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la musique m’a donné l’envie d’être créatif :
entretien avec vincent fortemps

Alexandre Balcaen

[janvier 2009]

Plasticien naviguant naturellement entre les rivages de la bande dessinée, de l’animation et de l’art contemporain, Vincent Fortemps tâte également du spectacle vivant et de la musique et explore les liens entre le livre et le travail scénique.

neuvièmeart : Quel était votre intérêt pour le spectacle vivant avant votre implication dans Chantier Musil ? Pour l’improvisation musicale ?
Vincent Fortemps : J’ai toujours eu du plaisir à écouter de la musique, à imaginer être sur scène. Je ressentais quelque chose de magique, j’avais une grande envie d’être là, à la place des musiciens, sur scène. Je ne sais plus, je devais avoir huit ans (dans les années 70) lorsque j’ai vu un spectacle d’école avec des gamins de mon âge qui chantaient, jouaient d’un instrument... J’ai été vraiment capté par cette chose, une comédie musicale, dans le style de Hair ou bien du Big Bazar de Fugain, très à la mode à cette époque... Mon dieu ! Et puis, un peu plus tard j’écoutais tous les 33 tours de mon grand frère.
Par la suite, dès que j’ai eu de l’argent de poche, je dépensais tout en vinyles. Et pour enfin réaliser mon rêve je me suis mis à jouer de la basse dans un groupe de rock & roll. Ça faisait bien rire mes amis fréonistes ! Ce groupe s’appelait Jupiter Boots et deux CD ont été réalisés, ainsi que pas mal de concerts... J’aimais beaucoup répéter des heures dans la cave, jouer en concert sur scène : cette énergie du groupe face au public, la puissance du son, la fragilité de l’instant, le stress avant de jouer... Piètre bassiste mais bon, je prenais beaucoup de plaisir ! Je dansais plus que je ne touchais les cordes, mais j’étais dans la musique sur scène et c’est cela qui m’importait.
La musique m’a donné beaucoup de liberté, un moyen de sortir de la réalité, tout comme le dessin. J’étais avec moi-même... La musique m’a donné l’envie de créer, d’être imaginatif, encore maintenant tomber ça !

Dessin réalisé en temps réel filmé et projeté, jeux de lumières sur des dessins déjà prêts, sonorisation de la table à dessin. Ces aspects semblent chacun définir la Cinémécanique et ne sont pourtant pas tous présents dans les différentes déclinaisons du projet. On a l’impression que ces évolutions se sont faites par une progression de votre indépendance face au dispositif allant de pair avec un déplacement de son rôle au sein des projets. Comment s’est faite la prise de conscience que le dispositif pouvait se suffire à lui-même ?
Difficile à dire !
Tout a évolué de façon progressive, par réactions ! Après la fin des représentations de Chantier Musil et surtout malheureusement la fin de Bar-q-ues et de la Cinémécanique, il fallait que je continue. Difficile de laisser tomber ça ! Trop vital pour moi ! C’est avec le début d’Ultimo Round que j’ai pris seul la barre. Sans la présence de Christian Dubet, mon cher collègue responsable des lumières de la Cinémécanique, il était difficile de travailler comme avant c’était un vrai travail en duo ! Il fallait que je cherche un autre moyen, un système Cinémécanique plus pauvre mais plus juste pour moi en solo. J’ai laissé tomber les dessins déjà faits pour mieux manipuler les trois lampes qui se trouvent sur ma table (je n’ai que deux mains !). Et surtout, la lumière a un rôle très important ! Tout peut changer en modifiant légèrement la direction d’une lampe. Le mouvement de la lumière raconte autant que la création du dessin. La lumière crée l’image, elle l’a fait apparaître.

Sentiez-vous déjà l’aspect musical de vos gestes associés à vos outils quand vous travailliez seul ?
C’était au tout début des répétitions de Chantier Musil et c’est surtout Alain Mahé (le créateur sonore) qui m’a vu en train de dessiner avec mes outils -lame, couteau, crayons lithographique - et qui a vu mes gestes, mes doigts qui cognent sur la vitre de ma table de la Cinémécanique. Tout de suite, il a installé quelques micros à proximité de ma table, de mes gestes... Et ça a pris directement, nous avons ressenti quelque chose de fort, tout était mis en évidence, le moindre frottement ressortait, s’entendait. Pendant une répétition, on a fait une session avec Jean-Pierre Drouet qui jouait de la batterie dans ce spectacle. Ça collait fort bien, un vrai duo entre deux percussionnistes, moi dessinant à ma table et Jean-Pierre à la batterie... Le son est extrêmement important dans ce que je fais sur scène, dès le début, que ce soit sur Bar-q-ues, Chantier Musil, Ultimo Round, Hoye. Le son, l’aspect musical, me donnent des sensations dans l’acte du dessin. Difficile de séparer le dessin qui se crée en temps réel et l’aspect musical (c’est-à-dire mes sons et aussi bien le travail d’Alain et la guitare de Jean-François Pauvros dans Hoye).

La prise de conscience de l’aspect sonore de ta technique de dessin a-t-elle fait évoluer votre manière d’envisager votre travail hors de la scène ?
Oui, souvent, je dessine debout dans mon atelier comme si j’étais derrière un flipper ! C’est toujours très physique, peut-être que je suis maintenant plus violent encore avec mon support ! Ça cogne plus, donc ça fait plus de bruit... Je suis en pleine action... Mes images sont de plus en plus à la limite de l’abstraction, par exemple dans le livre Barques et dans le prochain Par les sillons.

Quels liens et quelles différences principales établiriez vous entre votre travail pour la scène et votre travail pour l’imprimé ?
Le travail pour la scène est plus organique, ça sort de mes tripes, c’est assez jouissif. Le travail pour l’imprimé est complexe, c’est un travail d’écriture, donc très long et lent. Mais ce sont tous les livres qui me nourrissent et me préparent pour les expériences scéniques.

Comment ont été envisagées les déclinaisons de Chantier Musil et de Bar-q-ues en livres ?
Par envie et plaisir de faire des livres. Dès que j’ai une idée de livre, je fonce ! Pour Chantier Musil, j’avais un gros paquet de dessins faits pendant les répétitions. C’était resté dans un grand carton, une sorte de coulisse de la Cinémécanique. L’idée était simplement de trouver un rythme avec ces dessins, je voulais que ce livre montre la manière de positionner mes dessins comme derrière ma table de la Cinémécanique, faisant glisser devant la lumière et sur la vitre. Je voulais montrer le recadrage du dessin, le faire glisser sur la page. Pour Bar-q-ues, c’est différent. Je voulais faire un récit en BD sans le moindre personnage, à la limite de l’abstraction ; dire quelque chose uniquement par la trace du dessin, les griffures... Toutes les planches sont des restes des dessins faits en direct - et vraiment malmenés - pendant toutes les représentations de Bar-q-ues.

Avez-vous prévu une déclinaison éditoriale d’Ultimo Round ?
Pas encore, c’est plus complexe. Il y a tant de matières que ce soit au niveau du dessin, des films, des textes et des musiques. Peut-être un site ?

Jan Baetens mentionne votre intérêt pour les possibilités de la mise en scène et de l’exposition de la bande dessinée [1]. La Cinémécanique ne serait-elle pas justement une forme de mise en scène de bande dessinée plus qu’une forme primitive de cinéma ?
Non, mais plutôt les deux. Un drôle de « truk » quand même !

Quelles autres possibilités de mise en scène de la bande dessinée vous intéresseraient aujourd’hui ?
Des installations, toujours... J’aime beaucoup ça. J’ai fait une installation dans une vieille étable dans mon village ; il y avait du son, un système d’éclairage qui éclairait des dessins suspendus un peu partout... Ça sentait encore la bête... Je projetais un film d’une représentation de Hoye... Donc peut-être que cette installation est l’union entre mon expérience scénique et mes livres.

Pensez-vous continuer à exploiter l’univers de la Cinémécanique ?
On espère jouer une dernière fois Bar-q-ues à Ouessant, devant le phare du Créac’h. Ce serait un beau cadeau ! J’aime beaucoup ce spectacle.

Bar-q-ues est donc la dernière incarnation de la Cinémécanique ?
Non, tout est encore possible ! Mais c’est très difficile d’imaginer quelque chose dans un futur proche. Un moment, il était question de réaliser une pièce de théâtre avec un acteur (Jean-Louis Coulloc’h, déjà présent dans Ultimo Round) et les membres de la Cinémécanique sur une adaptation de La Tour d’amour de la romancière Rachilde. Encore une histoire de mer et de phare...
Mais voilà, c’est en attente.

Vous considérez donc qu’il est question d’autre chose que de Cinémécanique, même si le dispositif reste très proche, dès lors que Christian Dubet ne participe pas ?
Mais la Cinémécanique est uniquement la bande des cinq qui était dans Bar-q-ues ! Ce que je fais en dehors n’est pas la Cinémécanique (surtout sans Christian, il est hors de question que je joue sur ce nom). D’ailleurs, avec lui, tout est travaillé, répété, huilé comme une mécanique ! C’est un vrai travail en commun, tout doit être très contrôlé, comme pour un vrai spectacle (même si ça l’est moins qu’avec François Verret). C’était indispensable, sinon on coulait... tombait... comme deux trapézistes...

Au sujet du projet Hoye, étant donné sa forme (le trio), le passif de ses membres et le cadre dans lequel il est souvent programmé (des salles liées aux musiques amplifiées), on pourrait croire qu’il s’agit d’un « vrai » groupe d’improvisation musicale auquel s’ajoute une dimension plastique. Y retrouvez-vous des choses de l’expérience Juniper Boots par exemple ou ce parallèle vous paraît-il abusif du fait des différences évidentes des deux projets ?
Tout à fait, un vrai groupe d’improvisation ! J’aimerais encore plus jouer dans des salles, des festivals... C’est une réelle envie pour nous tous, qui sommes très soudés. Ça devient urgent car c’est une vraie liberté d’être à trois sur scène, dans un combat dans le mouvement de la matière, dans l’intensité du son. C’est très punk, la hoye ! On s’installe rapidement et c’est parti.
Mon expérience avec Juniper Boots n’était pas dans une urgence punk, mais plutôt dans l’expérience de la pop, il fallait faire un tube mais il nous était impossible d’y arriver. Dans Hoye, je me sens vraiment comme un musicien. Je crois que j’ai enfin trouvé mon instrument de musique, celui qui me correspond : cette table à dessin et tous les outils que j’utilise sur scène.

Avez-vous encore des envies liées exclusivement au support imprimé ?
Oui, j’attends vivement que mon dernier livre Par les sillons paraisse, normalement au début de l’année 2009 chez Frémok.

Entretien par e-mails réalisé par Alexandre Balcaen en août 2008.

Cet article est paru dans le numéro 15 de 9è Art paru en janvier 2009.

les livres de Vincent Fortemps.

[1] Jan Baetens, Sur Chantier Musil de Vincent Fortemps, Image and narrative, 2003.