Consulter Neuvième Art la revue

georges et louis sont dans un bureau

Thierry Groensteen

[janvier 1998]

Les bandes dessinées antérieures de Goossens avaient déjà souvent fait mine d’emprunter à des structures textuelles préexistantes : récit biographique avec La Vie d’Einstein, somme encyclopédique avec L’Encyclopédie des bébés. Comme l’indique le titre de Georges et Louis romanciers, le dessinateur se mesure désormais au roman. La logique voudrait qu’il franchisse ainsi un triple seuil : le passage du domaine du (pseudo-) savoir à celui de la fiction ; l’abandon de « genres » aux structures canoniques au profit du modèle textuel le moins contraignant qui soit ; la promesse, enfin, d’une confrontation intéressante entre deux disciplines de l’art narratif : le roman et la bande dessinée.

« Nos projets sont merveilleusement équilibrés car nous sommes complémentaires. Mon ami est une mine d’idées originales, et moi je suis une mine d’idées banales. » Georges.

Extrait de Georges et Louis racontent


Toutefois, la série dévie très rapidement de ces prémisses. En fait de romans, elle propose, pour l’essentiel, une accumulation de débuts, d’ébauches ou d’idées de romans, tous avortés. En outre, le média que pratique Goossens le conduisant nécessairement à illustrer ces prétextes littéraires, une imagerie se trouve convoquée, dont il est aisé de reconnaître qu’elle est empruntée, rhétorique et clichés, au patrimoine cinématographique. De sorte que, tout en exhibant une culture pseudo-livresque, la série Georges et Louis interpose entre ce référent et nous un filtre déformant, celui de ce que l’on pourrait appeler la « mythographie » hollywoodienne. Roman, théorie sur le roman (les deux protagonistes ne cessent d’en disserter), film et bande dessinée : ces quatre « textes » vont s’emboîter et s’enchevêtrer, se chevaucher et se télescoper, en un de ces tourniquets parodiques dont Goossens a le secret, et où le sens s’affole. Cette stratification, souvent retorse, est quelquefois rendue explicite, comme lorsque Louis entreprend de tourner une version cinématographique de l’un de ses scripts, ou lorsque, paraissant prendre conscience de son statut – de sa matérialité – de personnage dessiné, Georges s’écrie : « Ah non ! L’aventure démarre sur les chapeaux de roue. J’espère qu’on ne va pas l’interrompre pour voir encore nos deux tronches dans notre petit bureau ? », interpellation qui ne peut s’adresser qu’à Goossens lui-même.

Aux commandes de la série, Goossens apparaît ainsi comme une sorte de régisseur, libre d’en modifier à tout instant le montage, l’éclairage ou l’orchestration. Sa malice éclate dès la planche liminaire du tome 1 (déjà relevée par Vincent Baudoux), où Louis est convaincu d’avoir « fait exploser les limites traditionnelles du récit ». Après tout, l’expression – un de ces lieux communs journalistiques qu’il aime à citer – décrit très pertinemment ce que Goossens n’a jamais cessé de faire en vingt ans de carrière. Pourtant – toute l’ironie de Goossens est là –, Louis l’énonce comme une terrible auto-accusation, l’implacable diagnostic de son échec. (Le même, en ouverture du deuxième album, pleurera de joie en se découvrant maniaco-dépressif...). En vérité, ce qui intéresse d’abord Goossens, ce sont les situations d’énonciation particulières, celles dans lesquelles se présente automatiquement à l’esprit, sinon un discours déjà constitué, du moins une certaine mécanique de la parole. L’interview télévisée et le talk-show (on ne dit plus « débat » ?) sont au nombre de ces situations sans cesse convoquées dans les albums antérieurs. Les mémorables « billets de Jacques Boudinot » (dans L’Encyclopédie des bébés) en incarnent une autre. Avec Georges et Louis romanciers, cette fois, Goossens va au-delà de la citation : il a véritablement inventé un dispositif énonciatif inédit, d’une remarquable efficacité.

la quête du sujet

Georges et Louis sont dans un bureau. Georges, vieil homme à la haute stature et au nez fort, est toujours assis à sa table de travail, sérieux, concentré, la plume à la main. À l’exception d’une étude sur le poney andalou (cf, T.2, pl. 9), on ne sait rien de ce qu’il écrit (de sorte qu’il est parfaitement fondé à corriger, sur la couverture du premier album, le titre générique de la série : « Non. Non. Louis raconte. »). Il est, en effet, sans cesse interrompu par Louis, qu’il écoute patiemment sans s’alarmer du côté délirant de son collègue. Mais, s’il se hasarde au moindre commentaire sceptique, à une remarque ou une question de simple bon sens, Louis perd aussitôt toute contenance et toute confiance en lui.

Illustration de couverture Georges et Louis racontent

Sans âge, sans carrure ni front, de petite taille, affublé de grands pieds et d’un nez rond, Louis est dessiné de façon plus schématique, instable et caricaturale. C’est un être émotif, agité, un cyclothymique en proie à des enthousiasmes irraisonnés et des crises de découragement. Remarquons que Goossens, pour appuyer l’opposition entre les deux caractères, use d’écritures graphiques quelque peu différentes pour les représenter, procédé dans les exemples sont rares dans la bande dessinée.

Il y a de quoi être doublement surpris dans le fait d’être admis dans l’intimité professionnelle de cet improbable duo. Premièrement, il n’est pas d’usage de voir un écrivain au travail. Un peintre, un sculpteur, un danseur ou un musicien peuvent être filmés dans l’exercice de leur art ; un écrivain, non. Circulez, il n’y a rien à voir. Deuxièmement, il est non moins exceptionnel que deux écrivains partagent un même bureau (sauf à écrire à quatre mains, comme Boileau et Narcejac). La littérature est un vice solitaire.

Extrait de Georges et Louis racontent

Ce qui n’est pas nécessairement le cas de l’écriture de scénarios, dont on voit, au contraire (au cinéma comme à la télévision et dans la bande dessinée), qu’elle se prête volontiers au travail en collaboration ou en équipe. Aussi bien, nos deux loustics, qui n’ont à leur actif aucun roman mais seulement des projets de roman, sont beaucoup moins écrivains que scénaristes. Ce ne sont pas des questions d’écriture qui les occupent ; leurs échanges concernent exclusivement le choix de thèmes ou de sujets à traiter et l’agencement d’intrigues. « Que raconter » est leur grande affaire, et non pas « comment écrire ». Or, cette affaire est aussi celle de Goossens, tenu de fournir régulièrement de nouvelles histoires à Fluide Glacial. Le sujet retenu (ou débattu) par Georges et Louis coïncidera donc avec le sujet même de la bande dessinée que nous lisons. Un rapide inventaire des sujets proposés par Louis fait apparaître une certaine constance dans son inspiration, où l’on peut schématiquement distinguer trois grands courants.

1°) La caricature des poncifs du mélodrame, du roman réaliste ou du feuilleton à deux sous (exemples : une peinture de la misère, mais à travers l’histoire d’une famille tout ce qu’il y a de plus ordinaire ; la vengeance d’un père de famille après le meurtre horrible de sa femme et de son fils par des voyous ; ou encore l’histoire d’un paysan de Bételgeuse venu à Paris pour y séduire une danseuse de cabaret), plus exceptionnellement du récit mythologique (l’amour impossible entre le dernier représentation du peuple des hommes-oiseaux et la déesse des grèves).

2°) Le détournement de classiques, indifféremment empruntés à l’univers de la chanson populaire (Au clair de la lune), du théâtre (Le Cid), du conte (La Belle et la Bête) ou du roman (Autant en emporte le vent) - ces trois derniers exemples ayant en commun d’avoir inspiré des films, et, l’on n’en sera pas étonné, c’est d’abord aux versions cinématographiques que se réfère explicitement Goossens.

3°) Les sujets foncièrement absurdes, forgés de toutes pièces par le cerveau délirant de Louis. Ainsi de l’histoire d’un dépressif chronique auquel le gouvernement veut remonter le moral parce que, « dans un pays moderne, ça fait mauvais genre ».

"Poésie du Quotidien" planche 2 issue de la collection du Musée

L’absurde nait le plus souvent du processus de dégradation que subit un thème a priori noble, voire chassant sur les terres du sublime, qui finit inéluctablement par s’incarner dans des personnages et des situations d’une confondante trivialité (selon le principe de ce que l’on nommait autrefois le travestissement burlesque, et qui est l’une des formes canoniques de la parodie). Désireux d’exalter la richesse d’âme des moines, Louis finit par imaginer une intrigue dont le ressort est la concurrence qui oppose les pensionnaires d’un même monastère « situé dans un pays tropical » pour avoir leur photo sur les camemberts fabriqués par la fromagerie toute proche. Cherchant à glorifier « un penseur de génie qui a survolé son siècle », il porte son choix sur Alceste Jambot, pilier de bistrot en qui il reconnaît l’inventeur de la psychologie de bazar. Et se met-il en tête de conter « l’histoire d’un héros solitaire en quête d’un Graal », elle se réduit vite à celle d’un légionnaire amoureux d’une chèvre.

fiction au carré

La longévité de la série Georges et Louis s’explique par son absolue plasticité. Il n’est aucun sujet dont les deux écrivains ne peuvent s’emparer ; partant, aucun problème de renouvellement. Tout en capitalisant le bénéfice d’une série (en termes de connivence et de notoriété), Goossens garde les mains aussi libres que s’il laissait courir son imagination en dehors de tout cadre contraignant. Georges et Louis, c’est au fond sa Rubrique-à-Brac (on sait la dette que reconnaît l’auteur envers Gotlib) : un espace à l’intérieur duquel n’importe quelle idée, n’importe quel thème peuvent se concrétiser. Mais l’originalité de Georges et Louis par rapport à la R-à-B., c’est de soumettre ces thèmes à un point de vue énonciatif. Ils ne sont pas traités ou développés directement par l’auteur ; ils sont pris en charge, et mis en discussion, par les deux hurluberlus qui le représentent dans la fiction. Cette médiation, cette délégation de la fonction de narrateur, confère à la série une dimension méta-narrative : les personnages produisent de la fiction pour le compte de l’auteur.

Indirectement, celui-ci devient donc la propre cible de son humour ; c’est son métier, celui qui consiste à raconter des histoires, qui nous est présenté comme dérisoire. Le dispositif énonciatif si particulier de Georges et Louis (avec lequel Goossens a peut-être trouvé son propre Graal, comme Bretécher semble l’avoir fait avec Agrippine...) sert à merveille le projet humoristique de l’auteur de Laisse autant le vent emporter tout. D’une part, le personnage de Louis endosse la responsabilité du caractère délirant de ses récits. D’autre part, ses discussions avec Georges autorisent toutes les ruptures, les incises et les bifurcations.

Payant de sa personne, Louis n’hésite pas à se projeter lui-même dans le monde issu de son imaginaire de bazar. On le voit intervenir aux côtés de ses personnages, mais ses efforts ne se soldent que par des désillusions, « Je ne remettrai plus les pieds dans le monde d’Autant en emporte le vent. On m’y traite comme si j’étais le palefrenier. Je vais aller passer des vacances au calme chez Guy l’Éclair. Nous nous entendons bien. » De fait, les vignettes où il figure aux côtés de Clark Gable / Rhett Butler sont cruelles pour lui, d’une cruauté proprement graphique : aux côtés du légendaire séducteur – aussi fatigué et désabusé que le peigne Goossens –, Louis, par contraste, nous apparaît plus que jamais comme un laissé pour compte, un pauvre type.

Cette planche originale est exécutée au trait, les rehauts de lavis étant exposés sur une épreuve

Cet épisode, qui figure dans le deuxième volume, annonçait en quelque sorte le thème abordé en ouverture du troisième : celui d’un complot ourdi par « les hommes séduisants et les femmes désirables ». Thème paranoïaque classique que celui du complot planétaire ! Comme à son habitude, Goossens a un pied dans la citation (la scène d’interrogatoire conduit par des militaires dans un sous-sol est une réminiscence des films d’espionnage) et l’autre dans la fantaisie, l’extravagance. Pourtant cette histoire – au cours de laquelle on apprendra que Louis se croit un « homme séduisant » mais que Georges nie être une « femme désirable » ! - n’est pas dépourvue de sens, à la condition d’en faire une lecture métaphorique. Ne seraient-ce pas l’idéologie consumériste de notre société, et le discours de la publicité invitant chacun à s’identifier à des êtres jeunes, beaux, éclatants de santé, que viserait Goossens ? Quel est, en effet, le monde qu’ont « envahi » les hommes séduisants et les femmes désirables, sinon celui de la pub, et des médias érigeant les top models en stars de cette fin de siècle ?

La Fin du monde – à trois ans de l’an 2000, un tel titre renvoyait forcément aux peurs millénaristes - révèle chez Goossens des préoccupations sociales, qui n’avaient jamais encore été si explicites. De façon insistante, le texte et l’image décrivent, fût-ce sur le mode plaisant d’un « futur de cauchemar », une situation de crise dans laquelle il n’est que trop aisé de reconnaître la fameuse « fracture sociale » qui valut son élection à Jacques Chirac. Lisons ce qu’écrit Goossens. Page 8 : « La société s’était engluée dans une effroyable logique où les laids étaient hypocritement laissés de côté et tenus ignorants... » ; page 14 : « La ville a digéré les hommes dans ses boyaux putrides et s’est nourrie de leur souffrance » ; page 25 : « Un nombre croissant de laissés-pour-compte a envahi les bas-fonds de la mégapole » ; page 40 : « ...la folie des hommes a conduit la planète au chaos. (...) Sous les ruines des derniers blockhaus où sont barricadés les insurgés règne un climat de désolation. » On appréciera le glissement sémantique : les laids deviennent des laissés-pour-compte et finalement des insurgés.

"A la poursuite de Louis Boulanger" : apparition de Clark Gable dans cette planche parue dans Lapin n°8 à l’état de crayonné

Mémorielles à plus d’un titre, les situations que dessine Goossens dans les albums de Georges et Louis résonnent en nous de multiples échos et réminiscences. Les épisodes s’accumulant, c’est d’abord un système de reprises et de variations qui se met en place au sein même de la série. Certaines histoires en rappellent également d’autres qui n’appartiennent pas à ce cycle, attestant ainsi la cohérence de l’œuvre entière. Ainsi Clark Gable est-il un hôte régulier des bandes dessinées de Goossens ; on le croise notamment dans L’Homme à la valise, et dans les quatre planches publiées dans Lapin No.8 ; tandis que le personnage du blanchisseur avide de décrire ses sentiments internes (cf. La Fin du monde, p. 11) fait immanquablement penser au linguiste Blair, spécialiste de l’apprentissage du langage (« Le Boeing catastrophe », in L’Encyclopédie des bébés 2). C’est tout un fond culturel, ensuite, qui se trouve convoqué, celui de nos lectures enfantines, des classiques de la fiction, mais aussi, plus généralement, celui des genres constitués, avec leur cortège de clichés, tels que le cinéma nous les a rendus familiers : récits de guerre, westerns, péplums bibliques, films d’espionnage ou de science-fiction... Enfin, c’est l’époque elle-même, avec ses mythes et ses impasses, qui nourrit les scénarios de Goossens. Le père de Georges et Louis s’en fait, à sa manière, le chroniqueur ; moins détaché qu’on ne pourrait le penser, mais infiniment plus drôle que je ne saurais le dire.

Extrait de Georges et Louis racontent

Cet article est paru dans le numéro 3 de 9ème Art en janvier 1998 et a été légèrement amendé par l’auteur avant sa mise en ligne.

les livres de Daniel Goossens : Georges et Louis Fluide Glacial.