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un espace devenu mental :
entretien avec thierry van hasselt

Alexandre Balcaen

[janvier 2009]

Avec plusieurs créations pour la scène, Thierry Van Hasselt a exploré une autre voie pour l’expression des corps qu’il dessinait déjà. Dessin et danse, chorégraphie et graphisme sont désormais pour lui un même espace.

neuvièmeart : Avant votre rencontre avec Karine Ponties, où se situait votre intérêt pour la danse ?
Thierry Van Hasselt : C’est quelque chose qui m intéressait dans l’idée. Puisqu’il s’agit du corps. Mais je n’avais aucune connaissance dans ce domaine j’étais très curieux mais complètement ignare. J’étais donc bien content que Karine vienne me chercher. C’était une occasion d’avoir une porte ouverte vers ce monde et de combler un peu cette lacune.

Pouvez-vous nous présenter Brutalis, en particulier votre intervention dans le dispositif sténographique et ce qui vous a amené à en faire un livre ?
La première demande de Karine était de travailler par le dessin sur le rapport corps/matière, dans le cadre d’un projet solo ou elle serait danseuse et chorégraphe entourée d’une équipe de créateurs dans différentes disciplines. J’ai donc proposé que, pour commencer, elle pose et je dessine. J’ai dessiné durant tout le temps de la création, sans que nous sachions réellement où aller.
Assez vite un grand nombre de dessins a été produit. Dessins dont on sentait bien qu’ils étaient déterminants pour la création, mais que sans doute ils n’auraient pas leur place sur la scène.

Extrait de "Brutalis", Frémok, 2002.

Ils ont toutefois assez vite installé quelque chose, tant par leurs conditions de création (l’immobilité, le temps suspendu, la tension du corps immobile, etc.), que par leurs résultats, l’ambiance, le rapport entre le corps et la matière, etc. Ensuite sont venues des idées pour retrouver sur scène l’atmosphère qui émergeait de l’univers dessiné. Tel bac lumineux recouvert de café dans lequel le corps, en se déplaçant, dessinait des formes de lumière. Finalement, dans le dispositif sténographique de la pièce, il ne reste que quelques accessoires faits de dessins très abstraits.

Extraits de "Brutalis", Frémok, 2002.

Comme une réminiscence de la matière (un lustre fait d’un rhodoïd enroulé une boîte lumineuse, un tableau tournant et c’est à peu près tout). On a donc vite eu le désir qu’un livre soit construit autour des mêmes enjeux émotionnels et sensoriels que la pièce. Un livre qui soit aussi un dispositif poétique qui puisse se lire comme on traverse une pièce de danse. Un livre qui aurait comme proposition de lecture le même « mode narratif » que la pièce. Un livre sans mot, et sans récit au sens premier du terme ; un livre d’états, de sensations et de matières que le lecteur est invité à parcourir. On va dire que Brutalis a été un projet qui se décline sur deux supports, la pièce chorégraphique et le livre. Les deux ont la même genèse, n’auraient pu voir le jour l’un sans l’autre mais sont autonomes dans leur lecture, bien que se complétant…

Dans quelle mesure peut-on considérer la création de vos films d’animation pour Holeulone comme le prolongement d’expériences graphiques faites pour le support papier ?
J’utilise la même technique que celle développée sur Brutalis et entamée quelque part avec Gloria Lopez. Je dessine à l’encre de gravure sur des rhodoïds. Sauf qu’ici, j’ai un appareil photo numérique disposé au-dessus de mon dessin. Je travaille sur le même support et je transforme mon dessin pour qu’il évolue. Je prends chaque étape de l’évolution de ce dessin en photo et ensuite je fais défiler ces photos pour en faire un film. Dans mon travail de dessin, il y avait déjà cette question de la dissolution de la représentation dans la matière. Je voulais créer un rapport déterminant entre la matière et la représentation. Parfois la matière semble engloutir la représentation, parfois la représentation semble s’extirper de la matière. La matière est concrètement pour moi le moteur du récit, puisque tout aussi concrètement c’est elle qui forge l’image et donc le sens. Mon projet est que cette question de l’emprise de la matière sur l’univers représenté détermine la structure narrative du projet (comme dans Gloria Lopez où le récit semble aussi être dissolu ou encore semble émerger du même solvant que celui qui sculpte l’encre de gravure).
Dès lors il s’agissait, en animation, de rendre visible la mouvance physique de ce solvant au travail dans l’encre, de l’émergence de la ; représentations des dissolutions successives des sujets, etc. Cest la suite logique de mon travail de plasticien, de dessinateur, de narrateur.

Karine Ponties présente le projet Holeulone comme ensemble constitué de :
• La chorégraphie.
• Le livre éponyme de Myléne Lauzon [1].
• Le film du spectacle [2].
• Les « tableaux mouvants » présents sur le DVD.
Le tout étant inspiré des Fleurs pour Algernon de Daniel Keyes.
Que sont exactement ces tableaux mouvants ?

"Holeulone"
(photo Michel Jakar).

Je ne suis pas tout à fait d’accord. Ni le film ni les tableaux mouvants ne sont vraiment constituants du projet. Le film existant est une bonne captation du spectacle et les tableaux mouvants sont des propositions pour des expositions accompagnant le spectacle. En réalité, il y a eu une amorce de travail sur un film qui devait prolonger le spectacle et être autre chose, filmé en vue réelle et utilisant aussi des parties d’animation. Des séances de travail ont eu lieu mais rien n’a été concrétisé (à ma connaissance). Les tableaux mouvants sont des fondus extrêmement lents montés à partir de séquences animées. Lors de la projection, il y a un mouvement, une transformation imperceptible de l’image. Si on la scrute attentivement, on peut deviner le mouvement. Si on ne fait pas attentionon, on dirait que c’est une image fixe qui est projetée. Si on défourne son regard un moment et qu’on y revient ensuite, on voit alors que l’image s’est renouvelée un pendant ce temps.

Dans quelle mesure avez-vous été inspiré par le livre de Keyes ?
C’est la lecture de ce livre qui m’a donné l’envie de faire un projet en animation. J’étais intéressé par le dispositif narratif de ce livre. À savoir la transformation et l’évolution d’un esprit humain vu de l’intérieur. Il s’agit, en bref, du journal un simple d’esprit qui, suite à une expérience, va voir son intelligence se développer pour ensuite être de nouveau réduite à pas grand-chose. J’aime travailler sur les questions de perception, car il y a là un rapport, un dialogue avec la perception du lecteur (vision, structure éclatée, etc.) qui permet de déconstruire les schémas narratifs au profit d’un dispositif sensoriel. II y a dans ce livre un mouvement qui structure la narration. Ce mouvement est celui de la transformation de l’esprit. Je voulais coller à ce mouvement, et pour cela, la technique d’animation sur verre me semblait la technique la plus appropriée. Suivre le mouvement de l’esprit par le mouvement de l’encre et du solvant...?

Dans un entretien concernant Gloria Lopez [3], vous dites : « Avec le monotype, jusqu’au moment où l’on décide que test fini, il n’y a rien de définitif. On peut toujours rajouter des blancs et des noirs. Tout peut toujours se dissoudre ou se renforcer. » Peut-on voir dans votre travail animé une volonté de faire apparaître le processus en œuvre dans la technique du monotype ?

Extrait de "Gloria Lopez",
Fréon, 1999.

Pas vraiment de faire apparaître le processus, puisque dans l’animation, l’encre semble bouger d’elle-même. On ne sent pas la présence, la trace du dessinateur l’encre semble autonome, animée par sa propre logique. Je voulais surtout rebondir sur ce processus. Jouer à fond de cette spécificité technique, me dire que l’image n’est jamais finie. En fixer les états mais poursuivre la transformation jusqu’à l’épuisement du sujet.

Liés à la fois par la forme des objets-livres, ainsi que par le simple fait que les dessins (fixes ou animés) sont issus de spectacles vivants, deux couples se dégagent : Chantier Musil (Coulisse) et Brutalis, d’une part, Barques et Heureux Alright !, d’autre part. Quel lien établiriez-vous entre ces projets ?
Il est vrai que les quatre livres ont une ligne commune, celle qui les unit à des projets trouvant leur ancrage dans un projet pluridisciplinaire alliant arts de la scène et narration graphique. Après, les couples sont surtout observables d’une part de par la nature assez proche des objets (d’un côté Brutalis et Coulisse, de l’autre Barques et Heureux) et d’autre part par le rapport à l’idée de bande dessinée qui semble revenir dans Barques et Heureux, en tout cas au niveau de la forme, de la grille, mais qui n’est, semble-t-il, convoquée que pour être mise à mal, vue l’affirmation assez nette
de l’abstraction et l’éviction complète du récit dans le sens anecdotique du terme.

"Brutalis" (photo Dominique Gastout).

Selon Jan Baetens, au sujet du livre Chanter Musil (Coulisse) [4], « la mise en séquence de certaines images ou de certains thèmes n’a pas pour but de passer du répertoire au récit, mais à instaurer un régime de "commencements multiples" dont le but est d’augmenter la charge de profondeur spatiale et temporelle du dessin. » Selon vous, cette analyse pourrait elle s’adapter à Brutalis ?
C’est sûrement moins vrai pour Brutalis que pour Coulisse. C’est plus vrai pour Heureux que pour Brutalis. Pour Brutalis, je voulais un fil, comme une rampe qu’on tient et qu’on suit, à laquelle on s’accroche et qui nous amène à traverser des ressentis, des sensations. Je voulais de la transformation, de l’évolution accélérée, de la métamorphose. Je voulais une perception dissolue, comme le permettent l’encre et le solvant. Je voulais articuler les images pour suggérer cette transformation continue et inattendue du corps dans l’espace.

Extrait de "Heureux Alright !", Frémok, 2008.

Heureux Alright ! semble s’éloigner du projet Holeulone avec pourtant une matrice commune. Parlez-nous de sa conception.
Heureux a été conçu à partir d’une sélection de dessins issus des vidéos d’animation que j’ai créées pour la pièce. Dès le départ, j’avais l’intention d’utiliser une partie de ces dessins pour créer une narration constituée d’images fixes et d’en faire un livre.
De son côté Mylène avait eu une carte blanche de Karine pour écrire un livre de texte/poésie qui dialogue avec la pièce. Très vite, on a voulu lier des images avec ces textes. On a fait plusieurs essais avec les textes et les images, mais ce n’était pas convaincant. Il fallait sans doute que ça décante encore. Parallèlement à ça, je me suis mis à travailler sur un film d’animation constitué de séquences utilisées et d’autres restées inexploitées dans le spectacle. Je voulais faire un film court, qui puisse être vu de façon autonome et qui nous plonge directement dans ce mouvement frénétique de la matière. J’ai fait un premier montage sur une musique de Julie Rousse (qui travaillait alors à la régie vidéo sur le spectacle) qui, de par son caractère organique, rêche, râpeux, érodé, semblait une parfaite réponse aux images. J’ai alors montré ça à Mylène et je lui ai demandé si elle y voyait du texte. Elle a proposé alors de retravailler à partir d’un fragment de son livre. Avec Julie, elles ont enregistré la voix variation autour de ce fragment de texte. J’étais vraiment très convaincu alors de ce qui se passait entre l’image, le son et le texte. J’ai vu à ce moment-là ce que je pourrais faire comme livre. J’ai remonté certaines images sur grille BD évolutive et j’ai demandé à Mylène de réécrire son texte pour qu’il puisse venir se greffer sur les images. Donc le film existe aussi et il est par exemple sélectionné en compétition au festival d’animation d’Hiroshima [5].

Extrait de "Heureux Alright !", Frémok, 2008.

Comme Brutalis, les images qui constituent Heureux Alright ! tendent d’une part vers le paysage et l’environnement, d’autre part vers la représentation du corps (même si cette fois elle est plus centrée sur le visage)...
Oui, la narration est avant tout une question d’espace, de personnage et de déplacement. J’en reste à me jouer de ces données-là, comme s’il y avait des transformations simultanées et indépendantes des corps et des lieux. Le corps comme éclaté dans une transformation perpétuelle de l’espace. Un espace devenu mental.

Contrairement à Brutalis, la représentation du corps ne semble pas avoir été inspirée par les danseurs mais serait plutôt une interprétation visuelle des errements mentaux du héros de Keyes. Ces occurrences et ces variations étaient-elles préméditées ?
Dans Brutalis il s’agissait de faire entrer le corps de Karine dans la page, par le dessin, afin de créer un univers. D’aller de l’espace de la feuille à l’espace de la scène. C’était comme l’engloutir dans la matière pour y trouver une dramaturgie. Dans Holeulone il s’agissait de confronter, voire d’immerger les danseurs dans une matière projetée. Il est clair que, dès lors, l’enjeu est complètement différent. La matière de la projection doit suivre le danseur et révéler son univers mental. Il s’agissait de créer cet espace en transformation, de rendre visible la perception accélérée et perturbée du personnage. De l’accompagner comme un flux organique de pensées.

Quels liens et quelles différences établiriez-vous entre votre travail pour la scène et celui pour l’imprimé ?
Il y a sûrement une communauté de thèmes et de préoccupations. Comme les problématiques liées à la perception, à la figuration versus abstraction, à l’éclatement de la narration, aux dispositifs sensoriels, etc. Après, il n’y a pas forcément plus de différences que ça entre ces deux groupes. J’ai l’impression que chacun de mes projets est assez différent sur les moyens utilisés pour parvenir à ses fins, que ce qui compte finalement, c’est l’aventure menée avec la matière et la structure. Il y a autant de différences entre mes différents projets papiers qu’entre ces projets et les projets pour la scène. Disons que la seule différence est la plus évidente, les dessins ne sont pas créés pour le même support d’où leur qualité d’objet ou de forme peut-être différente. Après, je vois cela comme un tout, sauf que pour certains projets je suis seul dans le pantalon et que pour d’autres il s’agit de travaux plus collectifs.

Avez-vous jamais été tenté, à l’instar de Vincent Fortemps, d’être sur scène et physiquement actif dans le cadre d’un spectacle vivant ?
Non, pour le moment je rien vois pas l’intérêt. Mais si un projet devait nécessiter cela, je serais partant.

Avez-vous de nouveaux projets (ou de nouvelles envies ?) liés aux arts du vivant ? à la vidéo ?
Oui, dans le cadre de Match de Catch à Vielsalm [6], j’ai l’envie de faire un film ou une performance de « kombat » un peu particulier. J’ai aussi l’envie de faire un autre court-métrage avec Mylène... Et puis j’ai d’autres projets avec le théâtre qui se mettent en place.

Avec autant de projets liés à la performance et aux arts du vivant, (ceux de Fortemps et les vôtres, bien sûr, mais aussi les ateliers de Vielsalm, BlackBookBlack [7] d’Oliver Deprez et Miles O’Shea, Aktion Mix Comiks Commandos [8], etc.), le Frémok a-t-il des projets d’édition vidéo ?
Pas réellement, si ce n’est qu’un premier pas a été fait en ce sens puisque nous avons compilé, à la demande du festival « Le Joli Mai » aux Halles de Schaerbeek, une série de films d’animation d’auteurs du Frémok et d’autres groupes alternatifs belges. Le titre du projet était « Comix mouvements ». La réception a été enthousiaste et nous avons l’envie de prolonger d’une manière ou d’une autre cette proposition.

Entretien par e-mails réalisé par Alexandre Balcaen en juillet 2008.

Cet article est paru dans le numéro 15 de 9è Art en janvier 2009.

les livres de Thierry Van Hasselt.

[1] Mylène Lauzon, Holeulone, éd. Le Quartanier, 2006.

[2] Dame de Pic/Cie Karine Ponties, Holeulone (DVD) : captation vidéo du spectacle et tableaux mouvants de Thierry Van Hasselt, Dame de Pic A.S.B.L., 2006.

[3] Pierre Polomé, Entretien avec Thierry Van Hasselt à propos de Gloria Lopez,
www.fremok.org, 2000.

[4] Jan Baetens, Sur Chantier-Musil de Vincent Fortemps, Image and narrative, 2003.

[5] Thierry Van Hasselt, Mylène Lauzun, Julie Rousse, Heureux !, Zorobabel et Frémok, 2007.

[6] Exposition concluant une résidence d’artistes du Frémok au CEC La Hesse, centre d’art pour artistes porteurs d’un handicap mental. La parution d’un livre sur les fruits de la résidence est prévue aux éditions Frémok en janvier 2009.

[7] Olivier Deprez et Miles O’Shea, BlackBookBlack, ed. Frémok, 2008.

[8Aktion Mix Comiks Commando : atelier collectif de bande dessinée, de Richard Bawin et Thierry Van Hasselt produit par le CEC La Hesse et le Frémok.