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hors les planches, sur les planches

Alexandre Balcaen

[janvier 2009]

À quelques mois d’intervalle, à la charnière des années 2001/2002, on a pu s’étonner de voir les noms de Vincent Fortemps et de Thierry Van Hasselt associés aux arts de la scène. La chose avait de quoi surprendre, tant ceux-ci étaient jusque-là intimement liés à la bande dessinée, chacun auteur et éditeur au sein du Frémok.

Pour le premier, il était question de participer en tant que dessinateur live au spectacle Chantier Musil de François Verret, associant acrobatie, musique en direct, texte et Cinémécanique, dispositif qui nous intéresse ici. Le second, dont le travail sur le corps et la matière pour son livre Gloria Lopez [1] avait séduit la chorégraphe Karine Ponties, était invité à participer à la création de Brutalis.
Ces premières collaborations ont chacune donné lieu à une déclinaison en livre, Chantier Musil (Coulisse) [2] de Vincent Fortemps et Brutalis [3] de Thierry Van Hasselt, deux recueils de dessins mis en séquences et publiés sur un modèle éditorial commun.

Plus qu’un écart, ces participations étaient pour ces deux auteurs un véritable indice de nouvelles perspectives à envisager. On a pu voir ces derniers mois de multiples apparitions de différentes formes dérivant de la Cinémécanique, ainsi que la nouvelle chorégraphie de Karine Ponties pour laquelle Thierry Van Hasselt a à nouveau donné son concours. En témoignent deux nouveaux livres, Barques [4] de Vincent Fortemps et Heureux Alright ! [5] de Thierry Van Hasselt et Mylène Lauzon, paraissant à quelques mois d’intervalles et semblant raviver une forme plus traditionnelle de bande dessinée. On ne sort ici des pages que pour mieux y revenir.

Pour le spectacle de François Verret, inspiré de l’œuvre de Robert Musil L’Homme sans qualité [6], Vincent Fortemps invente donc, en collaboration avec Christian Dubet, le dispositif de la Cinémécanique. Comparée à une forme de cinéma brut, proche de Méliès, la Cinémécanique peut être caractérisée visuellement par deux aspects originaux, et particulièrement par leur mise en relation : dessin en construction filmé et projeté en temps réel et jeux de lumières sur ces dessins. La Cinémécanique serait donc ce délicat quatre mains autour de feuilles de rhodoïd, Fortemps dessinant en direct ou manipulant des dessins préparés, Dubet intervenant avec plusieurs sources d’éclairage pour jouer d’apparitions, de disparitions, de mise en lumière ou en ombre de différents éléments du dessin. On y voit le spectre d’une main laisser ses traces de crayon lithographique, effacer et remodeler, dans un va-et-vient constant entre le fini et l’inachevé, souvent à partir d’une unique et même feuille. Un art du processus et de l’éphémère ; un dessin non pas animé mais mouvant

Se réappropriant les dessins réalisés pour le spectacle, Chantier Musil (Coulisse) est une création à part entière, totalement indépendante. Le troisième aspect prend une importance croissante au fur et à mesure des créations, par le développement de la collaboration avec Alain Mahé, déjà responsable de la partition sonore de Chantier Musil. Des micros placés sur la table à dessin amplifient les chocs du crayon, des lames, de la main même. Pilotant l’ensemble à l’aide du logiciel de traitement du son en temps réel Max/ MSP, Mahé est alors l’intermédiaire par lequel le geste du dessinateur, diffusé brut ou traité, devient musique concrète. Tandis que Fortemps gagne en indépendance (il peut maintenant prendre seul en charge la gestion de la lumière) le dispositif peut être envisagé selon de nouvelles déclinaisons.

Il est à nouveau accueilli comme élément d’une mise en scène pluridisciplinaire (Ultimo Round), devient cœur et moteur d’une création confrontant dessin, vidéo et musique (Bar-q-ues) puis s’intègre au sein d’un noyau réduit pour des performances scéniques liées aux musiques amplifiées : en plus de Vincent Fortemps, le trio Hoye rassemble Alain Mahé et le guitariste Jean-François Pauvros, également membres des projets Ultimo Round et Bar-q-ues. Compilant une série de dessins issus de la création éponyme, Barques (le livre) est une plongée dans l’enfer quasi abstrait d’une tempête en mer et montre bien les tourments d’un dessin maltraité jusqu’à l’épuisement.

En comparaison, la participation de Van Hasselt à Brutalis peut a priori paraître plus effacée. Mais si son implication n’apparaît pas sur scène avec l’évidence de dessins projetés, elle n’en a pas moins été déterminante dans la conception de la chorégraphie. C’est dans sa déclinaison en livre, qui fait se dérouler des scènes de danse au milieu d’instants saisis sur des bribes de corps, qu’apparaît l’évidence des échanges autour de cette création.

C’est donc plutôt par la prise de connaissance croisée de la chorégraphie et du livre que le lecteur-spectateur peut tenter de saisir les implications réciproques du travail de Van Hasselt et de Karine Ponties pour Brutalis. Holeulone, « pièce pour deux danseurs et de l’encre animée » inspirée des Fleurs pour Algernon de Daniel Keyes [7] marque une évolution notable dans la collaboration des deux artistes. Le dessin fait ici sa véritable entrée au cœur de la scène. Projeté (et animé, donc) sur une partie d’un décor minimal, l’évidence de son rôle apparaît cette fois au sein même de la chorégraphie. Il est ainsi tour à tour élément « narratif » indépendant, interlocuteur dans un jeu d’échanges avec les danseurs, et enfin scène de déplacements à même sa surface. Gloria Lopez était une preuve éclatante des potentialités du monotype, technique consistant à faire agir du solvant avec de l’encre sur plexiglas. Il en résultait une délitescence palpable, des jeux de répétitions d’images à différentes étapes du processus chimique. Pour Holeulone, il aura suffi d’enregistrer plusieurs de ces étapes pour que l’image s’anime. Ou plutôt, encore une fois, se meuve ; glissant vers une autre. Les images réalisées pour Holeulone donnent elles aussi naissance à un livre, Heureux Alright ! qui s’éloigne cette fois fondamentalement du contexte de leur réalisation, par le mariage décomplexé de la poésie de Mylène Lauzon (également membre du projet Holeulone) et de la bande dessinée de Thierry Van Hasselt.

Devant la résonance particulière de ces différents projets, les commentaires de ces deux figures de la bande dessinée contemporaine nous éclairent sur leur intérêt pour certaines formes de pluridisciplinarité et sur la diversité de déclinaisons possibles à partir d’une matrice commune.

Cet article est paru dans le numéro 15 de 9ème Art en janvier 2009.

le livre de Fortemps Vincent : Chantier-Musil Frémok / 28 €.

[1] Thierry Van Hasselt, Gloria Lopez, éd. Fréon, 1999.

[2] Fortemps Vincent Chantier-Musil (Coulisse), éd. Frémok, 2003.

[3] Thierry Van Hasselt & Karine Ponties, Brutalis, éd. Frémok, 2002.

[4] Vincent Fortemps, Barques, éd. Frémok, 2007.

[5] Thierry Van Hasselt et Mylène Lauzon, Heureux Alright !, éd. Frémok, 2008.

[6] Robert Musil, L’Homme sans qualité, éd. Seuil, 2004 (1956 pour la première traduction française, 1930 et 1932 pour la version originale).

[7] Daniel Keyes, Des Fleurs pour Algernon, éd. J’ai Lu, 2001 (1959 pour la version originale).