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calvin et hobbes en liberté

Thierry Smolderen

[Janvier 1997]

Calvin et Hobbes, la merveilleuse série de Bill Watterson, s’est arrêtée en novembre 1995, dix ans après sa création, le dessinateur se consacrant désormais à la peinture. L’insupportable petit garçon doué d’une imagination sans limite et son tigre mi-peluche mi-philosophe auront marqué la bande dessinée mondiale. Mais qu’est-ce que ces personnages peuvent nous apprendre sur leur énigmatique auteur ?


Les recueils de Calvin et Hobbes − excellemment traduits en français par Laurent Duvault [1] − sont d’une qualité sans faille. Bien que composés de gags séparés, ils comptent probablement parmi les albums les plus difficiles à refermer avant la dernière page, tant est forte l’envie de reconduire le plaisir, strip après strip. Dans les pays anglo-saxons, on appelle ce type de livres des page turners − un qualificatif généralement réservé aux thrillers. De fait, en Angleterre et aux États-Unis, Calvin et Hobbes niche très haut dans les listes de meilleures ventes, entre les derniers ouvrages de James Ellroy et de Ruth Rendell. Il ne s’agit pourtant que d’une bande dessinée humoristique à propos de la vie quotidienne d’une famille du middle-west, et plus précisément d’un petit garçon insupportable (Calvin), flanqué d’un tigre fantasmatique (Hobbes) qui prend des allures de peluche dès qu’un adulte apparaît dans l’image. [2]

Nous savons très peu de choses sur Bill Watterson, qui refuse de se laisser photographier et est une des personnalités les plus secrètes de la profession. À part une interview dans le Comics journal [3] où il s’est refusé à donner le moindre détail concernant sa vie privée, et le Calvin and Hobbes Tenth Anniversary Book [4], compilation de strips et de planches dominicales dont il a signé les textes d’accompagnement, Watterson s’est montré pour le moins rétif au vedettariat. Paradoxalement, cette résistance est des plus parlantes. Beaucoup de sa personnalité transparaît dans ses prises de positions lapidaires vis-à-vis des pratiques commerciales et éditoriales en usage aux États-Unis.

watterson contre les forces du bizness

Voici le peu que nous savons de lui : né à Washington DC en 1958, le futur créateur de Calvin et Hobbes est marié mais n’a pas d’enfant. Il a publié ses premiers dessins dans des journaux d’étudiants puis, au sortir de l’école, en 1980, il est devenu dessinateur politique pour le Cincinnati Post, expérience brève, et qu’il qualifie lui-même de pénible. Il fut renvoyé au bout d’un an. Durant les cinq années qui suivirent, il proposa une kyrielle d’idées de strips à différentes agences. L’United Features Syndicate, intéressé, lui proposa un contrat qui aboutit à la création de Calvin et Hobbes. Après réflexion, la compagnie ne trouva pourtant pas l’essai prometteur. La série fut saisie au bond par l’Universal Press Syndicate qui la lança en novembre 1985, non sans avoir fait signer au jeune dessinateur un contrat bien saignant. Modestement, Watterson se préoccupa surtout de ce que ce premier contrat lui réservait en cas d’échec − une erreur qu’il fut rapidement amené à regretter : Calvin et Hobbes s’imposa tout de suite comme l’un des succès les plus phénoménaux de l’histoire du comic strip. Moins d’un an après ses débuts, les premières propositions de merchandising commencèrent à tomber.

L’opposition forcenée de Bill Watterson à toute tentative de commercialisation de ses images en dehors du cadre strict de la bande dessinée est un de ces combats épiques qui font chaud au cœur (il décrit sa position en détail dans le livre célébrant le 10e anniversaire de la série). Imaginez la stupéfaction des « commerciaux » s’apprêtant à rendre riche un jeune auteur − tout en s’en mettant plein les poches eux-mêmes, bien entendu − et qui se voient retourner une première fin de non recevoir : « Monsieur Watterson n’aime pas l’idée de voir ses dessins orner des T-shirts ou des tasses de cafés : il pense que cela nuit à l’intégrité du strip ! » En fait, le contrat leur donne le droit de se passer de l’assentiment du jeune artiste, mais compte tenu du succès étonnant de la série, on décide de ne pas le ramener trop brusquement à la réalité du business. Le gamin est doué ; les commerciaux acceptent de patienter un peu. Les mois passent et le strip se vend de mieux en mieux. Les propositions de licences commencent à pleuvoir. Les gens du Syndicate font naturellement monter la pression. On est en Amérique, au milieu des golden eighties, les rues sont pleines de yuppies prêts à tout pour remplir de billets verts leur attaché-case... On explique à Bill Watterson qu’une simple signature au bas d’un contrat lui rapporterait des millions de dollars. Et il ne s’agit même pas de sa signature ! L’Universal Press peut très bien s’en passer. Les discussions s’enveniment quelque peu, il faut dire que les deux parties n’ont pas grand chose en commun : Bill Watterson se moque autant du pactole que le Syndicate de son intégrité artistique. Selon ses propres dires, Watterson est probablement le premier auteur à regretter son propre succès et à se battre contre son syndicate pour faire moins d’argent.
Mais en définitive, c’est évidemment le succès de Watterson et − dans la mesure où la chose a une influence sur ce succès, ce dont nous ne nous permettrons évidemment pas de douter − son intégrité artistique, qui le sauvent. Car Calvin et Hobbes continue à surpasser les plus folles prédictions : trois ans après ses débuts, en plein période de décadence du comic strip, la série est publiée dans 600 journaux. Il flotte comme une odeur de poule aux neufs d’or dans cette success story, et on hésite quelque peu à sortir la hachette et la casserole.

Comme dans toute bonne intrigue américaine, vient pourtant le moment de l’affrontement décisif. Cinq années se sont écoulées depuis la création de Calvin et Hobbes, le Syndicate décide qu’il ne peut plus résister au tas de dollars qu’on lui propose (Spielberg est intéressé par une adaptation, un grand trust du jouet américain veut vendre des poupées Hobbes), Watterson sera obligé de manger son pain noir. Mais le dessinateur a pris sa décision, lui aussi. Il annonce que si on passe outre son avis, cela prouvera qu’il n’a pas le contrôle de son œuvre ; dans ces conditions, il laissera tomber la série. En un ultime sursaut de lucidité, le Syndicate se rend compte que Calvin et Hobbes sans Watterson perdra probablement toute valeur aux yeux des lecteurs (le contrat leur permettrait pourtant de confier la série à d’autres dessinateurs). On déchire donc le vilain papier et on en rédige un autre : les droits de licence appartiennent désormais à Watterson, lequel, on s’en serait douté, s’empresse de les oublier au fond d’un tiroir. Watterson gagne donc cette (première) grande bataille contre les forces du bizness. Mais une question importante devrait nous tenailler : en quoi consiste exactement cette « intégrité artistique » qui lui a fait jeter un si beau paquet de dollars par la fenêtre ?

D’abord un héritier

Deux mots reviennent en permanence sous la plume de Bill Watterson quand il cherche à s’en expliquer : la subtilité et la complexité, qui sont, d’après lui, les qualités essentielles de son strip, et précisément celles qui auraient le plus à souffrir d’une commercialisation sauvage de ses images. Effectivement, ce n’est pas en tant qu’« artiste extraordinaire » que Watterson s’est affirmé ; il est tout sauf un génie flamboyant, briseur de tabous et de règles, un Orson Welles de la BD. À première vue, Calvin et Hobbes occupe au contraire un « milieu de la route » assez tranquille, n’affronte aucun sujet politique directement, et s’offre en parfait exemple de produit pour le grand public.
Watterson n’est donc pas un artiste révolutionnaire, du moins en première analyse. Une influence dont il ne se cache pas domine d’ailleurs son travail : celle de Charles M. Schulz, le créateur de Peanuts (œuvre qui a connu, comme on sait, toutes les formes de commercialisation imaginables). Watterson avoue que c’est la lecture de Peanuts qui lui a donné sa vocation. L’un des concepts centraux de Calvin (les séquences imaginaires) hérite directement des délires fantasques et romanesques de Snoopy : il y a peu de différences entre le chien de Charlie Brown dans son rôle d’As de la seconde guerre mondiale et Calvin dans celui de l’astronaute Spaceman Spiff.

L’hésitation non résolue entre l’existence réelle ou imaginaire de Hobbes présente un autre parallèle évident : une ambivalence du même type nimbe les caractéristiques les plus extravagantes de Snoopy. Jusqu’à l’humour même de la série, sa capacité à animer certains personnages monomaniaques et égocentriques, à traiter de sujets comme le désespoir et la cruauté enfantine, renvoient directement au style d’écriture de Charles Schulz. Calvin et Hobbes est une série qui, sans rompre de manière évidente avec les traditions graphiques et narratives établies, parvient à conquérir en très peu de temps un territoire extrêmement disputé (l’espace réservé aux strips dans la presse américaine). Or, on la doit à un homme intransigeant, opposé à toute compromission commerciale, et capable de défendre son point de vue d’artiste dans une lutte au finish. Pour un auteur doué d’un sens aigu du goût du public et qui aurait volontairement visé la plus large audience possible, un succès comme celui de Calvin et Hobbes constituerait déjà une performance d’envergure. Pour un misanthrope (selon ses propres dires), aux valeurs résolument non conformistes, cette réussite paradoxale représente en fait tout autre chose : une certaine forme d’auto-dépassement psychologique, qui est la marque des grandes aventures artistiques.

En cela, comme nous le suggérions plus haut, les déboires de Watterson avec les commerciaux du Syndicate en disent plus long sur lui que tout détail biographique privé. Si on comprend que tout ce qui a du prix dans son travail se situe sous le vernis d’une série tranquille, et appartient, comme il le revendique, au domaine du subtil et du complexe, on s’approche de ce qui est vraiment eu jeu dans Calvin et Hobbes, c’est-à-dire sa capacité à nous faire rire.

Un peu de cosmogonie « calviniste »

Au départ, Calvin et Hobbes n’était donc qu’un essai livré par un jeune dessinateur à ses éditeurs potentiels − l’équivalent de trois ou quatre semaines de publication dans la presse quotidienne. En s’interrogeant a posteriori sur ce moment de sa carrière, Watterson s’étonne lui-même d’avoir installé d’un coup la plupart des éléments nécessaires à la bonne marche de son petit monde. De fait, dix ans après, on s’aperçoit qu’aucun motif majeur (personnage ou thème) n’est venu perturber l’équilibre établi dès ces premières semaines de publication. Ce coup de baguette magique initial n’est pas inédit dans l’histoire des créations humoristiques : on se souvient de l’invention du personnage de Charlot, que Chaplin composa en quelques minutes sur un plateau de tournage en 1914. Il y a quelque chose, dans le comique visuel, qui transcende l’idée de planification et d’analyse : un mélange quasi musical de contraintes et de flexibilité, un accord riche en harmoniques, qui doit sonner juste tout en réservant une large place aux tensions, aux contradictions et aux surprises.

S’il peut être question de cosmogonie, de création de monde chez Watterson, c’est certainement dans les profondeurs de cet accord initial qu’il faut aller en chercher les clés. Superficiellement, Calvin et Hobbes s’inscrit à l’intérieur d’une formule éprouvée : le strip familial, un des genres les plus classiques du médium. Mais derrière chaque genre établi se cache souvent une base de données anthropologiques, que des générations successives d’artistes véritables s’emploient à redécouvrir et à réactiver pour leur propre compte, parce que son type particulier d’organisation leur paraît idéal pour composer de véritables éléments de vie. Dans son interview au Comics journal, Watterson évoque de nombreux recoupements objectifs entre Calvin et lui : ses souvenirs d’enfance (les désastreuses vacances en camping, notamment), ses propres traits de personnalité (qu’il répartit sur plusieurs personnages), et jusqu’à l’élément central du strip − le rapport entre Calvin et Hobbes − dans lequel il voit l’expression de sa propre conception de l’amitié (et on sait quelle importance revêt ce thème chez les « misanthropes »).

Le premier strip de la série donne le ton de cette amitié et fournit une première clé de la personnalité de Hobbes, qui deviendra l’inséparable compagnon de Calvin. Je ne parle pas de son goût immodéré pour les sandwiches au thon, qui n’est qu’une particularité assez secondaire, mais de sa participation inconditionnelle à l’idée saugrenue que Calvin se fait des tigres (comme amateurs de sandwiches au thon). Bien avant d’être un tigre en peluche, Hobbes représente ce qu’on appelle en psychologie un ami imaginaire, un partenaire fantôme prêt à partager toutes les constructions imaginaires de l’enfant qui l’a inventé. Deux strips plus tard, Watterson introduit une des trouvailles majeures de la série : en présence de tiers, Hobbes n’est qu’une peluche inexpressive, tandis que seul avec Calvin, il devient un tigre vivant à la langue bien pendue. Si l’on étudie le gag de près (avec tous les risques que cela comporte), on s’aperçoit que l’effet de surprise vient encore du ralliement spontané de Hobbes à la fiction entretenue par Calvin.

Au lieu de protester de son innocence manifeste, la « peluche » s’anime en constatant qu’elle n’ëtait pas première responsable du boucan. Ces deux gags dévoilent un principe de base qui ne va faire que s’amplifier avec le temps : les « fictions » produites par le petit Calvin ne réagissent jamais là où on les attend. Quand on les confronte à la réalité, loin de se dégonfler, elles jouent plutôt l’escalade. En bref : le point de vue de Calvin résiste à toute tentative de normalisation venue du monde extérieur − une caractéristique qui nous rappelle évidemment l’attitude intransigeante de Watterson dans son rapport avec les commerciaux du Syndicate. Le pivot de l’univers de Calvin et Hobbes, son noyau dur, tient dans ce point de vue indéboulonnable : la vision fantasque, égocentrique parfois jusqu’à la mégalomanie, issue de l’esprit d’un petit garçon de six ans.

Mon propos n’est évidemment pas de comparer la mentalité de Calvin et celle de Watterson (ce qui serait ridicule). En y regardant de plus près, chaque personnage défend d’ailleurs sa vision des choses avec la même obtination. Ce qui compte, ici, c’est l’idée d’un point de vue, quel qu’il soit, qui résiste aux pressions des points de vue concurrents. Les tensions qui naissent de ce type de conflit animent l’ensemble de la série ; la « résolution » de ces tensions constitue l’essence même des gags de Calvin et Hobbes. Sous cet éclairage particulier, la personnalité de Bill Watterson commence à transparaître ; un homme capable de résister à d’incroyables pressions pour défendre sa propre vision des choses, et qui raconte l’histoire d’un petit garçon arc-bouté sur son monde imaginaire. N’y aurait-il là qu’une pure et simple transposition ? Ce serait évidemment trop simple.

Le dépassement par l’humour



Si le personnage de Calvin représente l’étape première du développement psychologique de Watterson, ce n’est pas dans le détail du caractère − Watterson déclare qu’il était un enfant plutôt tranquille et obéissant −, mais dans une espèce de raideur de la pensée, une incapacité à saisir le point de vue des autres, qui pose un problème beaucoup plus général. Un curieux trait de caractère du père de Calvin donne peut-être la clé de ce handicap. Bonhomme plutôt sain et faisant preuve d’un grand scepticisme vis-à-vis des errements de la vie moderne, le père de Calvin a l’étrange habitude de renvoyer des explications délirantes aux légitimes et fondamentales interrogations de son bambin (à la question « D’où vient le vent ? », il répondra : « Ce sont les arbres qui éternuent ! »), explications absurdes que Calvin prend pour argent comptant. On peut soupçonner que derrière ce rituel bizarre, Watterson évoque un état enfantin vécu : celui d’un gosse écoutant, sans les comprendre, les traits d’humour de son père. Ce gosse, semble nous dire Watterson, est affligé d’une absence totale de sens de l’humour !

De fait, les êtres intransigeants ne sont pas réputés pour leur flexibilité d’esprit, leur sens du subtil et du complexe, et encore moins pour leur humour. Or personne ne niera que le vrai message de Bill Watterson passe dans l’éclat de rire quotidien qu’il a réservé à ses lecteurs pendant les dix années d’existence de Calvin et Hobbes. On peut donc supposer que Watterson s’est converti à l’humour, peut-être même tardivement ; que loin d’être inné, son talent d’humoriste fut le fruit d’un travail sur soi-même, qui lui a permis d’exploiter positivement une hypersensibilité au jeu des points de vue, dont la source remonte peut-être à des perplexités enfantines douloureuses. L’humour comme entreprise de dépassement psychologique par laquelle une personnalité d’abord « monolithique » s’épanouit et se reconstruit dans d’incroyables exercice de flexibilité mentale, de modélisation des autres et de fractionnement créatif du moi.
_En témoignent d’ailleurs ces extraits d’interview où Watterson présente les thèmes les plus saillants de la série comme relevant directement de cet exercice. À propos des séquences imaginaires de Calvin : « Au début, il était simplement amusant de juxtaposer le fantasme et la réalité − le simple fait que le lecteur puisse voir le monde imaginaire de Calvin, et d’un coup, assister à la transformation (au retour à la réalité) ; voir les choses à travers les yeux de l’enfant, puis du point de vue des adultes. » À propos du caractère irrésolu de la double personnalité de Hobbes : « Je ne crois pas que ce soit une manière facile de m’en tirer : j’aime la tension que cela crée. Quand vous avez deux versions de la réalité qui ne collent pas. »

En témoigne, surtout, cette planche du dimanche (reproduite ci-dessous) que Bill Watterson commente en ces termes « Je suis souvent paralysé par ma capacité à voir tous les côtés d’une question. J’ai combiné cela avec mon intérêt pour l’art, dans cette planche qui fut très amusante à dessiner. » Chaque gag met donc en scène un (ou plusieurs) conflit(s) de points de vue, organise une situation où s’entrechoquent des versions incompatibles de la même réalité, et cela avec une science ahurissante du dialogue, du jeu d’acteur, du timing et du dessin. On pourrait m’objecter que toute forme d’humour possède ces caractéristiques, joue sur la collision brutale ou surprenante d’au moins deux points de vue ; croyez bien que je n’en doute pas un instant ! (C’est même une de mes petites théories...) Mais Watterson est un artiste extrêmement probe et subtil, qui touche au plus près d’une essence philosophique de l’humour. Le rire ne fait pas toujours aussi bon ménage avec l’intelligence et la sensibilité, comme en témoignent certaines blagues cruelles, comédies idiotes et caricatures méprisantes.

De fait, il existe un versant conformiste de l’humour, où s’exprime une fascination haineuse pour la différence, et qui suppose l’existence d’une puissante structure normative sous-jacente. Il y a quelques années, des psychologues ont créé un programme d’ordinateur capable de comparer n’importe quel visage à un faciès standard, afin d’exagérer les écarts à la norme. De toute évidence, les caricaturistes et les inventeurs de blagues racistes procèdent de la même manière, à partir de standards puissamment intériorisés. Watterson démontre une tout autre intelligence du rire. Les tensions qu’il crée, loin de se résoudre au profit d’une vision du monde dominante et stéréotypée, culminent au contraire dans une espèce d’instantané (la dernière image du gag, la « chute ») où l’articulation des points de vue concurrents atteint au paroxysme de l’ironie.

Ce que marque notre rire, c’est toujours le brusque accès à une compréhension panoptique et polyphonique − ou cubiste, si on préfère − de la situation développée, une image complexe et subtile qui n’en éteint ni les dissonances ni les tensions, et à laquelle nous apportons souvent inconsciemment notre propre contribution (parce que Watterson nous a placé au meilleur endroit possible pour la saisir dans sa globalité). L’humour de Watterson doit donc être vu comme une forme de lucidité durement gagnée contre sa propre personnalité. Sa lutte idéologique contre le Syndicate dans le traitement commercial réservé à sa série prend alors un tout autre sens. Contre les apparences, ce n’est pas par raideur ou intransigeance que Watterson a défendu son point de vue : il comprenait parfaitement celui du Syndicate, c’est l’inverse qui n’était pas vrai. D’autres auteurs plus « humoristes de nature » que Watterson auraient sans doute reculé devant cette situation ridicule : un dessinateur qui lutte pour gagner moins d’argent. À cela, Watterson répond : « Au lieu de (me) demander : Qu’est-ce que vous reprochez au mercantilisme ambiant ?, il faudrait se demander : qu’est-ce qui le justifie ? »
L’humour, chez Watterson, est une variété de l’intelligence, c’est-à-dire de la faculté de se réserver des choix en dépit de tout conformisme ; en ce sens, la phrase citée plus haut peut être considérée comme une de ses meilleures punchlines !

L’autonomie des personnages

« Quand je travaille sur une idée, je la regarde à travers les yeux de Calvin. La personnalité de Calvin dicte une certaine variété de réactions possibles face à un sujet donné, je me contente de le suivre et de voir ce qu’il fait. Le fin mot de l’histoire, c’est que mes personnages écrivent leurs propres rôles. Je les mets en situation, et je les écoule. (...) Virtuellement, tout l’humour du strip vient de la personnalité des acteurs. » Parmi les techniques créatives utilisée par l’auteur, celle qu’il décrit ici tient presque de l’incantation vaudou. Cette manière d’invoquer les personnages comme s’ils lui dictaient leur propre rôle recoupe pourtant de nombreux témoignages d’auteurs de BD humoristiques (Schulz, entre autres), de romanciers, de scénaristes, d’acteurs, etc. Certains esprits analytiques (je pense notamment à une remarque d’Umberto Eco [5]) tiennent ce genre de témoignages pour des coquetteries d’auteur qui frisent l’enfantillage, mais les sciences cognitives apportent, je pense, un éclairage nouveau sur cette question.

On s’intéresse beaucoup, aujourd’hui, au fait que les chimpanzés semblent utiliser une « théorie de l’esprit » dans leurs transactions avec leurs semblables, en se prêtant mutuellement des intentions, des projets et des stratégies mentales complexes. Chez l’homme, en tout cas, il est clair que la nature a sélectionné d’importantes ressources d’imagination aptes à modéliser le comportement d’autrui. Il serait cependant naïf de créditer notre pensée consciente de l’essentiel de ce travail de simulation. Nous ne possédons pas une liste unique, universelle et explicite de tous les comportements, motivations et stratégies d’autrui, un « programme-maître » qui rendrait prévisible (et sensée) chaque action humaine. Nous travaillons plutôt avec des bouts de programmes autonomes qui, selon un processus largement inconscient, vont s’employer à modéliser séparément les individus avec lesquels nous interagissons. Nous aurons donc une « théorie de l’esprit » différente pour chaque cas − un modèle souvent implicite qu’alimentent des sources d’information très variées : mémoire émotive, intelligence, ton de la voix, expression du visage, gestuelle, discours, interactions passées, etc.

Tout porte à croire que des auteurs comme Watterson détournent cette faculté de représentation (et notamment, sa part inconsciente) pour modéliser leurs propres personnages fictifs : « Je voudrais éviter le piège qui consiste à psychanalyser les personnages. Je ne veux pas dire : "Bien, ce personnage agit de telle manière", cela me contraindrait. (...) Les rôles des personnages (dans d’autres strips) sont souvent entièrement définis par leur fonction en tant que membres d’un groupe social ou d’une classe d’âge, et j’essaye d’éviter cela autant que possible. Je m’efforce de faire de chaque personnage, même mineur, une personnalité unique, qui, avec le temps, évoluera. »
Chaque fois qu’on l’interroge sur le caractère d’un de ses personnages, Watterson se refuse à livrer une explication définitive. S’il tient ainsi à préserver ses créatures de toute réduction verbale, c’est manifestement parce qu’il est un des rares auteurs de BD à mesurer la part importante que jouent d’autres formes de pensée dans son travail.

It’s a magical world

« Je prends plus de plaisir dans le dessin que dans l’écriture, donc j’essaye de trouver des idées qui me permettront de développer le côté visuel du strip aussi pleinement que possible, étant données les contraintes très étroites du format. » Dès les premières semaines de la série, s’installe une catégorie de gags qui porte la question du « point de vue » sur un terrain plus fondamental encore que celui de la psychologie, pour s’attaquer à la texture même du monde physique. Si les capacités d’imagination de Calvin couvrent souvent des motivations douteuses, quand elles s’exercent dans le domaine des relations avec les autres (où elles servent ses pires défauts de caractère − paresse, égocentrisme, cruauté, cynisme etc.), il en va tout autrement dès que le petit garçon se met à inventer des alternatives hilarantes aux lois de la Nature. Là, on sent que Calvin travaille pour une cause juste, celle de l’imagination pure, envers laquelle Watterson n’exprime aucune réserve. Les métamorphoses incessantes qui agitent l’univers intérieur de Calvin sont manifestement l’expression directe d’un pouvoir d’enchantement revendiqué par le dessinateur.
De la machine à transmuter les êtres à la nourriture vivante qui se met à réciter le monologue d’Hamlet, des pannes de gravitation aux bonshommes de neige gothiques de Calvin, Watterson modélise d’incroyables univers parallèles, multipliant les catégories du possible sans jamais rompre le lien qui le maintient en contact avec l’étroit créneau du quotidien. La leçon est claire ; nous vivons dans un « monde magique » où tout peut faire office de trésor (There’s treasure everywhere et It’s a margical world sont les titres de ses deux derniers recueils, peut-être ses plus beaux). « La blancheur immaculée de notre feuille vierge demeure un territoire immense, inexploré, pas encore tout à fait cartographié. Il reste au cartoonist à dresser les cartes de mille et une terrae incognitae exotiques, à condition qu’il − ou elle − veuille bien accepter de s’aventurer hors des sentiers battus pour s’en aller vagabonder par les toundras de l’imagination. »
Cette phrase, tirée de la préface écrite par Watterson pour une réédition de Krazy Kat, fait directement écho à l’ultime planche de Calvin et Hobbes, où l’on voit les deux amis s’élancer dans la « blancheur immaculée » d’une campagne enneigée. Dernier hommage au médium auquel, en dix ans de carrière, il aura largement contribué à rendre ses lettres de noblesse.

La reconquête de l’espace

En artiste cultivé, parfaitement conscient de l’histoire 9e Art, Watterson n’ignore pas l’implacable dégénérescence qu’a connue la bande dessinée de presse aux USA. Depuis les pénuries du papier datant de la Seconde Guerre mondiale, l’espace alloué aux strips n’a cessé de diminuer au fil des décennies, réduisant peu à peu le contenu visuel des vignettes, jusqu’à tuer toute créativité chez les dessinateurs. Alors que les superstars des années trente (les Milton Caniff, Harold Foster, Alex Raymond) avaient assisté, impuissants, à cette lente dérive vers des cases au format timbre-poste, qui d’autre que Bill Watterson aurait pu se dresser contre ce phénomène, entamé près de quarante ans plus tôt et qui paraissait avoir l’inexorabilité du fait accompli ? Quelques mois après avoir réglé son problème de contrat avec son Syndicate et pris une année sabbatique, Watterson s’est lancé dans ce nouveau combat : il refuserait désormais de concevoir ses planches du dimanche comme des objets à géométrie variables, livrés au charcutage arbitraire des rédactions. À la stupéfaction générale, il imposa aux journaux un format unique (une demi-page), à prendre ou à laisser.

Comme l’avait prévu le Syndicate, les réactions des éditeurs de journaux ne se firent pas attendre : ils inondèrent l’Universal Press de menaces de suppression du strip, firent savoir à Watterson que les décisions concernant l’espace éditorial ne le concernaient pas, se demandèrent où s’arrêteraient les exigences de son ego démesuré, soulevèrent le fait que d’autres strips populaires devraient être supprimés pour lui faire de la place, firent remarquer que puisqu’ils payaient pour le strip, c’était au dessinateur que revenait le devoir de s’adapter et non l’inverse, etc. Avec sa froide assurance, et son manque habituel d’empathie et d’humour (mais nous savons mieux, à présent, quelle intelligence lucide se cache derrière cette attitude choisie en toute conscience), Watterson balaya ces protestations d’un seul trait : « Je ne disais absolument pas aux éditeurs ce qu’ils avaient à faire. Je fixais simplement les conditions auxquelles je vendais mon travail, exactement comme on fixe un prix. »

Le résultat de cette opération est aujourd’hui visible dans les albums en version originale et au format à l’italienne. On trouve, dans les planches des dernières années de la série, une liberté plastique totalement inédite dans le strip américain depuis la guerre de 1939/45. Le découpage, le rythme, l’utilisation des couleurs et du vide vibrent d’invention et de joie de dessiner. Par un « coup de gueule » magique, Watterson est parvenu à faire revivre le comic strip au point où il en était en ses plus belles heures, celles de George Herriman − son maître déclaré −, Cliff Sterrett et Winsor Mc Cay, quand l’espace multi-cadre de la page dansait sans aucune contrainte, définissant un art qui n’avait rien à envier au cinéma, ni à la littérature, la peinture, la danse ou le théâtre.

Toutefois, cette passion pour la dimension plastique de la bande dessinée, chez Watterson, est tout sauf un amour jaloux de spécialiste hautain ; c’est une passion généreuse, comme son humour et son trait l’un des plus vivants et spontanés de la BD contemporaine. Chose remarquable, Watterson a toujours réservé le tranchant de ses exigences et de ses convictions « idéalistes » à ses partenaires
commerciaux, éditeurs et Syndicate (établissant au passage un précédent pour les auteurs qui voudraient le suivre), mais sans jamais succomber à la tentation de retourner ces armes contre ses lecteurs.
Entre cet homme solitaire et nous, Calvin et Hobbes déploie un incroyable espace d’intelligence et de communication, un espace construit au prix d’énormes efforts afin d’éviter tout avilissement, toute facilité. Il nous revient cette joie pure de suivre un artiste créatif et libre, capable de concentrer toute l’efficacité de son génie dans la légèreté d’un éclat de rire.

Thierry Smolderen

Cet article est paru dans le numéro 2 de 9ème Art en janvier 1997, pp. 36-43

les livres de Bill Watterson.

[1] Chez Hachette de 1988 à 1990, puis aux Presses de la Cité sous le label « Hors Collection ».

[2] D’après Watterson, le nom de Calvin a été choisi en hommage au théologien du XVIe siècle, qui croyait en la prédestination ; celui de Hobbes, en hommage au philosophe du XVIIIe siècle qui avait une vue peu complaisante envers le genre humain.

[3] Interview par Samuel West, The Comics Journal No.127, mars 1989.

[4] Andrews and McMeel, A Universal Press Syndicate Company, Kansas City, 1995 ; inédit en Français.

[5Apostille au Nom de la Rose, livre de Poche, "Biblio essais" No.4068.