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propos choisis : confidences de chris ware

[janvier 1997]
Voici les propos choisis d’un échange de correspondance entre 9e Art et Chris Ware. Nous retenons ci-dessous quelques confidences de l’artiste.

sur quelques professeurs...

« Parmi les enseignants rencontrés à Austin, je me souviens tout particulièrement d’un type nommé Richard Jordan. C’était un peintre abstrait, qui n’exposait jamais ses toiles nulle part, par crainte de ce que les gens pourraient en dire. Il était grand et robuste, avec une forte présence, des yeux pénétrants et des mains puissantes, et la personnalité la plus encline à l’autocritique que j’ai jamais rencontrée. Il venait quelquefois en classe en donnant l’impression d’être complètement démoli. Il émanait de toute sa personne un sentiment de désespoir ; on le sentait sur le point de s’évanouir au contact des étudiants, comme si toute cette créativité autour de lui menaçait de l’engloutir. Il lui arrivait d’engager avec l’un d’entre nous une conversation de plusieurs heures portant sur tous les aspects de notre vie, et lui-même s’épanchait en confessions embarrassantes sur les erreurs de sa vie, ses aspirations déçues, ses relations gâchées. Aucun sujet n’était tabou ou trop personnel pour être abordé en classe. Parfois, sa sincérité et son désarroi me touchaient au point de me rendre incapable de peindre pour le reste de la journée. Mais après un semestre, on en arrivait à se dire que tout était permis, que l’art ne connaissait aucune règle (une idée peu répandue dans les écoles d’art américaines !), qu’il importait avant tout d’être d’une honnêteté totale avec soi-même, sous peine de tricher.

Sans Richard Jordan, je ne ferais peut-être pas de bande dessinée aujourd’hui. Il fut le premier, parmi mes professeurs, à prendre ma production au sérieux, et c’est lui qui me donna la permission d’approfondir une vocation qui n’était pas très populaire auprès de ses collègues. Il est amusant de penser qu’il s’adonnait lui-même à la peinture abstraite, avec laquelle je me sens fort peu d’affinités... C’est son approche de la vie qui m’a frappé : nos conversations étaient comme des livres passionnants, tissés de petites expériences étranges dont je n’ai rien oublié. Si je ne garde pas de bons souvenirs d’autres enseignants à priori plus proches du cartoon-comme Peter Saul et Jim Nutt-, j’ai eu la chance d’avoir pour professeurs à Chicago Richard Keane, qui avait été le maître de Richard Jordan, et un merveilleux historien de l’art, Robert Loescher. Tous deux partageaient ce même “sens de la vie”, cette même compréhension des défaillances humaines, ils étaient eux aussi capables de partager ouvertement leurs sentiments d’insatisfaction ou de bonheur, ce que la plupart des professeurs refusent...

Ce que je raconte doit vous paraître ridiculement romantique, mais c’est ainsi que je ressens les choses. Ne croyez pas que l’école d’art soit un lieu où l’on ne s’intéresse qu’à la psychologie. Au sein d’une telle école, il est très difficile de raconter des histoires qui ont du sens, et il est encore plus difficile d’obtenir que les enseignants les lisent... Quand on a la chance d’avoir des professeurs qui non seulement les lisent mais qui vous confient ce qui, dans leur propre vie, a été source de consolation ou facteur de dispersion, c’est extrêmement utile… Bien plus que je ne le réalisais à l’époque... »

sur krazy kat...

« J’affirmerai sans ambage que la découverte de l’oeuvre d’Herriman a changé, sous tous rapports, mes premières et pathétiques tentatives de faire de la bande dessinée. Jusqu’au jour où j’ai réellement lu Krazy Kat et fait l’effort de le comprendre, ce que je faisais était - moins dans le contenu que dans la forme - sous l’influence des BD d’aventure au style cinématique, avec des “angles de caméra”, des “compositions dramatiques”, des “variations de plans”, bref tout ce langage emprunté dont se nourrissent les histoires de superhéros et qui remonte, je crois bien, à Milton Caniff. Krazy Kat fut le premier strip que je découvris, remontant à cette étrange époque que l’on peut appeler l’enfance de la bande dessinée (le début de ce siècle). Une époque où, semble-t-il, chaque dessinateur inventait ou réinventait le “langage” de la bande dessinée pour en tirer son propre son. De la forme des cases à celle des bulles en passant par le rythme du découpage, chaque élément était redéfini par les meilleurs artistes, ce qui donnait à leurs œuvres (Lilttle Nemo, Polly and Her Pals, Gasoline Alley, les strips de Feininger, etc.) une saveur unique. L’originalité qui transpirait de ces pages nous frappe encore davantage quand on la compare avec la grisaille morne qui caractérise les comic strips dans les quotidiens actuels.

Extrait Sparky Acme Novelty Library


Lorsque je dessinais avec mes amis pour un journal d’étudiants, à Austin, nous nous efforcions de retrouver ce sens de l’invention. Krazy Kat était pour nous LE modèle ; dès que nous en parlions, nous y trouvions de nouvelles sources d’inspiration. Les dessins d’Herriman sont merveilleusement vivants, son sens de la langue est étonnant, mais le plus étonnant est peut-être la mise en page, le design de la page, et ce rythme imprimé à la narration, si personnel, comme une musique silencieuse qui résonne dans la tête... Tout cela, associé à un sens du pathos qui évite le sentimentalisme, se combine pour produire une œuvre généreuse, pleine de vie et de chaleur. Les dessinateurs actuels sont sous l’emprise du cinéma et de la télévision. Tous les paramètres de leur art, depuis le cadrage de la vignette jusqu’aux angles de vue en passant par la “technique narrative”, imitent les procédés du cinéma populaire, la façon cinématographique de raconter en images. Il n’y a, bien sûr, rien d’étonnant à cela, et dans la mesure où certains des premiers films étaient directement inspirés de la BD, c’est un juste retour des choses. Cependant, avec ses références constantes au théâtre et son dédain des “mouvements de caméra”, Krazy Kat paraît tellement plus réel et plus vivant ! En lisant Herriman, il m’est apparu que la bande dessinée s’était engagée sur une voie erronée, et qu’en voilant concurrencer le cinéma elle avait sacrifié son originalité. »

sur quelques cartoonists d’aujourd’hui

« Il y a beaucoup de dessinateurs vivants que j’admire, et je risque d’en oublier. En ce qui concerne l’écriture, je ne vois personne qui soit meilleur que Ben Katchor. Sa capacité à fondre les détails, les sentiments et la poésie (j’utilise ce mot faute d’en trouver un meilleur) à l’intérieur d’un sens global de l’expérience est unique et presque humiliante. Kim Deitch arrive d’une façon étonnante à créer un univers crédible, chaleureux, réel : j’admire le volume et la générosité de son travail, l’effort que tout cela représente ; c’est tellement loin de l’“art” qui prolifère dans les galeries new-yorkaises !... Dan Clowes continue de se surpasser à chaque nouvelle publication, alors qu’il semblait avoir déjà atteint un sommet. Il ne donne pas l’impression de vouloir faire de la grande littérature mais seulement de laisser mûrir son talent, et c’est pour cela que son travail s’apparente réellement à la meilleure littérature.

Je me sens ridicule d’adresser des compliments à des gens que j’admire tellement. C’est comme si un paysan félicitait un roi ! Il est insignifiant de souligner ce que Robert Crumb et Art Spiegelman m’ont apporté, alors qu’ils ont complètement changé la face de la bande dessinée. Quelqu’un peut il ne pas les admirer et ne pas penser à eux chaque jour ? Je me sens toujours comme un gamin de seize ans quand je m’assieds derrière ma table à dessin, que je pense à ces maîtres et à une centaine d’autres dessinateurs formidables... »

sur l’acme novelty library

« Je veux que chaque numéro soit dense, et contienne beaucoup de choses qui prennent du temps à lire ou qui puissent être relues. Je pense que la bande dessinée offre la possibilité d’une densité supérieure à celle d’aucun autre média, et je trouve surprenant que tant de dessinateurs semblent rechercher une lecture rapide, sans égard pour la beauté et la richesse du langage qu’ils utilisent. Telle que je la conçois, la bande dessinée s’apparente à la musique, elle se prête à une structure de type symphonique.
L’interminable histoire de Jimmy Corrigan, dont les premiers chapitres ont été publiés dans les n°s 5 et 6 d’Acme, m’occupe depuis trois ans. Elle totalisera 240 pages réparties sur huit numéros. Mais j’ai l’intention de rompre la continuité des chapitres en intercalant des numéros sans rapport, afin de ne pas ennuyer mes lecteurs et de ne pas m’ennuyer moi-même.

Si je modifie le format de la revue d’un numéro à l’autre, ce n’est pas pour être original à tout prix, comme l’ont laissé entendre certains critiques. Je pense simplement que chaque numéro doit avoir une saveur particulière, et s’adapter à son contenu particulier. De plus, le format standard des comic books américains me paraît foncièrement inepte ; je n’arrive pas à comprendre pourquoi tant de dessinateurs y restent fidèles. Le format d’un livre est un paramètre aussi important que la façon dont la nourriture est présentée ou dont une personne est vêtue... ».

Cet article est paru dans le numéro 2 de 9e Art en janvier 1997.

les livres de Chris Ware.