les descriptions sont détaillées, par exemple les graffiti sur les téléphones... En somme, Muñoz insérait tout doucement des flashes de réalité dans ses récits. Il venait de l’école de Pratt et Breccia, tous deux symbolistes en quelque sorte : Pratt pour avoir choisi le monde de l’aventure et de l’exotique, Breccia pour avoir toujours travaillé sur le métaphysique... Pour tous deux, un monde lointain comme thème. Muñoz, au contraire, racontait des récits en relation avec l’Amérique, Raymond Chandler et ainsi de suite, mais il les insérait entièrement dans la réalité de son vécu. Alors, je commençai à apprécier son travail...

Sa première histoire, L’Affaire Webster, bien que racontée avec ce trait qui lui est propre, si incisif et descriptif, plein de dynamisme, ne me parut pas exceptionnelle. Il me semblait être en face d’un bon dessinateur de policiers, pas plus. Mais les choses changèrent avec la première planche de L’Affaire Fillmore. On y voit le personnage entouré de références à son quotidien : les mégots, la Camel, la montre.. Il se réveille, se lève, allume une cigarette, et va uriner : une révolution ! Le quotidien qui entre dans la bande dessinée de série ! Cela, personne ne l’avait fait avant. À cette époque, il y avait la bande dessinée « underground », où les personnages copulaient ou déféquaient d’une manière extrêmement libre, et de l’autre, la bande dessinée de série d’aventure, classique, avec un personnage et son histoire. Deux mondes sans lien aucun. Le titre de gloire de Muñoz, et de Sampayo bien sûr, a été de mettre dans une bande dessinée de série des éléments de la vie de tous les jours. Ces éléments ont ensuite changé progressivement la réalité du personnage, modifiant le concept même de bande dessinée de série. Que ce soit au niveau du récit ou de sa représentation. Alack Sinner, initialement détective classique, un peu à la façon de Steve McQueen, s’est personnalisé : dans ce processus, le trait aussi a commencé à bouger, à devenir plus nerveux, les différents personnages ont pris davantage de place, la présence du noir s’est modifiée. Sur une base descriptive extrêmement précise et dans la continuité du personnage, il y a eu un changement ininterrompu. Grâce aux deux auteurs argentins, le concept de série a changé du tout au tout, la structure du récit s’est modifiée. Partis du policier classique, ils sont arrivés, dans les dernières histoires du Bar à Joe par exemple, presque à des non-histoires, c’est-à-dire à des histoires enchevêtrées, dans lesquelles le personnage n’est qu’un témoin et la structuré presque à la manière des films d’Altman... Un travail énorme !

Les auteurs qui ont, de façons différentes, révolutionné la bande dessinée ci, contribuant grandement à ce qu’elle deviendra par la suite, ont été Moebius, d’une part, et, d’autre part, Muñoz et Sampayo. Le premier, parce qu’il a détruit le concept de série en créant une plage libre pour le rêve et le récit sans texte. Moebius a éliminé le schéma organisé de la page pour amener ses récits presque à la structure du langage automatique. Les deux autres, en revanche, ont intégré dans la structure des éléments qui n’en faisaient pas partie auparavant. Ce sont probablement eux qui ont fait le plus gros travail. De toute façon, on ne peut raconter l’histoire de la bande dessinée en Europe sans citer ces trois noms.

Dans les histoires de Muñoz et Sampayo, on retrouve des aspects de leur vie quotidienne : la pièce où ils habitaient, leurs amis, les gens qu’on rencontrait dans les rues des villes où ils ont vécu. L’élément subjectif a toujours été si fort dans le travail de ces auteurs qu’à un certain moment, ils ont décidé de s’impliquer personnellement dans le récit, d’aller presque en visite chez leurs personnages, comme dans La Vie n’est pas une bande dessinée, Baby, que j’ai cité par suite comme étant le titre d’une chanson dans Incidenti [1], parce qu’elle m’avait énormément frappé. Ainsi, en racontant leur propre histoire à l’intérieur d’une œuvre d’imagination, ils ont su pénétrer dans le mythe, le mythe américain bien sûr... Et en se l’appropriant, ils sont presque arrivés à créer une mythologie de leur propre vécu.

Extrait du Bar à Joe

Muñoz nous ouvre des fenêtres. Son dessin ne se limite pas à refléter la trame du récit, mais il lance constamment d’autres messages. Chaque vignette est une fenêtre sur le monde qui entoure cette trame, elle lui insuffle air et vie. C’est une vie liée à celle de Muñoz, à ses pensées, à ses rêves. Ainsi les personnages se tordent en un trait expressif. On en arrive à des images sur lesquelles, par exemple, le trait tremble, parce que le cœur du protagoniste tremble de peur. Ceci s’est produit de plus en plus fréquemment au fil des ans, et en particulier aux moments où Muñoz est devenu son propre scénariste, ou bien lorsque dans les récits il y avait des moments de rêverie. Il est important de rappeler que derrière le trait il y a une vie, toute une manière de resentir les choses, parce qu’aujourd’hui, on ne pense plus à ce que signifie « dessiner une image ».

Le rapport entre la subjectivité débordante et le besoin de raconter une histoire a été le problème des années 1970, quand la BD sortait de la production de série. À partir de là, chaque dessinateur a dû choisir son type de relations avec la subjectivité... Dans l’œuvre de Muñoz, la BD policière n’était plus policière, parce qu’il y avait mêlé du passé, des personnages secondaires avec leur propre histoire, ses cauchemars personnels... En somme, que des fenêtres nouvelles. Tandis qu’initialement le noir servait à définir l’image, il est devenu dans le même temps l’élément qui l’a détruite. Dans les planches au crayon de José, la façon de définir les objets est incroyable, et puis l’encrage les change radicalement. D’un cendrier il ne reste que le mégot, et le reste est noir, d’une bibliothèque il ne reste que l’ombre des livres et pourtant on arrive à voir toute l’image. Muñoz se sert donc du noir pour exprimer l’essence d’une sensation.

Dans l’œuvre de José, la présentation des planches a une importance primordiale. Au début elle était classique, à l’américaine, c’était l’époque des premiers films de Scorsese, comme Taxi Driver, tout le cinéma américain des années 70, Sinner en est plein et l’anticipe presque... Je me souviens que lorsque nous allions voir les films américains, nous nous disions : « Voilà le metteur en scène idéal pour filmer Sinner. » Et il y avait déjà toute la tradition du film américain, John Huston, Asphalt Jungle, le blanc et le noir que Muñoz reprit par la suite. Sa façon de mettre en page était donc d’un côté presque classique, tandis que de l’autre elle était chaotique. Une construction de base très solide, détruite ensuite par le blanc et le noir. Ce sont toujours des pages très denses, et si cette densité même peut créer des problèmes de lecture de la trame du récit, elle définit à merveille le monde raconté par Muñoz, qui est la véritable trame. Les histoires ne sont dans le fond qu’un prétexte pour raconter le monde.

Pour Muñoz et Sampayo, faire des bandes dessinées n’a jamais signifié exercer un métier, mais plutôt filtrer la réalité. Une vocation, une activité qui se reconnaît un sens éthique bien précis, une sorte de mission. La bande dessinée est pour eux porteuse de contenus et de contradictions en lesquelles ils croyaient fermement. Leur travail témoigne d’une réalité, tous deux le vivaient avec conviction. Quand je les ai connus, c’était l’âge d’or de la bande dessinée, elle était alors un langage à dignité égale avec le cinéma ou la littérature. Pour Muñoz, la bande dessinée est restée une mission, bien qu’elle n’apporte pas de grandes satisfactions.

Les deux éléments fondamentaux de l’œuvre de José sont probablement l’idée de changement et l’effort intense vers le positif, une poussée pour sortir de l’enfer symbolisé par la ville d’Alack Sinner.. Je me rappelle une de ses images qui me bouleversa fort, dans une histoire du Bar à Joe on y voit un vieux dessinateur, peut-être devant ses planches, j’ai oublié les détails, c’est une image d’intense douceur, mais derrière cette image, il y a une histoire de souffrance. Elle m’a toujours semblé et me semble encore une réussite incroyable. La regarder m’a procuré un de ces rares instants où je ressens que, peut-être, cela vaut la peine de faire ce métier.

Propos recueillis et rédigés par Lilia Ambrosi, traduits de l’italien par Solange Roux-Comoli.

Cet article est paru dans le numéro 3 de 9ème Art en janvier 1998.

les livres de José Muñoz.

Lorenzo Mattotti par José Muñoz

[1] Album de Mattotti publié en France par Artefact en 1985 sous le titre Incidents.