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les comics de l’étrange

Paul Gravett n’a qu’un défaut, il habite Londres. Le rencontrer est toujours un plaisir, mais les occasions sont rares : un festival par ci, un colloque par là. Heureusement, cet homme charmant, l’un des rares spécialistes à la curiosité vraiment ouverte sur toutes les manifestations du neuvième art, nous donne régulièrement de ses nouvelles sous la forme de beaux livres conçus avec le graphiste Peter Stanbury. L’un d’eux a même fait l’objet d’une édition française : Manga, 60 ans de BD japonaise, aux éditions du Rocher (2005).

Le dernier de ses ouvrages s’intitule The Leather Nun and Other Incredibly Strange Comics (Aurum Press). The Leather Nun (la « nonne de cuir ») était un personnage du dessinateur underground Dave Sheridan. Apparue en 1973, elle était extrêmement sexy et la moindre de ses perversions était de s’envoyer en l’air avec un crucifix. Elle sert ici d’emblème à un guide des comic books les plus bizarres, improbables, marginaux qui aient jamais été conçus. On y trouve pêle-mêle des œuvres licencieuses, des parodies, des BD de propagande, l’histoire de Hansi la petite aryenne qui aimait la swastika (Al Hartley, 1976), le Mr A inspiré à Steve Ditko par la philosophie « objectiviste » d’Ayn Rand (et qui devait à son tour servir de modèle à Rorschach, dans Watchmen), Super Shamou, le premier superhéros inuit (1987) ou encore le Longshot Comics du canadien Shane Simmons (1993), à ce jour la plus longue et la plus fascinante des tentatives de bande dessinée sans dessin.

Chacune de ces œuvres a droit à une double page, avec un texte de présentation illustré d’une vignette et, en vis-à-vis, la reproduction de l’image de couverture.

Couverture d’Alfredo P. Alcala, 1977. L’horreur à la ferme.

Gravett et Stanbury ne se sont pas contentés de fouiller dans la riche histoire des comics américains, ils font droit à des œuvres parues en Angleterre, en Italie, en Australie, au Mexique, en Malaisie ou en Russie (avec Octobriana, la « Barbarella soviétique »). Mais curieusement, la France et le Japon ont été ignorés – bouddha sait pourtant que les mangas superlativement délirants ou dérangeants ne manquent pas !

Et c’est là que le livre, inévitablement, laisse beaucoup de regrets. Un filet lancé dans le seul océan du comic book US pouvait ramener beaucoup plus de poissons intéressants, depuis les œuvres primitives d’un Fletcher Hanks jusqu’à quantité d’autres titres de la mouvance underground. Quant aux bandes dessinées dont le format s’éloigne de celui du comic book, elles sont innombrables à pouvoir postuler au rang de chefs-d’œuvre du bizarre, depuis le Voyage d’un âne dans la planète mars de Gabriel Liquier (1867) jusqu’au Angriest Dog in the world de David Lynch, en passant par (je cite en vrac quelques titres parmi bien d’autres qui me viennent à l’esprit) les Upside-Downs de Verbeck, Émile et le phylactère apprivoisé, de Verli, Une biographie, de Chumi Chumez, John and Betty, d’Eberoni, le Poema a fumetti de Dino Buzzati ou les Six-cent-soixante-seize apparitions de Killoffer.

Je ne doute pas que Gravett connaisse fort bien tout cela et je suppose que seules des contraintes éditoriales ont bridé son ambition. C’est dommage. Pour plaisant qu’il soit, son « livre de curiosités » n’est qu’une ébauche, que l’on pourra utilement compléter par la lecture de l’anthologie conçue par Dan Nadel, Art Out of Time : Unknown Comics Visionaries, 1900-1969 (Abrams), laquelle réunit près de trente cartoonists américains pour la plupart oubliés (Herbert Crowley, Raymond Crawford Ewer, Howard Nostrand, Ogden Whitney, Dick Briefer…), dont plusieurs ne sont pas, eux non plus, sans bizarrerie.