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péplum

Gilles Ciment

année de parution : 1996 | album édité par Cornélius | planche 105 | 34 x 25,5 cm | encre de Chine sur papier

la tentation chorégraphique

Dans la carrière de Blutch, Péplum marque une rupture : après des débuts placés sous le signe d’un humour acide et tendre (Waldo’s Bar, Mademoiselle Sunnymoon, Mitchum), l’auteur éprouve l’envie "de [s]’affranchir de plusieurs années à Fluide Glacial et de [se] débarrasser de tout ce bagage référentiel humoristique et anecdotique pour faire quelque chose de plus simple, plus direct, axé sur le corps, le sentiment et l’action. [1]" Il commence donc à publier dans les pages d’(à suivre) une libre interprétation de Pétrone, en forme de suite aux péripéties vécues par Encolpe dans le Satiricon, récit justement inachevé. En intitulant son ouvrage Péplum, Blutch affirme son appartenance à un genre qu’il soumet pourtant aux torsions que lui avaient imprimées avant lui Fellini ou Pasolini, en choisissant de dépeindre la décadence d’un Empire romain hédoniste et corrompu, baroque et déclinant, débauché et violent.

Ce feuilleton sans cap identifié entreprend de narrer les tribulations d’un jeune esclave usurpant l’identité de Publius Cimber (chevalier romain de haute lignée, de naissance libre et lettré), tombant amoureux d’une femme dont le cadavre est depuis la nuit des temps prisonnier d’un bloc de glace, et rencontrant successivement des pirates, des femmes sans mains, un éphèbe, des comédiens... La planche reproduite ici (deuxième d’une suite de trois planches détenues par le Musée de la bande dessinée) est particulièrement représentative de l’art de Blutch, de la facture de Péplum en particulier, et du tournant marqué par cet opus dans la trajectoire artistique de l’auteur. Le héros, démasqué par le frère de Publius Cimber, a été rasé et dénudé avant un châtiment dont le sauve un naufrage opportun. échoué sur un rivage, il est sauvagement attaqué par une furie dont on ne sait si elle veut le tuer ou le violer. S’emparant du glaive de son assaillante tandis qu’elle le chevauche, il l’éborgne, l’égorge et l’éventre avant d’être acclamé par un public jusque là invisible, qui le célébrera tel un gladiateur victorieux.

A sa huitième page, cette séquence entièrement muette consacrée à un combat mêlant violence sanguinaire et érotisme équivoque atteint un redoutable paroxysme, où Eros rencontre Thanatos en une chorégraphie transcendée par le pinceau expressionniste de Blutch. Dans la dernière case, le héros - dont la vulnérabilité était suggérée par la nudité et par la chevelure dont il a été dépossédé - triomphe finalement à l’aide d’une arme qui semble désormais prolonger organiquement son bras, tandis que son autre main est étreinte par sa victime agonisante. Comme si les deux solistes dénudés de cette danse macabre ne devaient aboutir qu’à un seul corps, se soudant l’un à l’autre et absorbant même l’unique accessoire (proscrit par la scénographie classique), devant un corps de ballet qui lève les bras avec un bel ensemble.

Des déplacements chorégraphiques des corps nus de l’Antiquité à la représentation de la danse elle-même, il n’y avait qu’un pas que Blutch - déjà familier de la musique - franchira bien vite.

[1] Entretien accordé à Philippe Dumez et paru dans Jade n° 15 lors de la sortie de Péplum, en 1998.