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new kids on the blog

Frédéric Paques et Erwin Dejasse

[janvier 2007]

Tapez le mot « blog » sur le moteur de recherche Google et ce sont environ un milliard de sites qui se donnent à lire. Politiciens, sportifs, écrivains, artistes, éditeurs, chefs d’entreprises, lycéens... tout le monde semble aujourd’hui s’adonner à l’exercice du carnet de bord électronique. La bande dessinée n’échappe pas, loin s’en faut au phénomène. Ceci s’avère, en somme, assez logique, sachant que les blogs se situent résolument à l’intersection de deux des principales tendances de fond du neuvième art à la fin du siècle précédent : le développement de la bande dessinée sur les supports multimédia et le nombre considérable de créations autobiographiques ou, plus largement, touchant au domaine de l’intime. Article paru en janvier 2007.

L’encyclopédie en ligne Wikipédia définit le blog comme suit : « Un blog est un site web sur lequel une ou plusieurs personnes s’expriment de façon libre, sur la base d’une certaine périodicité. Son expression est décomposée en unités chronologiques. Chaque unité est susceptible d’être commentée par les lecteurs et est le plus souvent enrichie d’hyperliens externes. C’est un outil de publication en ligne en quasi temps réel. [1] » Si, par sa structure, il s’apparente à un journal de bord, il n’est pas pour autant exclusivement réservé à la confession intime. L’auteur peut très bien ne nous révéler que très peu de chose de sa propre personne. Certains blogs proposent un roman sous forme de feuilleton ou sont axés autour d’une thématique particulière : un genre musical, une période de l’histoire, un artiste...
Les fournisseurs de blogs proposent, gratuitement ou à un prix souvent modique, une structure prédéfinie. ll est très facile pour un dessinateur de créer son blog et ce en très peu de temps. Le web étant, par définition, un réseau mondial, les créations sont susceptibles d’être lues partout, ce qu’aucun diffuseur n’est à même d’offrir. Le dessinateur peut ainsi se passer de toute une série d’intermédiaires souvent coûteux : éditeur, imprimeur, relieur, diffuseur, distributeur. Ceci permet un gain de temps considérable. Alors que, dans l’édition classique, le délai qui sépare la remise du manuscrit et sa publication se compte en mois, le net permet une diffusion quasi immédiate. Dans son développement actuel à tout le moins, le web remet l’ensemble des dessinateurs sur un pied d’égalité. C’est surtout le bouche-à-oreille qui fait qu’un blog est abondamment fréquenté, alors que les chiffres de vente d’un album sont souvent liés à des éléments externes : campagnes publicitaires, importance du réseau de distribution, visibilité en librairie...
La notoriété grandissante des blogs BD commence à être relayée par la presse généraliste : Chronic’art, Les Inrockuptibles, Libération, notamment, ont approché le sujet. A l’inverse, les médias spécialisés l’évoquent assez peu. Si Bang ! effleure le phénomène dans son numéro quatre et si BoDoï [2] y a jadis consacré deux pages, ni dBD, ni Bananas ni L’Éprouvette ni... 9e Art, n’avaient jusqu’à présent traité de cette question. Plus surprenant encore, les sites internet consacrés à la bande dessinée se montrent tout aussi silencieux, de l’exigeant du9 au très consensuel ActuaBD. Enfin, on peut aussi s’interroger sur l’absence de la bande dessinée on line dans les festivals classiques, Angoulême en tête.

Tout laisse à penser que nous sommes en présence d’une nouvelle niche qui, en apparence du moins, se développe de façon relativement autonome par rapport au reste de la production. Ses aficionados ne sont d’ailleurs pas nécessairement de grands lecteurs de « bandes dessinées sur papier ». Beaucoup d’entre eux sont des internautes qui surfent, à leurs heures perdues, en quête de sites distrayants. Le blog BD possède son propre microcosme et ses « vedettes », dont la popularité dépasse parfois largement celle de nombreux auteurs qui publient depuis plusieurs années.
C’est le cas, par exemple, pour Boulet ou Frantico - dont les pages ont étés consultées jusqu’à vingt mille fois par jour.
Il est difficile de ne pas revenir ici sur ce qui fut le « feuilleton » de l’année 2005, à savoir que le mystérieux Frantico et Lewis Trondheim seraient une seule et même personne. L’auteur de Lapinot l’aurait avoué à ses proches tout en demeurant ambigu sur son site et face à la presse. La rumeur, abondamment relayée sur la toile, a ensuite attribué l’identité de Frantico à un graphiste dénommé de Sébastien Lesage. Or, tout porte à croire qu’il s’agit là d’un « homme de paille » qui a accepté de prolonger le gag.
C’est apparemment au début des années 2000 que les choses débutent véritablement, dans le domaine francophone, sous l’impulsion des dessinatrices Mélaka et Laurel, les premières à fidéliser un important lectorat. Depuis, la communauté des blogueurs n’a cessé de se développer. Communauté très intriquée où les auteurs se partagent leurs lecteurs par l’intermédiaire de liens html, racontent leurs rencontres dans la vie réelle, se souhaitent mutuellement un joyeux anniversaire en bande dessinée... Un même événement peut être traité par différents blogueurs, chacun offrant sa propre vision.

Ainsi en va-t-il du Festiblog, manifestation « dans la vie réelle [3] » qui réunit la plupart des auteurs de blogs francophones. Celui-ci en est aujourd’hui à sa deuxième édition. Il permet la rencontre entre les auteurs et leurs lecteurs mais aussi entre les blogueurs eux-mêmes. Inévitablement, cet événement devient la matière de nouvelles bandes dessinées que chacun publie sur son propre site. Les aventures amoureuses entre blogueurs sont aussi une thématique récurrente. Des couples dont chaque membre possède ses propres pages tiennent, par ailleurs, un journal en ligne à quatre mains consacré au quotidien de leur liaison. Comme le Love Blog de Miss Gally et Obion ou le Fleur Blog de Laurel et Fabrice Tarrin.
La majorité des blogs offrent la possibilité aux lecteurs d’intervenir directement. Si ceux-ci donnent le plus souvent une appréciation sur ce qu’ils viennent de lire, il est fréquent que l’internaute en commente le contenu, le relie à d’autres événements évoqués dans une livraison antérieure ou sur le site d’un autre dessinateur. On retrouve d’ailleurs les pseudonymes des mêmes intervenants de blog en blog. Il n’est pas rare non plus que la personne qui poste le commentaire soit elle-même un dessinateur-blogueur, ce commentaire pouvant, le cas échéant, être lui aussi réalisé sous forme de bande dessinée.

génération blogueurs

Les dessinateurs les plus actifs de la « blogosphère BD » sont, pour la plupart, nés durant la deuxième moitié des années 70 ou le début des années 80. C’est une génération qui a directement grandi avec les auteurs nés de l’avènement de l’édition dite indépendante et qui, dans leur écrasante majorité, ont pratiqué l’autobiographie dessinée. Sur le plan des thématiques la parenté est évidente, mais cette génération partage aussi avec celle qui l’a précédée l’idée de former une communauté. Si cette dernière a provoqué un tel impact, c’est certainement en raison de l’indéniable qualité de leurs réalisations respectives mais aussi parce qu’il s’agit de la première génération d’auteurs de bande dessinée à avoir à ce point intégré leur propre vie dans leurs créations. À travers leurs œuvres autobiographiques, leurs carnets, les strips publiés dans Lapin, les exercices oubapiens parus dans l’OuPus 4... les lecteurs connaissent désormais les prénoms des enfants de Trondheim, Sfar ou Konture ou celui des ex compagnes de Dupuy, David B. ou Menu. Ces créateurs ont suscité une collusion totalement inédite avec les lecteurs, tout en mettant en évidence une démarche collective qui, par la multiplication des points de vue au sein de créations à caractère autobiographique, dessine in fine un portrait de groupe [4]. Ceci reste tout aussi vrai pour les jeunes auteurs francophones qui s’expriment sur le net. Toutefois, connivence avec le lecteur et expression « polyphonique » d’une communauté d’auteurs se voient ici renforcés par des outils en adéquation parfaite avec leur démarche : un média résolument interactif doublé d’un réseau en arborescence où le passage d’un créateur à l’autre se fait désormais par un simple double clic.

Cependant, il faut bien admettre que la génération des blogueurs semble éprouver certaines difficultés à « tuer ses pères » et échoue trop souvent à s’élever un tant soi peu à la hauteur des autobiographies « sur papier » qui l’a précédée. Les thématiques abordées s’avèrent souvent prévisibles : évocation de sa vie sentimentale (qui s’accompagne parfois d’une certaine dose d’impudeur), relation des affres quotidiennes d’un auteur de bandes dessinées, doute quant à ses propres capacités, virant à l’auto dénigrement.... Ce domaine a déjà été exploré à satiété et on peine à y déceler les prémices d’un véritable renouvellement. Pour un Blog de Frantico jouissif dans sa complaisance à nous révéler les aspects les plus lamentables de sa (non-) vie sexuelle, combien d’autobiographies sans grand intérêt ! Comme le notait justement Art Spiegelman [5] il y a déjà dix ans, on n’échappe pas à l’impression que tous les auteurs, en étalant leur vécu subjectif, racontent, à peu de chose près, la même histoire. L’impression de désinvolture généralisée qui se dégage de l’ensemble de ces productions est sans doute lié à une certaine culture de l’internet - dont l’usage quasi généralisé du pseudonyme est une autre caractéristique. De la même manière que le langage écrit y est souvent basique, avec une utilisation surabondantes d’abréviations et peu de considérations pour l’orthographe, la narration en image n’affiche pas nécessairement de grandes ambitions artistiques. Il y a fort à penser que, pour de nombreux dessinateurs, le blog BD est un mode de communication au même titre qu’une conversation téléphonique avec un ami. Sur son blog, Miss Gally met dans la bouche du dessinateur Dolph ces propos révélateurs d’un état d’esprit assez général : « Un blog c’est avant tout un espace pour se faire plaisir à soi. »
À côté de la thématique autobiographique largement majoritaire, on trouve également un certain nombre de blogs qui traite du « microcosme BD ». Dans ce domaine, il convient de retenir l’hilarant Les Mauvaises Humeurs de James et la Tête X signé James@Ottoprod, où l’auteur raille, en vrac : les festivals - d’Angoulême au plus obscur d’entre eux, BoDoï, Fluide Glacial mais aussi les auteurs de L’Association, la mouvance alternative en général ou les blogs BD précisément. D’autres productions, enfin, ont plutôt pour cible les us et coutumes de la blogosphère et de la cyberculture. C’est le cas pour nombre de gags publiés par Boulet. Par exemple, lorsqu’il se prend pour un personnage de jeux vidéo, peste sur l’accumulation de spams dans sa boîte-mail ou témoigne de son aversion pour les photos de chatons « cromeugnons » qui pullulent sur les blogs.
La publication en ligne ne générant pas de retombée financière immédiate, elle pourrait apparaître comme un gage de liberté. Rien, a priori, n’oblige l’auteur à sacrifier aux modes, à recourir à des formules éprouvées susceptibles d’appâter un lecteur réactif aux effets de mode. Or, la « blogosphère BD » est le lieu par excellence du ressassement des poncifs, un révélateur des esthétiques les plus en vogue. On n’y compte plus aujourd’hui les suiveurs plus ou moins inspirés de Trondheim, Sfar, Blutch, Blain ou Dupuy et Berbérian et on y cherche en vain les émules de Killoffer, Fabio, Vanoll, Boilet, Neaud ou Aristophane. Pour la majorité des blogueurs, la génération « indépendante » semble se limiter à ses auteurs les plus vendeurs ou, à tous le moins, les plus médiatisés. Certes, on peut y découvrir des dessinateurs qui possèdent une maîtrise graphique évidente ou qui témoignent d’un grand sens de la narration mais les véritables personnalités sont rares. A cela, on pourrait rétorquer que le style, ici, importe peu, qu’à leurs tout débuts Franquin, Morris ou Peyo cherchaient d’abord à imiter leurs modèles américains, ou que l’adoption d’une esthétique très codée n’empêche pas certains dessinateurs japonais de réaliser des récits palpitants. Dans un blog, il s’agit d’abord, après tout, d’être rapide et efficace, de maîtriser une écriture graphique au service du propos.

en marge des albums

La blogosphère compte, par ailleurs, un certain nombre de dessinateurs confirmés, actifs depuis de nombreuses années et qui ont déjà publié un nombre appréciable d’ouvrages : Manu Larcenet, Denis Bodart, Fabrice Tarrin ou l’Italien Gipi [6]. Il s’agit moins ici de présenter d’authentiques créations -qui, elles, paraîtront sur papier - que d’en montrer les « à côtés » : dessins isolés, esquisses préparatoires, humeurs diverses sur le travail ou sur la profession, annonce de la parution prochaine d’un album, informations quant à l’état d’avancement de tel ou tel projet, photographies de l’atelier, essais en tous genres... Ici, le blog devient une manière d’entrer dans les « cuisines » du créateur, une valeur ajoutée par rapport à la création imprimée. De son côté, Boulet déclare : « Les dessins que je fais pour le blog, je les faisais avant de l’ouvrir. Ils sont là pour entretenir mon dessin, pour m’amuser, trouver des idées et conserver ma motivation intacte. Mon activité professionnelle ne serait pas ce qu’elle est sans ça. C’est sa nourriture. [7] » Réflexion piquante, sachant la qualité de la plupart de ses albums atteint rarement celle de son blog.
En raison de son faible coût, le blog BD apparaît aussi désormais comme une alternative au fanzine. Il peut également servir de support de prépublication tout en bénéficiant du retour direct de ses premiers lecteurs. Sur le site personnel de Lewis Trondheim, on trouve un blog intitulé Les Petits Riens qui, comme son titre l’indique, est une succession d’événements dérisoires, tels que son auteur sait si bien les dépeindre. Cependant, seules les trois ou quatre dernières pages demeurent lisibles. Celles qui les ont précédées sont de plus en plus floues jusqu’à s’évaporer dans un brouillard informatique. Chaque nouvelle livraison fait progressivement disparaître les précédentes. Une fois l’ensemble des planches publiées, il reste au lecteur à acquérir l’ouvrage pour retrouver l’intégralité des épisodes [8]. Quand bien même il serait ridicule de condamner quiconque pré-publie ses réalisations sur l’internet, force est de reconnaître que ce média n’est souvent employé que comme un pis-aller, un substitut par défaut au sacro-saint album, lequel bénéficie d’un statut assurément plus enviable. Il est symptomatique que le dessin des cycles Zénith et Crépuscule de la désormais mythique série Donjon ait été repris respectivement par Boulet et le couple Kerascoët, deux des blogueurs francophones les plus actifs, lesquels succèdent ainsi à Trondheim et Sfar. Notons au passage que Donjon est aussi à l’origine d’un des blogs les plus originaux. Baptisé Donjon Pirate, celui-ci rassemble des planches apocryphes tirées d’épisodes imaginaires de la série. Ces créations sont anonymes mais l’internaute avisé pourra notamment y reconnaître les pattes de James Ottoprod, Obion [9] ou Martin Vidberg [10].
Au-dessus de chacune de ces livraisons est mentionné le cycle auquel elle appartient et le numéro de l’épisode. Tout ceci s’inscrit en parfaite adéquation avec l’esprit dans lequel a été conçu la série et exige une connaissance approfondie des ramifications complexes qui caractérisent la mythologie créée par Trondheim et Sfar. Ceux-ci n’auraient sans doute pu rêver plus bel hommage venant de leurs benjamins.

pour un nouveau langage

Cela dit, la toile semble souvent s’apparenter à un outil de promotion qui permet de « se faire remarquer ». On devine aisément le parti que peuvent en retirer les éditeurs soucieux de rentabilité immédiate. Les blogs deviennent une réserve de nouveaux talents immédiatement « éditables », lesquels possèdent déjà leur public, donc un certain nombre d’acheteurs potentiels. Comme le souligne Stéphane Beaujean dans la revue Chronic’art, beaucoup de dessinateurs ne semblent produire que « du prêt à imprimer. [11] » Et le critique de déplorer, à juste titre, que les blogs BD sous-utilisent les potentialités propres à ce nouveau support de publication. Il n’est pas rare, d’ailleurs, de retrouver des planches qui présentent les proportions habituelles des bandes dessinées sur papier, quand bien même elles ne sont manifestement pas destinées à être « recyclées » sous forme d’album. La page s’avère pourtant particulièrement inadaptée à la lecture à l’écran.
Or, l’internet permet de redéfinir en profondeur le langage de la bande dessinée. Nous ne sommes plus nécessairement en face d’une page que l’on va d’abord découvrir dans sa globalité avant de scruter chacune des cases. Les barres de défilement verticales ou horizontales notamment permettent par exemple une découverte progressive de la planche - si tant est que le terme « planche » soit toujours pertinent. Ce changement de structure implique nécessairement une modification des contenus. D’autres part, si les blogs BD présentent souvent aussi des photographies, du texte, du son ou des animations flash, la combinaison de ces modes d’expression ouvre également vers des perspectives inédites... Lorsque sont apparus les premiers synthétiseurs et les premières boîtes à rythme, ils étaient utilisés pour imiter les instruments habituels. Or, l’avènement des musiques électronique s’est fait en pervertissant la fonction initiale des machines, en oubliant leur nature de substitut. De la même manière, la bande dessinée sur le net aurait tout à gagner à s’affranchir de la tutelle du support papier.

Cet article est paru dans le numéro 13 de 9e Art en janvier 2007.

[1] http//fr.wikipedia.org/wiki/Blog

[2BoDoï No.87, juillet 2005

[3] ou IRL pour « In Real Live ».

[4] Ces questions ont déjà étés traitées dans un article qui complète celui-ci, auquel nous nous permettons de renvoyer : Erwin Dejasse, « Les Nouveaux Territoires de l’intime », Art Press spécial No.26, Bande d’auteurs, 2005, pp. 26 à 30.

[5] Propos recueillis par Andreas Juno, Dangerous Drawings, New York, Juno Books, 1997, p. 10.

[6] Voir tempsperdu

[7] Erwan Cario,« Boulet, c’est canon », Libération.

[8] Lewis Trondheim, Les Petits Riens, Delcourt, Collection Shampooing, 2006.

[9] Voir grmb.free.fr.

[11] Stéphane Beaujean, « Bad Blog BD », Chronic’art No.29, 2006.