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tenir le mur

Christian Rosset

[janvier 2009]

Accrocher telle ou telle image (ou telle planche) de bande dessinée sur un mur, la placer face au regard dans un espace permettant une circulation à la fois libre et orientée, n’est apparemment pas une opération simple. Ça ne va pas de soi : la peur que le mur rejette l’image, quelle s’effondre, entrainant le regard dans sa chute peut se manifester très tôt et inhiber sévèrement le processus d’exposition. L’inquiétude de ne pas « tenir » conduit à vouloir en rajouter, donc à s’offrir les services d’un scénographe à qui l’on demande de théâtraliser l’accrochage comme pour s’excuser de n’avoir que si peu à montrer. Loin de moi l’idée de rejeter toute forme de mise en espace de « l’univers bande dessinée » alors que certaines se sont avérées non seulement plaisantes mais réellement opérantes. Mais la question se pose de la possibilité d’une monstration nue, dépouillée, sans entours : montrer l’image, la page, la planche - ou toute forme même très singulière touchant de près ou de loin à ce qu’on entend par bande dessinée -, pour elle-même comme on le fait d’une peinture, d’un dessin, d’une gravure, de Rembrandt comme de Richard Serra, dans une galerie, un musée, tout lieu d’exposition où le regard peut se déployer en liberté et saisir à sa guise son objet.

I

Il est vrai que, pour tenir le mur, il est préférable de s’en inquiéter bien avant le moment décisif de l’accrochage - au fond, dès le premier geste d’écriture. Après tout, quand un auteur de bande dessinée se met au travail, il a, ou devrait avoir, une idée assez précise de la manière dont ce travail sera montré. Il ne va pas décider par hasard du format, des outils, de la technique, et même du volume de papier nécessaire, puisque son projet aboutira le plus souvent sous forme livre (passant éventuellement, dans un premier temps, par la presse ou par le Net). À quelques exceptions près, le travail se fait « à la table », donc à plat ou sur un support légèrement incliné [1]. Le lecteur, la lectrice, quelle que soit la position qu’ils adoptent, liront le livre ou l’album de bande dessinée le plus souvent en baissant les yeux. Ce qui déborde l’espace de l’album n’influe pas vraiment la lecture : qu’on lise dans un champ de coquelicots ou dans le métro, l’important est de traverser l’histoire en s’attardant parfois sur des détails, des signes, retardant le moment de rendre le livre à son silence, son emmurement provisoire ou définitif, dans la bibliothèque (les albums, souvent de forme identique, s’assemblant presque comme des parpaings lors de la construction d’un mur).

Il est rare que la rencontre avec une bande dessinée se fasse, non pas entre, mais sur les murs : Le Lotus bleu d’Hergé a été présenté ainsi. Mais, déjà lu et relu par une grande partie des visiteurs, l’expérience n’était pas réellement de découverte. S’il pouvait surgir quelque chose de neuf à l’esprit, c’était dû en grande partie à la désorientation de la lecture que provoquait le dispositif d’accrochage, renforçant l’appréhension plastique du travail d’Hergé (la narration étant, pour une fois, rendue difficile à saisir d’emblée dans le temps du parcours de la salle). Très récemment, la veuve du maître belge a offert au Musée d’Art Moderne du Centre Pompidou une planche de L’Affaire Tournesol, celle qui porte le n°12. Cette page s’est très vite retrouvée exposée à l’intérieur du Container Zero de Jean-Pierre Raynaud, œuvre équivoque s’il en est installation, sculpture, architecture, lieu de méditation, ouvert, fermé ? Ouvert, semble-t-il, au moins au dépôt, plus qu’à l’accrochage, d’une planche au fond inexposable d’Hergé. Un tombeau, peut-être : celui de bon nombre d’illusions. Un mausolée, certainement - et c’est sans doute très bien ainsi. Cela confortera ceux qui pensent qu’une planche de bande dessinée n’est, en aucun cas, faite pour être exposée. Cela confortera aussi ceux qui acquiescent en partie à ce postulat mais qui n’en réclament pas moins une autre manière de montrer ce qui pourtant n’aurait dû être vu que sous forme de reproduction.

Vieille histoire que celle du mur... Bien avant de songer à y accrocher quoi que ce soit (donc imposer de la distance entre le lieu de l’acte « créatif » et celui où le résultat, « l’œuvre », se trouve proposé au regard), l’homme a commencé par pratiquer son « art » directement - « in situ » dirait-on aujourd’hui, Ça commence, dit Georges Bataille, avec l’art pariétal peintures sur les parois des grottes, comme à Lascaux ; là, il est vrai, les hommes, les bêtes, même allongés, voire éventrés, ça tient le mur, ça ne décroche pas de la paroi et, dans l’obscurité, ça respire. Il y a plus d’un mur qui tienne dans l’Histoire de l’Art, des fresques antiques à l’atelier de Giacometti. Récemment, Daniel Buren, Niele Toroni, Daniel Dezeuze et tant d’autres ont opéré un retour critique sur cette pratique, proposant de « travailler directement sur le mur » plutôt que « de faire une construction, de travailler sur celle-ci et puis de l’accrocher au mur » (Sol LeWitt). Certains laissent le mur en l’état, surface blanche, neutre, et placent sur sa surface des morceaux de toile, parfois trouée, créant des mises en tension, travaillant les relations dans l’espace entre ce qui a été travaillé, peint, dessiné, et ce qui ne l’a pas été. D’autres tirent profit des imperfections du mur, s’inspirant des failles, intégrant des défauts à leur travail. Construire le mur, le lire comme une carte, mais pas seulement : comme le disait Barnett Newman, au moment où il travaillait ses grands tableaux (Who’s Afraid of Red, Yellow and Blue ?) : « Peindre, c’est détruire le mur » [2]. Soit, au sens premier, le faire oublier.

Cette longue histoire, si riche, pour en arriver à cette calamité que sont les façades peintes à sujet bande dessinée qui ne montrent, dans leur quasi-totalité [3], que des reproductions agrandies, proches de l’image publicitaire : comédon sur la ville avec pour seul souci de dégager une image sympathique, facilement mémorisable. De l’anecdotique avant tout, sans le charme (la force) des peintures murales traditionnelles comme on en voit par exemple en Afrique - cette forme d’Art Magique dirait André Breton (et les auteurs de BD sollicités par des municipalités bien de chez nous seraient bien inspirés d’aller voir de ce côté-là). Mais, heureusement, ces agrandissements d’images déplacées ont une vie brève ; quand elles ne sont pas rapidement effacées ou remplacées par d autres, elles restent à peu près visibles le temps qu’elles soient recouvertes de toutes les saletés que le mur peut accumuler : crasse, graffitis, affiches, etc. Et l’on peut rêver, dans certains cas limites, que le mur s’écroule, entraînant dans son effondrement cette image que, de toutes manières, personne ne regardait plus depuis longtemps...

Un des discours récurrents en bande dessinée, est que l’original importe peu : la reproduction vaut davantage pour le lecteur puisque le passage chez l’imprimeur efface les traces des coups de gomme, des collages, des corrections au Tipp-ex. Chez certains dessinateurs très soigneux qui travaillent au rotring sur du papier relativement ordinaire, il est possible effectivement de confondre l’original et sa reproduction. Ce qui pourra donner éventuellement de la valeur, aujourd’hui où le marché des originaux de bande dessinée commence à prendre de l’ampleur, c’est la signature. Des particuliers payent de plus en plus cher des images, des planches, de l’école classique franco-belge (ou de quelques auteurs plus contemporains comme Bilal). Pour les accrocher à hauteur de regard ? Pour leur faire passer l’épreuve du mur ?

II

Le mur, qu’il soit le support d’écritures, de peintures, d’images (soit l’équivalent d’une page blanche) ou qu’il reste un fond aussi neutre que possible pour l’accrochage ou l’agrafage de pièces, de sous-verre, de dessins, est le lieu où le regard peut se confronter non seulement à du visible plus ou moins circonscrit mais aussi interroger sa capacité de déborder ses limites. La traversée d’une exposition peut facilement se réduire à un parcours appliqué où les œuvres sont dégustées, une par une, comme des petits-fours. Il est pourtant aisé d’en imaginer de plus complexes, où chaque nouvelle rencontre ouvre la possibilité de remettre en jeu l’effet des précédentes. Jusqu’au moment où tout encadrement, réel ou symbolique, perd le pouvoir de brider le regard qui, pour la plus grande jouissance du visiteur, peut s’ouvrir à une vision plus large (ne se limitant plus à l’appréhension purement rétinienne de ce qu’il désire pénétrer, voire détailler à l’infini, mais sans renier le plaisir lié à la pulsion scopique).

Prenons une expérience récente où la question de l’accrochage s’est posée de manière très particulière puis qu’elle s’est déroulée dans un lieu où l’absence de cimaise rend impossible toute présentation « classique » des œuvres. Il s’agit de l’exposition Toy Comix qui eut lieu de la mi-automne 2007 au printemps 2008 dans la Galerie des jouets du musée des Arts décoratifs [4] de Paris. Dans cet espace prévu à l’origine pour montrer des jouets plus ou moins anciens, ce qui explique le grand nombre de vitrines et l’absence de cimaise, un certain nombre d’auteurs de bande dessinée étaient invités à traduire, à leur manière, leur relation au jouet (à partir d’un choix opéré dans la collection du musée). La présentation, dans de grandes vitrines murales, de planches originales accolées aux jouets qui les ont inspirées - cette série de rencontres concrètes entre papiers et matériaux divers (peluche, plastique, métal, etc.) -, fonctionnait très bien et faisait oublier que tout cela se passait dans les murs d’une institution. De grandes vitrines centrales, imposantes, dévoilaient des installations en trois dimensions. Une télévision murale permettait de visionner les films de Thiriet. Mais l’œuvre originale qui prenait à bras le corps la question du mur était due à Sardon, tampographe de son état.

Cette œuvre était composée de deux mille tampons environ, présentés soit verticalement dans des casses d’imprimerie chevillées dans un mur en placo, soit à plat, sous vitrine. À ces objets de petite taille en bois et caoutchouc encré, le tampographe avait joint quelques impressions sur papier. Tout cela agencé de manière à ce que le souci du détail (le soin porté à chaque tampon pris séparément) ne se fasse pas aux dépens de l’ensemble qui, bien que pouvant être considéré comme un meuble, un objet en trois dimensions, pouvait se lire en surface, non comme un mur peint, mais comme une peinture (susceptible, comme le disait Newman de détruire le mur) : ni une installation, ni la théâtralisation d’un travail mi-artisanal mi-artistique, mais une des premières véritables peintures jamais montrées dans un espace occupé par la bande dessinée et ses entours. Le projet du tampographe, construisant son mur, conjugue le désir de donner à voir avec celui de dire, même très peu.

Une telle peinture, bien que lisible par et pour elle-même, peut, aussi bien qu’un tableau de Van Eyck ou de Picasso, agréger des mots que le regard va découvrir de prime abord à l’envers. Il faut un réel-miroir pour en saisir le « message ». Ça s’exprime, ici et là, par du texte, parfois réduit à un seul mot : non, merde (c’est très clair, remarquablement concis et sans bavure), ou par des caricatures (dont quelques hommes politiques facilement reconnaissables). Mais surtout ça s’imprime : figures abstraites ou non (mais tout aussi claires : « usages de faux », imitation de Pollock, de Klein, de Dubuffet, ainsi que quelques ready-made plus ou moins arrangés-dès qu’il est question de technique d’empreinte aujourd’hui, le fantôme de Duchamp rôde - et divers kits pour construire une ville, un arbre, un serpent, un squelette). Le tampon est un moyen simple et efficace pour composer de manière plus ou moins automatique des dessins, des encrages en prenant distance avec la calligraphie. Sardon, grand dessinateur, dépose le crayon : entre la main du tampographe et le papier, il y a le tampon qui a été encré, comme entre la main de l’écrivain et le papier, le clavier de la machine à écrire qui frappe le ruban. Avec ce mur, Sardon donne un espace à son travail, lui trouve un lieu « d’accrochage » sans pour autant le figer, l’emprisonner : on peut très bien imaginer un visiteur choisissant un tampon dans cet ensemble, s’en saisissant, le pressant fermement sur une de ces petites boites permettant d’encrer de noir, de bleu ou de rouge (principalement) le caoutchouc, en imprimant l’empreinte sur un carnet, puis, après avoir remis le tampon en place, continuant, comme si de rien n’était, son parcours dans la galerie des jouets.

Un peu plus loin, ce même visiteur pouvait s’attarder devant une grande vitrine occupée par une construction étonnante de Benoît Jacques dont le sens de la mise en page, aussi bien en surface qu’en volume, n’est plus à prouver. Il a été, au printemps 2008, l’invité principal de Périscopages [5], à Rennes et il a dû, pour l’occasion, concevoir une exposition dans l’Orangerie des jardins du Thabor, un lieu un peu délabré, doté d’un certain charme qui se marie bien avec ses travaux. Quand Benoît Jacques fait des planches de bande dessinée, il faut entendre qu’il dessine à la plume sur des planches de bois qu’il cloue les unes sous les autres, imitant ironiquement le dispositif classique de la BD. On songe à Gaston Chaissac plutôt qu’à Hergé.

Il dessine d’ailleurs, comme l’artiste vendéen, sur tout support à sa portée, de vieux papiers d’emballage, par exemple. Il travaille aussi avec des artisans malgaches qui réinterprètent ses graphismes : planches brodées sur des tissus usagés, de lin ou de coton, personnages découpés dans du fer blanc à partir de boîtes de conserve de récupération. L’accrochage de ce matériau hétérogène est à la fois savant et aléatoire : au fond, pas très éloigné de la manière de faire de certains artistes de l’art contemporain qui ne se contentent pas de répartir harmonieusement les cadres sur les murs, mais font se rencontrer, comme par hasard, agrafages de toiles souples au mur, objets posés au sol, châssis marquant un angle horizontal ou vertical, bref où l’espace reste ouvert à toute organisation formelle, sans hiérarchie.

Cette exposition montrait de manière très claire que tenir le mur, c’est d’abord penser un espace où le travail vit par et pour lui-même, sans avoir besoin d’en rajouter. Silence paradoxal d’une œuvre volubile, chantante, envahie de bruits, de murmures comme d’incongruités... Juste à côté, dans une autre salle de l’Orangerie, se tenait une exposition aussi réjouissante qu’étonnante de Nylso. Il présentait ses dessins (dont l’échelle est souvent très petite ; il dessine, avec une pointe fine, des personnages minuscules et assez sommaires, évoluant dans des décors parfois très fouillés) dans une construction de bois, avec des murs, des réserves, des trouées, des cadres bricolés, comme si cet ensemble pourtant bâti comme un abri précaire ne pouvait plus être défait : ne plus montrer un dessin plus un dessin plus un dessin, mais une maison de dessins. Et, comme dans tout lieu, pas vraiment d’habitation mais néanmoins habité, potentiellement habitable, il faut prendre le temps de le traverser, de s’en familiariser et même, à la limite (inatteignable pour le commun des visiteurs), d’y vivre, jusqu’à y amener sa pitance et y dormir…

Une galerie d’Art n’est pas précisément une maison ; elle peut avoir la forme d’un appartement, en étage, mais le plus souvent, c’est une boutique ouverte sur la rue. Elle doit en principe concilier deux objectifs : artistique et commercial, soit la présentation du travail d’un artiste et l’attente du client. Selon l’heure, l’humeur, la lumière, selon que l’on s’y retrouve seul ou en groupe, on s’y sent comme dans un petit musée, donc un espace public, ou quasi intrus, comme si on était entré sans autorisation dans un espace privé. Anne Barrault dirige une galerie [6] présentant parfois des auteurs connus pour leur œuvre en bande dessinée. Elle ne fait pas pour autant commerce de planches originales (ou de production para-BD, comme les sérigraphies) mais, au contraire, elle leur demande de concevoir quelque chose d’original, pensé pour le lieu et l’occasion.

David B., Killoffer, les membres de l’OuBaPo et quelques américains comme Robert Crumb ou Jeffrey Brown, y ont notamment exposé. Mais celui qui a répondu avec le plus grand sens plastique, donc avec le plus de pertinence, à cette forme de commande est incontestablement Jochen Gerner. Peut-être est-ce dû à sa grande culture, fruit d’une curiosité toujours en éveil qui déborde le cadre de chaque genre où il se propose d’agir. Son exposition dans les murs de la galerie en 2006 proposait des « papiers peints », divers dessins, des cartes, des plans, détournés, et des pulls tricotés main, bref des travaux pouvant se détacher les uns des autres tout en formant un ensemble cohérent, l’artiste sachant, en bon architecte, tirer profit des propriétés du lieu. D’ailleurs, tenir le mur, c’est peut-être tout simplement se positionner à bonne échelle, cultivant des rapports en tout genre, y compris conflictuels, avec tout ce qui est à portée de regard (comme on le sait, si un extincteur doit absolument être placé dans une salle d’exposition, il faut en faire quelque chose, se l’approprier, ce qui est souvent source de gags et de malentendus).

Découvrant cette exposition, c’est-à-dire, regardant autrement le travail de Gerner (que je ne connaissais alors que par ses livres), j’ai songé au travail d’Yves Deloule, un peintre assez secret (limite clandestin), dont l’auteur de TNT en Amérique n’avait probablement, en mai 2006, jamais entendu parler (un aspect de son travail, le tintin, sera dévoilé le mois suivant, dans L’Éprouvette No.2).

Yves Deloule : "Le Tintin ou le miroir brisé", 1977.

Ce n’est pas ici le lieu de faire une analyse approfondie de leurs affinités ou de leurs différences, mais on peut noter rapidement qu’à cet instant, un dialogue s’est amorcé entre deux artistes catégorisés dans des genres différents (mais nullement antagonistes) qui ont en commun de tenir le mur, donc de pouvoir s’abstraire de tout enfermement dans une quelconque « prison du genre » afin de concevoir, à chaque accrochage, un mode singulier de relation au regard de l’autre.

Si la plupart des auteurs de bande dessinée déçoivent quand ils montrent directement leur production, c’est-à-dire sans la mise à distance de l’original que procure l’imprimerie, ce n’est pas simplement dû au fait que l’art qu’ils pratiquent est en réalité un artisanat, une fabrique d’images agencées séquentiellement, qui doivent, pour être comprises, être galvaudées ; c’est aussi, et surtout, parce que l’accent porté sur l’aspect purement visuel de leur travail met à distance le narratif, qui est bien souvent le seul mode permettant à l’œil de se mouvoir. Lisant de la bande dessinée, le regard glisse le plus souvent d’une image à l’autre, non pour éprouver quelque chose de l’ordre de la sensation, mais pour suivre les péripéties d’une histoire plus ou moins attachante. Alors, une fois déplacé, ça ne tient plus la route : au lieu d’être entraînés par la grâce de la lecture dans un monde divertissant, nous nous effondrons devant la vacuité de certains traits ni vivants, ni morts : proprement habillés (à ne dénuder à aucun prix), bêtement fonctionnels.

III

Pourtant certains auteurs de bande dessinée prennent un malin plaisir à jouer contre cette idée d’exposer leur travail pour lui-même, même s’il tient prodigieusement la route, afin de montrer à quel point ils n’ont cure d’être assimilés à des artistes contemporains. Pour cela, ils s’amusent à glisser des incongruités, parfois à peine visibles mais toujours manifestes, dans l’image : non des « hiatus », jouissifs plastiquement, comme dans les collages Dada par exemple, mais des signes, des figures (de bande dessinée, dans ses aspects les plus volontiers caricaturaux), placés là pour déconcerter, c’est-à-dire déranger l’accord en train de naître entre regardeur et regardé (jusqu’à briser ironiquement le processus de légitimation en cours).

Certes, dans le domaine des arts plastiques, il y a eu de beaux précédents dans cet art de désorienter, de contrarier, voire d’outrager un public de plus ou moins bonne composition, mais ça ne fonctionne pas pareil : dans la BD, il s’agit surtout de faire un pied de nez à l’esthétique, au bon goût, avec une arrogance toute juvénile, qui peut retentir comme un défi aux beaux-arts (y compris dans l’acceptation post-moderne de ce terme). II s’agit presque de répondre rituel contre rituel en se plaçant avec morgue à l’écart du monde adulte.

Cela sonne souvent comme une évidence mais parfois, quand il s’agit d’images qui dégagent une certaine force érotique, cela peut devenir très troublant. Je songe à Blutch, à La Beauté, cette suite de dessins en noir, rouge et bleu, faux catalogue de fantasmes agencé selon les lois mystérieuses d’un récit ouvert, n’ayant besoin du moindre mot, qui se déroule comme une série de rêves arrêtés, issus de l’inconscient d’un dessinateur en lutte contre la psychologie et l’excellence, et dont l’arme secrète semble être le sarcasme (qui peut tourner à l’autodérision).

Tenant a priori plus que d’autres le mur, ne serait-ce que par la force inouïe du trait, mais anticipant le risque d’être fusillé par le regard du spectateur (ou voyeur) en face, et prenant de l’avance, question tir. Dans ce climat étrange, entre disjonction et fluidité, frottant douceur et violence érotiques, tranquillité et inquiétude, comme en attente de passages à l’acte que les images semblent inciter, une connivence peut naître, réconciliant regardeur et regardé, mais qui se concrétisera de préférence dans la situation intime où l’on tourne les pages entre quatre murs. De quoi désarçonner les professionnels des galeries et autres lieux d’exposition d’« art bande dessinée » (et d’ailleurs, ce que ces auteurs de bande dessinée fuient peut-être avec le plus de détermination, ce sont ces lieux spécialisés, qui leur sont soi-disant dévoués).

IV

Autre chose, de plus tendance : la bande dessinée s’installe parfois dans des lieux des plus attendus comme des plus improbables. Elle-même en tant que dispositif (entendu) ou disnégatif (en ses entours, créant du malentendu) : sculptures de Francis Masse [7], univers proliférants de Stéphane Blanquet, et bien d’autres que chacun peut s’amuser à recenser. On peut relever au passage un curieux projet de Thomas Ott, hybridant dessin et photographie, qui conte l’histoire d’une famille de mafiosi sous forme d’installation dans une pizzeria (les photos prises dans ce lieu, retouchées et commentées, composent le livre publié par l’Association : La Grande famiglia).

II semblerait que cette installation puisse se décliner dans d’autres lieux, bien plus déplacés (mais disant cela, c’est le livre que nous tenons en main, n’ayant pu traverser les murs de cette pizzeria de papier). Autre chose : quand on parcourt la production du Frémok, on aimerait parfois arracher quelques pages, ou récupérer quelques originaux, pour les confronter à des gravures parfois déjà anciennes (clichés-verre, monotypes, cuivres, bois...) ou à des peintures réalisées avec des jus faits de secrétions du corps (plus ou moins délayées), avec du sang de bêtes prélevé dans les abattoirs : de l’archaïté à l’œuvre et qui peut relancer l’idée de modernité dans certains de ses aspects les plus singuliers (dans la résonance, par exemple, du parcours mélancoliquement « régressif » de Gérard Gasiorowski). Mais, encore une fois, a-t-on besoin de déplacer telle ou telle page d’un livre qui, par sa forme, leur donne sens (et vie) ?

Il faudrait aussi considérer avec attention les carnets, les notes, les brouillons, tout ce qui, sauf chez quelques spécialistes, échappe à l’ordinaire de l’édition bande dessinée. Pour avoir apprécié certains solos de l’exposition « BD reporters » [8], il me semble acquis qu’un carnet peut tenir le mur sous forme de feuilles détachées, mais aussi pour et par lui-même (qu’est-ce qui empêche de placer avec précision un tel objet, le « clouant au mur » ? On y a bien à peu près tout fixé : des toiles, des dessins, certes, mais aussi des animaux en vraie peau de bête ou en synthétique, des bananes réelles ou en plastique, des vaporisateurs, des toiles d’araignées, des chiures de mouches, diverses projections plus ou moins ragoûtantes et tout ce que voudrez du moment que ça ne s’effondre pas).

On en revient au principe de base énoncé au début : il reste préférable de penser au plus tôt l’accrochage, afin de donner à chaque pièce exposée sa juste place, là où elle apparaîtra autrement que comme une peau morte, et veiller à ne pas la survétir d’oripeaux. À partir de là, dans l’oubli du genre, sans pour autant cesser de reconnaître ce qui en fait la spécificité, la possibilité de tenir le mur, c’est-à-dire d’entraîner un dialogue, de regard en regard, dans l’espace et le temps, est infinie.

Juillet 2008

Cet article est paru dans le numéro 15 de 9ème Art en janvier 2009.

le livre de Vincent Sardon : Neneref Ego comme x / 3 €.

le livre Toy comix l’Association / 27 €.

les livres de Jeffrey Brown.

les livres de Robert Crumb.

les livres de Killoffer.

les livres de David B.

les livres de Jochen Gerner.

le livre de Blutch : La Beauté Futuropolis / 25 €.

les livres de Francis Masse.

les livres de Stéphane Blanquet.

les livres de Thomas Ott.

le livre de Gila T Ott : La Grande famiglia l’Association / 22 €.

[1] Certains dessinent debout, mais pas sur un plan vertical (sauf dans le cas d’un spectacle, sur une scène ou devant la caméra Winsor McCay, Edmond Baudoin, les invités de l’émission Du tac au tac - relire à ce sujet l’excellente Rubrique-à-brac de Gotlib, etc.).

[2] Cité par Daniel Dezeuze, catalogue de l’exposition Murs, centre Georges Pompidou,1981. La citation de Sol LeWitt est tirée du même catalogue.

[3] À l’exception de quelques-uns, toujours les mêmes : Joost Swarte ou Ever Meulen (par ex.) qui manifestent un réel intérêt pour ce qui touche à l’architecture et à l’urbanisme. S’il s’agit d’images agrandies, elles jouent avec le plein, le vide, l’espace environnant et les objets qui s’y trouvent (comme les voitures, par exemple).

[4] Commissaires d’exposition : Dorothée Charles et Jean-Christophe Menu. Catalogue édité par L’Association.

[5] Manifestation annuelle consacrée à la bande dessinée d’auteur et à l’édition indépendante. www.periscopages.org/

[6] 22 rue Saint-Claude, Paris 3 - www.galerieannebarrault.com.

[8] Qui s’est tenue l’hiver 2006/07 au Contre Pompidou. Commissaire d’exposition : Boris Tissot.