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célébrations de la rupture

On ne me fera pas croire que c’est le fruit du hasard si quatre bandes dessinées récentes ont en partage le thème de l’évasion, entendue comme renoncement à sa vie passée, fuite hors du cercle du quotidien.

Dans le prologue d’Asterios Polyp, le roman graphique de David Mazzucchelli (Pantheon Books, 2009, encore inédit en France), le personnage éponyme voit sa maison détruite dans un incendie. Comme s’il n’attendait que cela, il n’en faut pas davantage pour que cet architecte mondain, sûr de lui, brillant, prenne, sans bagages, sans autres biens que la chemise qu’il porte sur le dos et quelques dizaines de dollars, le premier car en partance, et, débarqué au milieu de nulle part, se fasse engager comme mécanicien dans un garage. Il a, d’un coup, tiré un trait sur sa vie passée, ses relations, sa carrière.

L’héroïne de Lulu femme nue, d’Étienne Davodeau (Futuropolis, en deux volumes ; la deuxième partie vient de paraître) est une mère de famille de quarante ans, en recherche d’emploi, qui abandonne mari et enfants, sans explications. La voici en errance, en quête d’elle-même, ouverte à de nouvelles rencontres. Ce récit sensible est un acte de foi dans la capacité de vivre, d’aimer, de réinventer sa vie.

Vacance, de Caty Baur (Delcourt) a un point de départ très semblable. Mais ici, l’héroïne en rupture s’enivre de plaisirs, dépense sans compter, collectionne les amants ; la femme qui se veut libre sombre peu à peu dans une forme de déchéance, perdant le respect d’elle-même. Le titre est à double entente : elle s’est mise en congé de sa vie ordinaire (s’ingéniant à rendre tout retour en arrière impossible), et elle n’a trouvé que de la vacuité.

Dernier paru, Les Collines rouges, de Dodo & Ben Radis (Futuropolis), s’intéresse à Élise, une femme qui, elle aussi, a quitté le domicile conjugal et ses enfants pour se réfugier dans un cabanon à l’écart du monde. « Elle était arrivée à destination. Destination nulle part. Mais c’était le but puisqu’elle n’en avait aucun. » (À signaler : la forme originale de l’album, qui tient tour à tour du roman illustré et de la bande dessinée.)

Dessin de Ben Radis. © Futuropolis

Même si ce dernier livre se révèle être l’histoire d’une enfance volée et tourne peu à peu à l’intrigue policière, les similitudes entre ces quatre œuvres n’en demeurent pas moins frappantes. Que faut-il voir derrière une telle communauté d’inspiration, sinon l’expression d’un sentiment de malaise, d’un désenchantement, voire d’une révolte face à la vie formatée, aliénante, conditionnée par la publicité et les médias, qu’on cherche à nous faire vivre, une vie soumise aux diktats du rendement, de la compétitivité, de la performance, une vie qui nous dépossède de nous-même ? « La vraie vie est ailleurs ». Les personnages des quatre livres évoqués ci-dessus se sont appropriés le mot de Rimbaud. Leurs histoires, et la quasi-simultanéité de leur conception, ont probablement valeur de symptôme.