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daniel dans la fosse aux romans

Vincent Baudoux

[janvier 1998]

Lauréat en 1997 du Grand Prix de la Ville d’Angoulême - pour la première fois décerné au terme d’un vote de l’ensemble de la profession - Daniel Goossens accède officiellement à une notoriété que méritaient bien vingt ans au service de l’humour intelligent. neuvième art a choisi de revenir sur la série Georges et Louis romanciers, qui se poursuit dans les pages de Fluide Glacial

Extrait de Georges et Louis romanciers

Le premier des trois titres parus à ce jour dans la série Georges et Louis romanciers s’intitule Georges et Louis racontent [1]. Des hommes de l’écrit parlent. Connaissant les nuances dont l’auteur, Daniel Goossens, est capable, les termes choisis invitent à s’interroger sur les subtilités qu’ils impliquent d’entrée de jeu. Car même si des exceptions existent, le romancier pratique au quotidien une alchimie qui reste toujours un peu mystérieuse pour le commun des mortels. À la manière d’un auteur de bandes dessinées, son art relève d’un apprentissage. On sait que de nombreuses heures sont nécessaires à la pratique de cet art qui jongle avec les mots, les métaphores, la rhétorique, le découpage du récit. À l’opposé, le fait de raconter serait de nature moins complexe, car il suffirait de rendre compte « comme on parle », c’est-à-dire au quotidien, sans maîtrise particulière. Goossens voit bien que la différence passe aussi par la pratique des médias, car de nos jours le romancier qui réussit n’ignore plus leur fonctionnement.

Extrait de Georges et Louis romanciers

D’ailleurs on l’invite souvent à la radio ou à la télévision, où il est considéré comme quelqu’un ayant quelque chose à apprendre à la société, dont il serait une forme de conscience. C’est ainsi que Louis s’il n’y avait Georges, serait un de ces nombreux génies à croupir méconnu, ce qui prouve bien qu’écrire (ou dessiner, ou faire de la musique) est une chose ; tandis que voir son œuvre diffusée, voire promue, vendue, reconnue, en est une autre, qui ne requiert pas nécessairement les mêmes qualités. Lorsque l’on fait de la bande dessinée en professionnel et que l’on a connu des années de vache enragée avant de connaître le succès, on est sensible à ce type d’argument.

le cirque des médias

Cette différence entre le métier du professionnel et la bonne volonté de l’amateur (appelons-la ainsi), est présente dès les premières images de la série, lorsque Georges informe Louis du fait que « le véritable test est de pouvoir défendre son roman dans une émission-débat sur la littérature » [2]. Cette difficulté forme d’ailleurs la trame de l’un des récits qui suivent, lorsque Georges a réussi à intéresser un producteur de radio à adapter un des projets de roman de Louis [3]. C’est alors que les illusions déchantent. Car si Louis grimpe vite sur son petit nuage et y met le turbo, Georges n’a de cesse de le rappeler à la réalité, enfin, à la réalité des pratiques médiatiques, ce qui signifie une cascade de concessions qui finiront bien vite par tuer l’euphorie de Louis, et dénaturer l’œuvre pour en faire un produit prêt à convenir au plus grand nombre. Comme Georges l’explique longuement, le passage des richesses romanesques (une écriture d’auteur) à leur adaptation radiodiffusée (racontée pour le public) ne peut se réaliser sans pertes. C’est le prix à payer.

Mais l’humoriste Goossens ne peut se contenter d’une tension aussi sommaire, Aussi relance-t-il son scénario au moment où il pourrait se conclure, en dessinant Louis qui aborde les gens dans la rue - les auditeurs potentiels de l’émission de radio -, croyant voir confirmer par le public les élans qui le transportent. Bien entendu, cela ne marche pas, et un pas de plus est effectué dans l’horreur-humour lorsqu’on voit Georges pinaillant avec les producteurs quant aux bruitages spécifiques qu’il convient d’étudier (pour un effet dérisoire, par exemple enfiler un tricot ou se laisser choir dans un fauteuil), tandis que dans la même image, en arrière-plan, Louis fait irruption dans le studio attenant pour un ultime impromptu, une ultime déconvenue. Du grand rêve de roman il ne reste qu’un bruitage en radio, et une petite annonce parmi des milliers d’autres dans laquelle la gourmandise des mots se résume aux pires conventions du genre : des mots tronqués. La littérature s’invalide, lorsque bruit et langue de bois parlent au nom de la poésie.

Extrait de Georges et Louis romanciers

Et si l’on essayait un médium à plus forte résonance sociale, le cinéma par exemple, qui engage des équipes humaines, une énergie et des sommes d’argent considérables ? Après moultes péripéties, Louis parvient à intéresser un producteur à son ouvrage [4]. Nous sommes donc sur les lieux du tournage de son film. Déjà nous savons que l’échec est au bout de l’histoire, la saveur de la lecture venant de la manière dont Goossens nous y amène. Car pour faire grandiose, il invente cette histoire de nains... à qui il reproche d’être trop petits. Ce que dans le jargon de la communication, on appelle l’injonction paradoxale. Mais il ne pouvait en être autrement, Louis ayant trouvé assez vite son point d’incompétence tel que mis en lumière par le principe de Peter : un écrivain, fût-il brillant, ne s’improvise pas metteur en scène, le métier de l’un n’ayant rien à voir avec la technique pratiquée par l’autre ! Degas se plaignant un jour à Mallarmé du temps perdu à essayer (en vain) de composer des sonnets, s’était entendu répondre « Mais, Degas, ce n’est point avec des idées que l’on fait des vers... C’est avec des mots. » Tout simple et évident. Louis aurait gagné beaucoup de temps et se serait épargné bien des angoisses - mais Goossens eut été moins drôle - s’il avait lu l’anecdote relatée par Paul Valéry. [5]

les règles du métier

Reste donc l’écriture du roman [6], à laquelle Georges initie Louis de manière quasi scientifique. Car chaque époque commet les mêmes erreurs, la science étant le cimetière des hypothèses (comme le disait jadis mon professeur de philosophie). Il suffirait donc de suivre la recette à la lettre, comme en cuisine, sans se tromper sur la qualité des ingrédients et le bon ordre des opérations. Le discours de Georges ressemble d’ailleurs furieusement au manuel du parfait petit publicitaire, qui n’avance rien sans d’abord se mettre à la place du lecteur-consommateur. Lecteur, quels sont tes souhaits, que je les prévienne ? Soit la pire attitude de celui qui prétend, comme Louis, être créateur. On le voit alors se décomposer, lui qui imaginait qu’il suffisait d’avoir des idées, à la manière de Degas. Un monde insoupçonné lui apparaît, comme la Vierge à Lourdes. La dernière image le montre sous les ponts de Paris, parmi les clochards, se consolant à force de pinard de n’être qu’une épave humaine. Car Louis, qui croit dépasser le stade du récit, être au sommet de l’art, à la pointe de l’avant-garde, prend soudain conscience de ses manques. C’est d’ailleurs la seconde fois que la chose arrive.

En effet, les premières images de la série nous le montrent déjà effondré : il a fait exploser les limites traditionnelles du récit… sans le faire exprès, Georges trouvant son roman « tout à fait incompréhensible, comme d’habitude, et hors sujet, et lénifiant, et... » N’empêche, Louis finit par remonter la pente, observant scrupuleusement chacun des préceptes. Le métier accompli jusqu’à la dernière virgule, chaque critère vérifié dix fois au peigne fin, il se rend compte que toute œuvre digne de ce nom recèle surtout un ingrédient non maîtrisable : l’étincelle de génie. Le génie, une idée qui avec le don, veut tout dire sans rien dire, une donnée sur laquelle on n’a aucune prise et donc ne peut être quantifiée par les livres. Pourtant, faute d’y accéder, le meilleur ne vaut guère mieux qu’un débutant. Prisonnier de l’injonction paradoxale, Louis doit à la fois suivre une recette et ne pas la suivre, fonctionner selon le code et y désobéir, comme précédemment il lui fallait concilier l’évanescence de l’idée dans le concret du médium, la gourmandise des mots et leur ingestion rapide, l’alchimie du roman et la langue quotidienne, etc.

On le voit, l’idée d’injonction paradoxale alimente l’humour de Goossens. S’il accède à la notoriété aujourd’hui, c’est probablement parce qu’il touche un point sensible, qui dépasse sa personne, concernant tout un chacun du plus grand au plus petit dans notre civilisation de production à échelle industrielle : comment être individu dans la multitude statistique ? Différent et conforme ? Chercheur et rentable ? Dérangeant sans déranger ? Culotté et sans risque ? Que ce soit les ados vis-à-vis du monde hérité des adultes, les chanteurs du show-business, les dessinateurs de BD, tous connaissent le problème. De nombreux métiers fleurissent d’ailleurs à partir de ce paradoxe : promoteurs, publicitaires, agents, couturiers de mode, enseignants, marchands d’art et de vente et de rêve, éditeurs, etc. De manière plus philosophique encore, c’est la vieille question de la liberté dans la contrainte (elle n’est pas prête d’être résolue). Le romancier ou le dessinateur de bandes dessinées qui publie en cette fin de millénaire connaît bien le dilemme, souvent tiraillé entre le désir de se laisser aller, de travailler pour lui, rien que pour lui, et la pression de ses lecteurs-acheteurs, dont il dépend, relayée par l’éditeur. Comment résoudre cette injonction paradoxale primordiale ? Ce n’est pas un hasard si les moines hantent cet ouvrage de Goossens dédié à deux romanciers contemporains. [7]

Extrait de Georges et Louis romanciers

Les moines vivent hors du temps et hors du monde, protégés par le groupe mais dans la solitude, c’est-à-dire de manière idéale pour le romancier ou le dessinateur qui sacrifierait à son désir de créer. Ah, si ceux-ci pouvaient vivre de manière monacale, se dissoudre dans le travail, ne serait-ce qu’un jour, sans être dérangés par le téléphone et les contingences des choses de ce monde… Las ! L’attrait de la richesse pécuniaire et de la célébrité l’emporte, même chez les moines, sur la « richesse d’âme ». Louis construit un échafaudage imaginaire dans lequel les moines se livrent à la compétition afin de figurer sur un emballage de camembert, à l’image des luttes fratricides et tout en sourire que se livrent les rois et les reines des médias. Et Goossens de renchérir dans le paradoxe en introduisant le mythe de Cendrillon. La fée sourit au moine Grégoire ; d’un coup, le récit contemporain bascule dans la sphère ancienne des contes.

de la nécessité d’être original

L’histoire qui ouvre Georges et Louis romanciers est une reprise du Petit Poucet. Comme l’écrit R. Judrin en conclusion d’une étude sur le conte [8], « les hommes ont tout perfectionné, excepté l’homme », et donc « le conte est universel… l’imagination des hommes a la même substance, sinon le même tour... la forme dépend de l’usage et du climat. Si nos comparaisons empruntent leur couleur des choses qui nous entourent, le Nègre dit autrement ce que pense le Lapon... » Voilà pourquoi le conte est « pareil au dieu Protée, qui pouvait prendre toutes les formes sans perdre la sienne... » Quoi que l’on pense, les scénarios vécus par les humains depuis des millénaires ne sont pas innombrables, il y en a même assez peu, et tout l’art des créateurs de l’ère industrielle, Louis ou Goossens par exemple, réside en leur capacité d’habiller de neuf ces vieilles histoires. Un grand publicitaire disait il y a peu n’être qu’un éboueur du sens. Comment recycler ? Comment donc reprendre ces scénarios mille fois rabâchés, mais fondamentaux, afin que les humains de l’ère industrielle et médiatique s’y reconnaissent ?

Extrait de Georges et Louis romanciers

Louis ne reprend que l’idée du conte, énonçable en deux mots : des gens pauvres, à ne pouvoir nourrir leurs enfants, décident de s’en débarrasser. Il remplace les enfants par des voisins, imagine des presque pauvres (comme nous) à l’intérieur coquet, mais devant des assiettes vides, et fait allusion à l’Orient, histoire d’ajouter un peu d’exotisme à ce qui en manquait. A-t-il réussi son pari de créateur ? Non, car il lui manque la fameuse étincelle de génie, l’actualité qui nous concerne, qui fait dire à Georges que tout cela reste effroyablement banal. Le soir au bistrot, Louis a quand même raison : quant aux détails qu’il a conçu, jamais encore cette version n’avait été imaginée, faisant semblant d’ignorer qu’il y en a des milliers d’autres, sans doute ni meilleures ni pires. La solution qu’il apporte quant à l’originalité ne fait pas le poids face à la banalité. D’où l’échec. Goossens est convaincu par ce premier scénario qui tient en deux pages seulement, au point d’en extraire un dessin pour en réaliser la page de garde de l’album.

Où il est question de la richesse d’âme des moines,
"en ce moment"...

un univers verbal

On découvre d’autres choses encore dans ce premier album, par exemple une manière de raconter qui passe sans transition des romanciers à l’histoire qu’ils imaginent, d’une case à l’autre, suivie d’un retour tout aussi abrupt aux narrateurs. Goossens s’en sert souvent, maniant la technique de l’insert et du tressage narratif, à l’instar de l’esthétique du langage télévisuel. On le voit aussi pratiquer un langage plus spécifique à la bande dessinée lorsqu’il imagine des phylactères doubles, l’un pour exprimer ce que le narrateur dit, l’autre pour exprimer ce qu’il pense. Bien entendu, ils se contredisent. On retrouve parfois ce type de saute-mouton verbal à l’intérieur d’un même phylactère, par exemple : « Mon héros n’a plus de goût à la vie. Pour lui, à présent, rien ne compte. Regarder la télé ? Les programmes sont nuls. Je ne la regarde plus du tout. Je me demande même si.je vais continuer à payer la redevance. Il sait alors ce qu’il lui reste à faire : retrouver les voyous et se venger. » Ou encore, dans un autre registre, à propos de Paul Newman : « Je lui demanderai qu’on puisse lire la vengeance et la paresse en même temps dans sa voix. »

Des bouts de références littéraires apparaissent au détour d’une phrase, comme « les ailes de géant qui l’empêchent de marcher », plus populaires avec la comptine Au clair de la lune, mon ami Pierrot, ou des extraits de chansons, de Jacques Brel ou Edith Piaf. Bien sûr, en réactivant ainsi un bout de mémoire collective, chacune de ces citations rend cet univers plus familier, plus comique aussi puisqu’elles apparaissent en cheveu sur la soupe du contexte. Le monde de Goossens serait d’abord verbal, un fait corroboré par des situations éminemment spatiales (courses, sauts, poursuites, signes indiciels, etc.) très rares, le dessinateur leur préférant des images statiques, où l’on est souvent assis. Même son vengeur est paresseux. L’étude des onomatopées, un signe qui ne trompe pas, va dans le même sens. Evidemment, puisqu’on a affaire à des romanciers et pas à des cow-boys.

Extrait de Georges et Louis romanciers

La continuité du récit alterne ainsi les auteurs et leur fiction en des séquences plus ou moins longues, tandis que les cases, les strips, l’organisation de la page, sont d’un classicisme jamais démenti. Tout comme les points de vue adoptés et le cadrage des images. Goossens n’a que faire, semble-t-il, des expériences formelles qui ont souhaité apporter du sang neuf à la BD. Graphiquement, il reste dans la tradition, grosso-modo fidèle au dessin de contour, qu’il rehausse cependant de l’avis, ici et là de coups de pinceaux à l’arraché. Même les séries de points qui font la marque de Moebius sont là. Et lorsqu’on aura remarqué l’héritage de Gotlib dans l’expression des visages, voire la caricature, on aura compris que Goossens pique à tous les râteliers éprouvés de la BD. En toute logique, puisque l’un des moteurs de sa création, on l’a vu avec les contes, réside dans l’habillage neuf (et ironique) de vieilles histoires.

deux clowns pour une fin de siècle

Cette prise de distance vis-à-vis de l’avant-garde se lit dès la première image du roman, qui montre les deux auteurs attablés dans un intérieur vieillot, sans radio ni télé, se chauffant avec un poêle d’un autre âge, et surtout, qui écrivent encore à la main, avec une plume d’oie ! Il y a du Bouvard et Pécuchet chez Georges et Louis [9], dans cette volonté d’établir une géographie humaine contraire aux idées chic, et de sauter d’une intensité à l’autre pour en déchanter aussi vite. On y retrouve la même odeur, caricaturale et pessimiste qui était (déjà) un des symptômes de la crise du genre. Car Goossens assume pleinement la vilenie de cette fin de siècle, qui ne tolère que des gagnants. La vie des gens banals, semble-t-il dire, est rarement de ce tonneau-là, pourtant c’est à partir de leur condition qu’il faut les faire rire. Après tout, Georges et Louis sont vieux, bedonnants et dégarnis, sans doute un peu cons. Mais des gagnants, certes pas, ni des modèles pour la jeunesse. Dès le dessin de couverture du premier album, avec son pantalon trop court, sa chemise à falbalas, son gros nez rouge et ses lèvres peintes, son front bas, ses oreilles décollées, son visage grimé.

Extrait de Georges et Louis romanciers

Louis est un clown. Georges - qui vaut à peine mieux - détourne le regard, gêné. Louis cumule les tares, sans quoi il ne serait pas drôle. Mais méchant, jamais. Banal, tout simplement, comme vous, comme moi. Ce serait la revanche des moches. Le thème de l’injustice des laids face aux beaux reviendra d’ailleurs dans les albums ultérieurs à celui qui nous a occupé tout au long de ce texte. Peut-on rire de tout ? La citation de R. Judrin [10] convient parfaitement aux romanciers qui, tels Georges et Louis, choisissent de raconter : « On peut tout dire, pourvu qu’on ne dise pas tout. »

Cet article est paru dans le numéro 3 de 9e Art en janvier 1998

les livres de Daniel Goossens : Georges et Louis romanciers Fluide Glacial / 10,40 €.

[1] Daniel Goossens, Georges et Louis romanciers, éd. Audie/Fluide Glacial : Georges et Louis racontent, 1993 ; Introduction à la psychologie de bazar, 1994 ; La fin du monde, 1997.

[2Georges et Louis racontent, p. 11.

[3Ibid., p.19.

[4Ibid., p. 42 et 48.

[5Degas, Danse, Dessin, Gallimard,1972,

[6Georges et Louis racontent, p.13.

[7Ibid., p.19.

[8Encyclopaedia Universalis, 1973.

[9] Thierry Groensteen, déjà, intitulait naguère une étude sur Goossens Le téléspectateur Flaubert. Cf. "Les Cahiers de la bande dessinée", n° 63, Glénat, Grenoble-Bruxelles, mai-juin 1985, p. 72-74.

[10Op. cit.