Consulter Neuvième Art la revue

l’école bonelli :
histoire et théorie d’un anti-modèle canonique

Matteo Stefanelli

[janvier 2009]

Qu’est-ce que la bande dessinée populaire en Italie aujourd’hui ? Bonelli, encore et toujours. Incontournable leader de l’industrie transalpine de la bande dessinée depuis plus de trente ans, très puissant en Italie et très faible à l’étranger, il se trouve en même temps bousculé et renforcé par les transformations du panorama de la bande dessinée populaire contemporaine. La crise existe, mais la clarté du « standard Bonelli » lui donne une nouvelle force, la force de la « BD classique ».

le leadership bonelli aujourd’hui : une large confirmation

La bande dessinée, en Italie, se porte plutôt bien, comparée au contexte international. Le marché reste parmi les plus grands au monde : l’offre est riche et variée, avec tous les genres et productions représentés (bande dessinée américaine, européenne et asiatique) ; le réseau de diffusion est bien développé (presque 40 000 kiosques, plus de 300 librairies spécialisées, et une présence en augmentation dans les librairies généralistes) ; les excellences artistiques ne manquent pas de se renouveler avec Gipi, Igort ou des collectifs comme Canicola qui ne cessent de gagner les plus importantes récompenses dans les festivals internationaux ; la presse et le système des institutions culturelles lui accordent toujours plus d’importance, avec expositions dans les grands musées, articles sur les supports principaux et quelques attentions de la part des administrations publiques. Pourtant, un regard général sur le secteur de la bande dessinée populaire pourrait donner une sensation d’immobilisme. Pour deux générations de lecteurs, rien n’a changé en terme de produits et de marques : Bonelli est aujourd’hui encore l’éditeur leader, juste derrière Disney, et très largement en avance sur le troisième, Panini. Quelques chiffres pour commencer.

En termes de production, Bonelli est indiscutablement un éditeur aux chiffres étonnants. Producteur de fascicules d’une centaine de pages environ, sans rédactionnel ni publicité (une différence énorme en terme de concurrence avec Disney ; plus réduite avec Panini), et avec un prix moyen de 2,7 € par produit, il reste la major qui paye les tarifs les plus élevés aux auteurs.
En termes d’offre, si Disney a le leadership dans les segments de la bande dessinée familiale et enfantine, avec 18 titres par mois en moyenne dont un hebdomadaire, Bonelli le conserve parmi les jeunes et les adultes avec une moyenne d’une douzaine de séries régulières plus une dizaine de rééditions (pour un total de 250 sorties environ en 2007). En termes de vente par mois, si Disney totalise 1,3 million, chez Bonelli, toutes séries et collections confondues (nouveautés, sorties « spéciales » et rééditions incluses), on tourne autour du 1,5/1,6 millions d’exemplaires imprimés pour un million d’exemplaires vendus en moyenne, soit un taux de retour constant, entre 36 % et 38 %.

Même si quelques séries historiques ont disparu ces dernières années (Mister No, Nick Raider), et si les records des ventes de Tex (700 000 copies dans les années 70) et Dylan Dog (un million d’exemplaires en 1993) ne sont plus de mise, Bonelli reste le phare de toute la culture BD italienne. La plupart des lecteurs jeunes et adultes continuent à suivre les séries Bonelli : la fidélisation est très haute, et il n’y a jamais plus de 10% à 15% de lecteurs « occasionnels » par mois. Il faut ajouter une note : en Italie la BD Bonelli est plus forte que les mangas. Même si l’offre de mangas est très large, ni les best-sellers Naruto et One Piece, ni le long-seller Dragonball n’arrivent à atteindre la moitié des ventes de n’importe quel Dylan Dog. Les seuls titres italiens capables d’un succès commercial qui dépasse les 100 000 copies par numéro sont l’ancien Diabolik et les Winx, sorte de clone « au rabais » du disneyen Witch.

Bref, la BD populaire Bonelli continue à cartonner en Italie. Mais elle n’a pas eu le même destin à l’étranger. On se souvient de l’époque où en France les « petits formats » - souvent des titres Bonelli - occupaient une place importante sur le marché, même si c’était sous l’appellation de « BD de gare », qui marquait un standard de qualité (poche, noir et blanc, papier économique) inférieur aux albums franco-belges, cartonnés et en couleur. Mais on se souvient également des échecs des années 80 et 90 sur les marchés les plus importants : échec américain chez DarkHorse (1999), avec la collection Bondi Comics et les échecs français de la « Collection 2 heures et demi » chez Glénat (1993/1995) puis chez Hors-Collection (2001/2002).Le fait peut paraître bizarre, d’autant qu’on ne peut pas dire que la bande dessinée populaire italienne n’ait jamais connu le succès international. Pensons simplement à Faustinelli et Pratt en Amérique du Sud (années 50) ; la bédé de guerre produite par des auteurs italiens pour l’éditeur anglais Fleetway (années 60) ; les bandes dessinées Disney, depuis vingt ans produites en Italie plus qu’ailleurs (50 % de la production mondiale des BD Disney - 70 % il y a dix ans) ; le succès de la « factory » Barbucci & Canepa, passée par Disney Italie puis Soleil, Carlsen et Marvel. Pour Bonelli, le succès à l’étranger ne se vérifie qu’au Brésil (avec Tex) et en Europe de l’Est (Turquie, Croatie, Russie). Le modèle Bonelli, au sein de la bande dessinée, relève donc d’une sorte d’« exception italienne ». Quelle est sa spécificité ? Comment, depuis soixante ans, a-t-elle survécu aux changements culturels et commerciaux ? Pourquoi a-t-elle raté l’internationalisation ? Et que se passe-t-il aujourd’hui, dans un contexte de bonne santé pour le médium, mais de crise pour la bande dessinée populaire européenne « traditionnelle » ?

feuilleton sur cahier : bonelli « classique » et la pédagogie de la modernisation

L’histoire de la bande dessinée Bonelli est celle d’une spécificité italienne de narration populaire. Cette spécificité trouve ses racines dans une conception de la littérature populaire qui remonte au XIXè siècle, dont Bonelli père (Gian Luigi) et fils (Sergio) ont été les dépositaires au cours des décennies de l’après-guerre et de la modernisation italienne. Pour mieux saisir ce parcours, quelques fragments d’histoire.

Gian Luigi Bonelli (1908-2001) a été élevé dans la lecture des « classiques de l’aventure », que sont les romans de Jack London, Joseph Conrad, Robert-Louis Stevenson, Jules Verne et l’italien Emilio Salgari, mais il a été également séduit par les histoires populaires à épisodes, les feuilletons anglais et américains. Passionné par les romans policiers, avec un penchant pour les polars pleins d’action des années quarante et cinquante, il en a pris le style direct et efficace, même s’il aimait à l’occasion des dialogues plus complexes. Après des années de voyages dans toute l’Europe, G.L. Bonelli commence, à la fin des années vingt, à écrire des romans et poésies pour l’hebdomadaire Corriere dei Piccoli. Au début des années trente, il rencontre l’éditeur Lotario Vecchi, et collabore comme scénariste puis comme directeur de publication à des périodiques comme Primarosa, Rin Tin Tin, et les célèbres Jumbo et L’Audace. Bonelli se limite d’abord à « l’adaptation » des bandes dessinées étrangères, avant d’en créer à son tour de nouvelles. Les premières étaient quasiment des copies, comme s’il avait compris que la bande dessinée « américaine » pouvait concurrencer efficacement les histoires dans le style comique agrémentées de vers de mirliton du Corriere dei Piccoli. À côté de l’activité de scénariste, Bonelli continue aussi celle de romancier. La littérature reste un point de repère décisif, et il lui arrivera d’affirmer de façon railleuse qu’il était « un romancier prêté à la bande dessinée et jamais rendu [1] ». En 1940, Vecchi, harcelé par le régime fasciste (et sa censure) et par la crise économique, décide d’abandonner l’édition. G.L. Bonelli rachète ce qui reste de la maison : le journal Audace. En 1948, après les difficultés des dernières années de guerre et une aventureuse reprise après-guerre, G.L. Bonelli crée Tex, dessiné par Aurelio Galleppini.

C’est la naissance du « bonellisme » : son western plein d’action, sec et loin de l’aventure colonialiste traditionnelle sera un énorme succès auprès des jeunes garçons. Des 20 000 exemplaires vendus dans les années 40, le titre arrivera à 700 000 au milieu des années 70. Cette rapide récapitulation, nous permet de voir à l’œuvre les concepts fondamentaux de la « bande dessinée selon Bonelli » :

1. Le soutien à un modèle de production nationale de narration populaire, liée au feuilleton. Pour l’Italie, qui n’avait pas de grande tradition de narration populaire locale - la célèbre collection de policiers « Gialli Mondadori », depuis 1929, était pleine d’importations anglaises et allemandes - c’était un geste important. Antonio Gramsci, le critique culturel - et théoricien marxiste - qui avait parlé le plus durement de la distance entre auteurs et public, avait très bien noté que le manque d’une production littéraire populaire nationale, et donc la dépendance aux produits étrangers à laquelle était condamné l’édition, tenaient au fait que les sentiments populaires n’étaient pas ressentis par les écrivains italiens, et il avait plaidé pour un effort des auteurs et des éditeurs dans cette direction, cruciale pour l’élaboration d’une identité nationale moderne. On peut donc dire que Bonelli (et peut-être la bande dessinée dans son ensemble dans l’Italie de l’après-guerre) a été la plus grande fabrique du vrai feuilleton en Italie, aidant les lecteurs à se trouver en empathie avec les imaginaires nationaux qui manquaient par ailleurs dans l’industrie culturelle.

2. La négociation des imaginaires modernes. Comme l’a observé Antonio Faeti [2], le mythe du Far West qui se présente dans ces séries « de genre » est déjà une élaboration originale de la mythographie américaine, qui anticipe (ajouté-je) les succès du western spaghetti des années soixante. La piste du western « pur » est envahie par un mélange qui relève du policier, du fantastique archéologique, de l’ésotérisme, du gothique, de l’aventure urbaine, du voyage onirique. L’américanisation est « filtrée » par une façon assez libre et créative de regarder les formules et les contenus qui viennent d’outre-Atlantique : la bande dessinée américaine se mêle à l’exotisme salgarien, à la Commedia Dell’arte, aux paradoxes pirandelliens. Elle en ressort avec un goût parfois moins sérieux, formellement moins fixé, en tout cas incroyablement différent.

3. Le kiosque comme bazar anti-livresque. La bande dessinée Bonelli s’installe dans le réseau des kiosques, et n’en sortira jamais. Le fait que l’Italie est le pays européen doté du plus grand nombre de kiosques (40 000) repose, en fait, sur deux raisons historiques, très bien comprises par G.L. Bonelli et son fils. La première est géographique : dans un pays si fragmenté du point de vue territorial (très montagneux, beaucoup de villes petites ou moyennes), les kiosques ont toujours joué un rôle énorme comme points d’accès aux biens culturels dans les petits centres, qui n’ont jamais eu la force (les surfaces, le marché) d’accueillir de « vraies » librairies, ou la grande distribution organisée. La deuxième est de nature culturelle : le kiosque a longtemps été une sorte d’anti-modèle de la librairie classique. Une librairie parallèle, parce que c’est là que sont passées les grandes collections de l’édition populaire que souhaitait Gramsci ; et une anti-librairie, parce qu’elle n’imposait pas aux lecteurs populaires les conditions d’un élitisme qui aurait pu faire barrière à l’achat de narrations imprimées. En s’appuyant sur ce réseau, sans jamais douter, Bonelli montrait de façon naturelle qu’en Italie, faire de la bande dessinée populaire n’était pas seulement question de contenus, mais aussi de circulation, de réseau. Un principe qui reste aujourd’hui déterminant pour l’identité industrielle de la bande dessinée italienne.

4. La stratégie de légitimation pédagogique. Au début des années soixante, l’icône Tex établie, Bonelli devient de plus en plus conscient de son statut et trouve les solutions pour consolider sa place de leader. Si dans les histoires les citations des « grandes » œuvres du cinéma (western et autres) deviennent plus visibles, dans les formats on passe de la « bande » minuscule au format standard encore en usage de nos jours, c’est-à-dire le « cahier » 16x21 cm - aujourd’hui nommé « format Bonelli » - qui permet d’offrir des récits plus longs et articulés.
Le format, très intelligemment proche du cahier scolaire témoigne d’une conscience pédagogique qui s’installe dans le modèle Bonelli. Après sa naissance « à l’école » du feuilleton international, il se prépare à « faire école » de sa propre réélaboration du modèle. Cette approche deviendra explicite dans les années 70. En 1967 débute Storia del West, qui se donne le but ambitieux de raconter l’histoire réelle des États-Unis vue par les yeux d’une génération de personnages, mêlant références précises et informations vraisemblables. En 1974, I Protagonisti de Rino Albertarelli raconte la « réalité historique » des grandes figures de l’ouest américain. Pour offrir de la bande dessinée western, oui, mais documentée, naît aussi « Collection America » : des volumes pleins de photos, reproductions, peintures qui permettent d’observer « le vrai West ». Le modèle Bonelli se fait donc « école parallèle » : la crédibilité de la bande dessinée populaire ouvre les portes à la vulgarisation.

De cette approche naîtront rubriques et rédactionnels, informatifs et souvent didactiques, dans toutes les collections. Jusqu’à la naissance en 1988 - in primis comme spin-off de la série de Martin Mystère - de la collection « Almanacchi » : suppléments annuels d’actualité et vulgarisation sur des sujets liés au « genre » de telle ou telle série (western pour Tex, horreur pour Dylan Dog...), associés à une histoire courte en bande dessinée.

le fantastique holistique : bonelli « moderne » et l’industrialisation du système des genres

Depuis les années 80, le modèle a évolué. La stratégie reste moderne : arrêt des « variations » sur le thème unique western/aventure, comme dans les années soixante-dix (Mister No ou Ken Parker), les portes s’ouvrent à la multiplication des genres, grâce à une offre bâtie, tous les deux-trois ans, sur un nouveau produit qui incarne l’un des « genres classiques » tels qu’ils ont été codifiés par le cinéma classique. Mais la tactique est postmoderne : les hybridations augmentent, et les nouveaux récits ont la chance de passer entre les mains d’une génération de scénaristes novateurs et décalés. C’est l’époque des BD « cultes », chez Bonelli. 1982 : Martin Mystère, créé par Alfredo Castelli, est une série d’investigations ésotériques et scientifiques (parapsychologie, mystères anthropologiques et artistiques...), à la Indiana Jones. 1986 : Dylan Dog, créé par Tiziano Sdavi, série d’investigations paranormales et d’horreur (fantasmes, zombies, serial killers, mad doctors et démons/spirites...), dans le style du cinéma gore et splatter, mais avec une forte accentuation paradoxale, psychanalytique et très littéraire. 1988 : Nick Raider, récit policier genre team detection à la Ed Mc Bain. 1991 : Nathan Never, science-fiction contemporaine, proche du cyberpunk. 1992 : Zona X, série anthologique - chaque numéro contenant deux ou trois histoires - de genre fantastique et fantasy. 1995 : Legs Weaver, spin off au féminin de Nathan Never. 1997 : Magico Vento, brillant hybride western-horreur. 1998 : Brendon, fantasy mélo post-apocalyptique et Julia, policier au féminin. 2000 : Dampyr, série d’horreur vampirique, avec accents sociopolitiques sur zones de guerre (balkaniques). Le projet est alors de faire de Bonelli une usine capable de cartographier les imaginaires, en faisant « éclater » le noyau fantastique qui traversait déjà les aventures exotiques et le western, dans le droit fil de la division classique en genres (policier, science-fiction, etc.) qui vient - et ce n’est pas un hasard - du cinéma populaire hollywoodien (et avant cela, de la tradition paralittéraire).

contre-culte : le bonelli contemporain face à la post-sérialité et à la « livrarisation » de la bande dessinée

Aujourd’hui, le modèle Bonelli montre les signes d’une crise. Depuis le pic des ventes en 1993 avec quatre millions d’exemplaires vendus chaque mois, la chute a été constante, avec une perte moyenne de lecteurs entre 5 % et 8% chaque année. Néanmoins, dans les années 2000, le modèle a bougé. Et si le nombre des lecteurs a diminué, les indices économiques ont parfois été améliorés. C’est le cas en 2007, où le chiffre d’affaires a augmenté considérablement (+ 12 %) atteignant les 34 millions d’euros environ, et avec une performance financière extraordinaire : + 37,3 % de profits, passés de 4,3 à 6 millions d’euros environ. Une vraie réussite, dans un contexte éditorial où le modèle de business du pure publishing est de plus en plus rare : le business Bonelli se porte bien sans adaptations cinéma/TV, avec une politique des produits dérivés tout à fait accessoire, et une part minuscule provenant des droits internationaux. Quelle est donc cette crise du lectorat, qui ne cadre pas avec le succès économique de Bonelli ? La trajectoire de la BD Bonelli me paraît un symbole formidable - ou mieux un symptôme exceptionnel - des transformations vécues par la bande dessinée contemporaine : la réécriture des « cultures BD » nationales face aux challenges de la globalisation éditoriale, la torsion des vieux modèles de bande dessinée dans le cadre des nouvelles tendances populaires, le besoin et la recherche d’une idée de « tradition ».

La crise, indéniablement, est là. Pour Bonelli, les difficultés touchent aux contenus et aux formules éditoriales. Face aux mangas qui véhiculent des récits de performances techniques et psychologiques, de relations entre everymen, de vie quotidienne et histoires de vie, les jeunes lecteurs n’arrivent plus à se reconnaître dans des personnages comme Tex, Martin Mystère, Nathan Never - qui vivent eux des aventures dans des contextes qui n’ont rien à voir avec la réalité des relations sociales ordinaires. Bien sûr, des bandes dessinées comme Tex, Zagor, Magico Venta sont lues par des lecteurs adultes - avec une cible « implicite » entre 40 et 60 ans - mais la plupart des BD Bonelli, qui se pensent encore pour les jeunes, s’épuisent à trouver des clés permettant d’accéder au public jeune. L’ambition « moderne » de représenter un système de genres vacille, et cède le pas à une plus faible confiance dans les projets individuels de Carlo Ambrosini (Napoleone et Jan Dix) à Luca Enoch (Gea), de Bonvi & Cavazzano (La Città) à Gianfranco Manfredi (Valto Nascosto).

De plus, la formule de la série régulière et infinie est aujourd’hui dépassée, on lui préfère de plus en plus une sérialité limitée ou « programmée » : Dylan Dog est plus proche de Superman ou Alix que des séries télé comme Babylon 5, Lost ou 24 Hours. Dans ces feuilletons TV, on sait qu’il y aura une fin, et que la série nous y emmènera - plus ou moins rapidement, mais à coup sûr. Cette « post-sérialité » contemporaine a eu un effet visible chez Bonelli : la naissance de « séries limitées ». Même format, mais en 18 épisodes seulement, une nouveauté tous les douze mois. Voilà le nouveau visage du line-up Bonelli : les « Mini-séries Bonelli », publiées à partir de 2005 avec Brad Barron, en 2006 Demian, et en 2008 avec Volta Nascosto, un roman historique assez intéressant, aux accents policiers et fantastiques, situé dans les colonies africaines italiennes dans les années du fascisme.

Pendant que la formule « moderne » de la BD Bonelli entrait en crise, la culture du livre a changé, elle aussi. Dans le monde entier, les lieux de vente du livre ont perdu beaucoup de leur aura d’espaces culturels, et se sont hybridés avec les « média-cultures » non littéraires, bande dessinée incluse. La « livrarisation », si l’on me permet ce néologisme, de la bande dessinée s’est accélérée, à la fois cause et effet d’un double phénomène. D’un côté la fortune du roman graphique, soutenu par une nouvelle politique culturelle qui a ouvert la bande dessinée à des projets plus consistants, littéraires et pour cela « livresques » ; de l’autre, les librairies qui ont ouvert leurs espaces à des objets culturels para- ou péri-livresques, comme le cinéma, les DVD et... la bande dessinée. La révolution du nouveau marché de la bande dessinée a montré la force d’un changement dont le modèle Bonelli est fort loin, de façon presque « génétique ». C’est donc fini, le kiosque, comme anti-librairie, qui ne permettait pas de « BD-livre », mais uniquement des « BD-périodiques », dont les « cahiers » Bonelli restent le standard national ?

La « livrarisation » qui traverse la bande dessinée internationale, donc, serait le memento mori de la BD Bonelli ? Pourtant le succès est là. Une nouvelle frontière de la « livrarisation » de la bande dessinée a été franchie récemment - mais une « livrarisation » « à l’italienne » : au kiosque. Le phénomène a un nom : « collaterali », qu’on peut assimiler aux « suppléments » français. Il s’agit du plus grand succès marketing de la presse quotidienne italienne, c’est-à-dire l’industrialisation des suppléments qui, de l’autre côté des Alpes, se sont multipliés de façon énorme, en produisant des succès étudiés - et enviés - par toute l’industrie européenne des quotidiens. Romans classiques et de « genres », intégrales des grands écrivains, littérature jeunesse, encyclopédies générales et thématiques, voyages, musique, cinéma, management, cuisine, sport... et bande dessinée : des anthologies, en parution hebdomadaire, sous forme de « poche luxe ». Pas de couvertures cartonnées, mais pas non plus des simples « poches » : des objets au format carré du standard littéraire, des couvertures semi-rigides, des jaquettes, des introductions critiques. Les kiosques ont été envahis par des bandes dessinées au format graphic novel, pourrait-on dire...

Le premier quotidien a été La Repubblica, en 2003, avec la collection « I Classici del Fumetto » pleine de séries Disney, Bonelli et super-héros, mais aussi du comique d’antan (Geppo), des classiques européens et américains, de grands auteurs italiens (Pazienza, Crepax, Manara, Buzzelli), un manga (Taniguchi), un Will Eisner. À son tour, le Corriere della Sera a produit des collections chronologiques de Topolino (Mickey), Corto Maltese et Valentina de Crepax, suivi par beaucoup d’autres quotidiens. Quel a été le plus grand succès parmi ces séries de bande dessinées en suppléments ? « Tex en couleur », en cours dans La Repubblica depuis un an révolu. Une collection hebdomadaire démarrée en 2007 à 190 000 exemplaires, qui se vendait encore pendant l’été 2008 à 115 000 exemplaires. Le contrat avec le groupe L’Espresso a apporté des profits énormes, même si les ventes des séries régulières et des nouveautés baissent. La BD Bonelli « moderne » entre en crise à cause de la « livrarisalion », mais elle arrive quand même à en profiter, en passant par un détournement tout italien de cette tendance. Les vieilles certitudes des protagonistes de la bande dessinée populaire sont bouleversées, mais comme un phénix, elle renaît de ses propres cendres. De phénomène « culte », Bonelli se dirige vers le mass-market des quotidiens ; mais il reprend et réalimente le contre-culte du « supplément populaire », peut-être latéral, peut-être plus parasitaire, mais incontestablement très fort.

le leadership bonelli demain : les paradoxes du classique péri-livresque

Ce nouveau succès s’explique bien sûr, par la mobilité des publics : les suppléments Bonelli marchent parce que les lecteurs sont différents. Les enthousiastes plaident pour la conquête d’un « nouveau public ». Mais ce n’est pas le cas : ce sont les lecteurs très fidélisés - et pas mal nostalgiques - qui ont acheté « Tex en couleur ». Pour le relire avec le plaisir d’une petite différence (la couleur), ou pour le luxe d’une édition moins éphémère, plus élégante. Relire un classique « hors du temps » ; reprendre une lecture sur un support plus intéressant.

style bonelli / style bd

Les événements récents accentuent encore plus le paradoxe de l’avenir de la bande dessinée populaire italienne ; la bande dessinée populaire internationale, aujourd’hui, se rapproche toujours plus du « style Bonelli ». Pendant une vingtaine d’années, Bonelli a été la seule major occidentale à refuser de produire des bandes en couleur - restant artisanalement et plus ou moins consciemment attachée à trois concepts : noir et blanc, réalisme du dessin illustratif traditionnel, mise en page régulière. Les années 2000, pour la mise en page, pratiquent une spectacularisation moins visuelle et plus narrative : les personnages reviennent au centre de l’écriture, la mise en page peut se « recanoniser », le dessin peut se « retraditionnaliser ». Le constat est aisé : il y a beaucoup plus de noir et blanc dans la bande dessinée populaire récente. Le noir et blanc : un principe économique qui peut faire la différence dans les grands tirages ; mais aussi esthétique, parce qu’il favorise le « dessin pur », avec tous les risques de l’académisme mais aussi toutes les opportunités d’une relation directe entre figuration et traits dessinés. Un principe qui gère aussi l’esthétique autographique du roman graphique international – de A Contract with God à Maus, de Chester Brown à Marjane Satrapi.

Et Bonelli ? Sans le savoir, Bonelli est le paradoxe dans le paradoxe. Grâce à lui, le noir et blanc n’a jamais disparu du marché de masse. Sans trop l’avouer, Bonelli a toujours considéré le noir et blanc comme le versant « noble » du dessin de bande dessinée. Un principe industriel dont dérive encore la tendance de Bonelli à ne produire des BD en couleur que pour des occasions spéciales : les anniversaires, ou des opérations... « d’auteur », comme le récent Dylan Dog Color
Fest
, recueil annuel de quatre histoires courtes réalisées par auteurs « spéciaux » et/ou non-Bonelli.

modèle classique/modèle canonique

La BD Bonelli me paraît donc au croisement entre deux conceptions : la tradition et le modèle canonique. Avec la fin de l’époque où la tradition était incarnée par le modèle supposé « originaire » des strips américains, et la reprise du débat sur le Canon de la bande dessinée internationale (occidentale) dans le contexte du succès du roman graphique [3], le produit Bonelli retrouve un rôle important dans la conception retrouvée de « bande dessinée classique ». D’une part sa persévérance autour d’un « style BD » traditionnel replace comme modèle manifeste pour une nouvelle bande dessinée populaire qui cherche à récupérer des éléments d’une BD plus orientée vers le personnage, plus réaliste, plus simple en mise en page et ... plus en noir et blanc. D’autre part son type de standardisation conçue aux marges d’une idée livresque (les 100 pages comme unité de mesure, le « cahier » comme format paralittéraire), lui confère une très efficace ambiguïté par rapport à la « livrarisation » des supports, dont le succès des suppléments est un bon exemple. Autrement dit, si la nouvelle bande dessinée populaire internationale se rapproche d’un « style BD » issu de l’esthétique de la vieille bande dessinée industrielle, Bonelli va reprendre sa force comme modèle industriel canonique, dont les produits témoignent de l’efficacité : la pureté d’un modèle moderne clair et expérimenté, dont les forces conjointes des nouvelles tendances (manga, roman graphique, nouvelle sérialité américaine et française) apportent la force d’une relégitimation.

L’histoire du modèle Bonelli est donc l’histoire d’un anti-modèle de bande dessinée populaire : au tout début, un modèle contraire aux traditions populaires conservatrices ; aujourd’hui, un modèle peut être encore trop stable par rapport aux changements en cours dans la bande dessinée populaire, mais dont la pureté canonique retrouve un rôle en Italie et qui, peut-être, va trouver dans le futur proche un contexte international prêt à le reprendre sous un angle différent.

L’auteur remercie, pour l’aide à la recherche : Sergio Bonelli et Mauro Marcheselli (Bonelli Editore), Mauro Lepore (Walt Disney Company Italia), Mario Gomboli (Astorina), Luca Gualtieri (Milano Finanza).

Cet article est paru dans le numéro 15 de 9ème Art en janvier 2009.

[1] « Un romanziere prestato ai fumetto e mai più restituito » (lntervista a G.L. Bonelli da : I Bonelli, 50 anni di fumetti, ed. La Striscia, Palermo 1986).

[2] A.Faeti, In trappola col topo. Una lettura di Mickey Mouse, Einaudi, Torino 1986.

[3] Sur les processus de construction sociale d’un « canon de la bande dessinée » en cours, je renvoie à un cas exemplaire : le traitement du phénomène graphic novel par la presse américaine, dont une très bonne analyse est faite par Thierry Smolderen, Graphic novel / roman graphique. La construction d’un nouveau genre littéraire, in Neuvième Art n°12, janvier 2006, éditions de l’An2/CNBDI, Angoulême.