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François Henninger dans la revue Tchouc-Tchouc ou la bande dessinée à l’école buissonnière.

Irène Le Roy Ladurie

[mai 2023]

François Henninger laisse rarement reposer  sa plume et publie dans de nombreux fanzines et revues, dont il est parfois difficile de se procurer les exemplaires. Outre ses livres, il s’adonne souvent à des formes plus transitoires où il détourne parfois la forme du livre, soit qu’il le miniaturise soit qu’il le maximalise. Revenons ici sur ses publications dans la revue Tchouc-Tchouc, dont Lucas Méthé fut la locomotive, réalisant sept livraisons entre 2017 et 2019.

« encore qu’il m’arrive pour mon plaisir de faire le bouffon, de me draper en quelque sorte dans le velours de la déraison la plus distinguée du moment, du moment que parfois la saine raison m’assomme » 

(Robert Walser, « L’araignée verte », Le territoire du crayon. Proses des microgrammes, éditions Zoé, traduction de l’allemand par Marion Graf, 2003, page 201)

Cette revue imprimée au format A4, agrafée et en noir et blanc, fut le lieu où s’est épanoui, par épisodes, le livre alors en gestation de Lucas Méthé Papa Maman Fiston [1] – le numéro #4 de la revue lui est d’ailleurs intégralement dédié [2]. Henninger, lui, y a proposé un travail plus fragmentaire et ondoyant. La revue achevée, d’une diffusion modeste, est aujourd’hui difficile à trouver. Lucas Méthé, au sommaire du #6 (en 2019) s’amuse à évoquer la diversité des inflexions prises par la plume de François Henninger :


« il s’agit cette fois de sa veine abstraite et de sa veine « à la loupe » […] Dans la veine humour, voyez quelques couvertures de périodiques bd imaginaires […]. Dans sa veine enfants on rappelle que Les mystères de Jeannot et Rebecca sont parus début 2019 à L’Atelier du poisson soluble. – Avec toutes ces veines c’est bien le diable si on n’arrive pas à le piquer pour lui faire son vaccin. »

Lucas Méthé

Avec humour, l’éditorialiste énumère des tonalités identifiables et puis des trouvailles singulières comme cette veine « à la loupe ». Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire ? Ce texte est l’occasion de suivre la piste de l’auteur durant ces deux années, piste qui serpente joyeusement entre les formes, les tons et les matières. Loin d’une recherche de cohérence massive ou d’effet de clôture, l’auteur y livre au contraire son amour pour le divers, le détail, le petit, l’impromptu. Le lecteur ou la lectrice y est invité·e à y laisser vagabonder son imagination ou se laisser surprendre au détour d’une planche.

Ces propositions sont aussi caractéristiques des publications à la fois libres et périodiques que recèlent les revues, les fanzines, les comics d’auteur·es. Ces dernières importent car elles sont des espaces où les artistes s’essayent librement à trouver des solutions graphiques, laissent aller une création plus spontanée ou proposer des sujets depuis longtemps enclos dans des carnets. C’était le vœu de Lucas Méthé : « Il s’agissait seulement de laisser la possibilité à des gens que j’estime de montrer ce qu’ils font, “au naturel”, puisque c’est ainsi que je crois qu’on peut donner ce qu’on a à donner […]. [3] »

Celles-ci imposent également un rythme de publication soutenu et régulier (7 numéros en deux ans pour Tchouc-Tchouc !) qui suscite la vitalité des artistes. Elles offrent ainsi une respiration productive à côté des vertigineuses entreprises du livre d’auteur complet et aux contraintes de l’édition. Tchouc-Tchouc, avec son titre enfantin, offrait cet espace de dialogue et de récréation graphique. Ainsi le travail d’Henninger s’offre ici à nous dans son caractère expérimental, joueur, léger et plaisant. Cela correspond tant à la forme de publication qu’à l’empreinte particulière de cet auteur. Essayons donc de tirer les quelques fils qu’il a lancés dans les pages de cette revue.

1/ En couverture : l’écheveau des lignes

À partir des sept couvertures se dessine d’emblée un petit groupe d’auteur·es. Les noms qui s’y inscrivent sont pour la plupart liés par la ville d’Angoulême, notamment la résidence de la Maison des Auteurs, où quasiment tous les artistes présent·es au sommaire ont séjourné.

Se dégagent également quelques lignes créatrices en partage : Lucas Méthé, comme François Henninger, atteste d’un plaisir pour l’improvisation du dessin [4] qui est au point de départ des épisodes de Papa Maman Fiston et donc de la revue. Miroslav Sekulic-Struja mais aussi Jospeh Callioni, présents dans de nombreux numéros, témoignent d’un goût pour la naïveté du récit et une forme de désinvolture qui touche autant à la rêverie enfantine qu’au grotesque le plus cru et à la mélancolie. On en retrouve aussi des traces dans l’humour que déploie Henninger notamment dans « Nonose » ou encore « Job ». Ce caractère se mute en une tonalité ludique au principe de nombreuses bandes de l’auteur, où l’improvisation du crayon cède la place au vagabondage des mots, qui se « tricot[ent] » et s’enchaînent par proximité sonore comme dans « Tricot » par exemple.

Tricot, Tchouc-Tchouc #2, François Henninger © 2018

Le caractère espiègle des auteur·es présent·es à ce sommaire répond à l’horizon de Tchouc-Tchouc qui emmène son lectorat musarder hors des stricts sentiers de la bande dessinée. « poésie, bande dessinée, dessin », « dessin et bande dessinée », « bande dessinée, notes, dessins », ou encore « revue de dessin, de mots et de bande dessinée » sont les sous-titres des numéros. Ils signalent l’aisance et la simplicité avec lesquelles les auteur·es se plaisent dans toutes les formes possibles pour proposer strip, planches, récits en épisodes, récits complets de bande dessinée, récits de mots ou illustrés, pages de dessin, extraits de journaux, de carnets…

On y perçoit également une attention, assez largement partagée par la bande dessinée alternative, apportée aux surfaces et aux textures. Sans aucun systématisme, on trouve en couverture, comme dans les pages intérieures, un goût pour la hachure, soit aérée, parfois jusqu’au pointillisme (chez Méthé par exemple), soit densément serrée et croisée (chez Pierre Marty, Marteen de Man), mais aussi des propositions graphiques parées de minutieux dégradés au crayon graphite (comme celles de Joseph Callioni), ou d’épaisses couches de gouache et d’acrylique (Sekulic-Struja). Le lavis et l’encre en liberté laissent voir le tracé du pinceau et quelques coulures (François Fléché). Ce goût pour la matière, les textures et les contrastes, Henninger l’investit mais dans ces pages, il se distingue. Dans l’écheveau de lignes qui compose ses dessins, on trouve moins l’obsession de la hachure que de la rature. Il s’émancipe ainsi de toute trace du dessin classique. Les volumes sont moins suggérés par le croisement des lignes que par un trait d’abord effilé puis noué et brodé, comme dans la couverture du #2, d’une discrétion spectaculaire. Telle une tapisserie patiemment tissée, les formes des lettres ne se dégagent que dans un second moment, le temps que l’œil s’habitue. Cette ligne filée peut construire des édifices comme dans « Parade » (#2) ou déliter toute forme comme dans « Pont suspendu » (#5). Le dessin de figures s’en trouve alors toujours menacé de l’intérieur, par l’embrouillamini des traits. Ce risque, l’auteur l’expose très directement dans « Histoire engloutie » où le trait absorbe l’histoire.

Couverture, Tchouc-Tchouc #2, François Henninger © 2018

À l’entrelacement des lignes, répond, comme par un écho, le travail de la langue. Dans l’écriture, les mots s’enchaînent selon une logique qui échappe à la clarté du message au profit de l’éclosion des sons et des images, que l’intérieur des pages des numéros de Tchouc-Tchouc nous appelle à lire.

Parade, Tchouc-Tchouc #2 François Henninger © 2018

2/ Formes miniatures

Lorsqu’on ouvre le premier numéro et le dernier numéro de Tchouc-Tchouc on tombe immédiatement sur un strip de Henninger : « fleurs » (#1) et on finit sur « je prends mon paraplit » (#7). Cela témoigne de son attrait pour cette modeste forme avant même la publication de Bandelettes (Adverse, 2022) dont la production des strips a commencé en 2019 avec le premier numéro d’À partir de. Le strip « je prends mon paraplit » pré-publié dans Tchouc-Tchouc avait d’ailleurs été créé pour À partir de. Cette forme d’abord liée à la presse et traditionnellement associée à une régularité de publication, s’expose ici hors de ces contraintes, mais semble répondre à un goût pour les marges et les petites formes. D’allure bien différente, les deux strips reposent tous deux sur le mécanisme de l’à-peu-près : dans le premier la chute comique, burlesque et effective du gag ne « marche » pas. À contrepied de sa mécanique tendue, on s’amuse à observer la lente déstructuration graphique du personnage dès la deuxième case [5]. Comme un ressort rouillé à force d’être utilisé, le comique ici est distant et se voile d’un sourire. Dans le second, le moteur de l’humour est le texte qui prend de plus en plus de place dans les cases, écrasant les images. Il s’entraîne de lui-même et progresse par approximations lexicologiques « paraplit » devient « paraseul », « parachutttt ». Cette suite gourmande de mots mâchés et remâchés éclate à la fin dans une orgie avec une « passepartouze » « paranographique » et une « sexcursion ».

Paraplit, Tchouc-Tchouc #7, François Henninger © 2019

Ces facéties en forme de strip nous affirment le goût de l’auteur pour le caractère burlesque qui puise au comique corporel et qui se prolonge dans la planche « Job » (#3). Dessinée à une échelle plus réduite que le reste des pages, elle se fait modeste tant dans ses dimensions que dans son style graphique « croqué ». Complètement muette, elle met en scène un cow boy, mercenaire à gros nez, prêt à tout pour une petite pièce. Il transforme son visage et sa bouche en un siège de WC à l’usage des passants, avant d’être remercié par un coup de pied au derrière.

Job, Tchouc-Tchouc #3, François Henninger © 2018

Ce goût pour la déformation des corps, éclose de la liberté-même de ce trait comme issu des cahiers d’écolier, se retrouve dans « Nonose » (#1). Il s’agit d’une planche et demie de variations sur des aventures nasales. Sous des formes protubérantes et grotesques, en croquis épars assortis de nombreuses krollebitches, des nez se présentent dans des micro-récits sans parole : duels de nez, nez en mouvement, nez en décollage, et nez qui s’entre-pénètrent, ou encore nez naissant de narines. On peut y voir un souvenir des profils proliférants de Töpffer dans son Essai de physiognomonie [6] hybridés au style « gros nez » de la bande dessinée franco-belge. Aucune raison, si ce n’est la divagation graphique autour d’une figure, ne préside à cette double planche réjouissante où fourmillent, précaires et sans propos, des pieds de nez plaisants et minuscules.

Nonose, Tchouc-Tchouc #1, François Henninger © 2017

Comique et miniaturisation sont à l’origine de deux mini-récits – souvenir de ceux publiés dans Le Journal de Spirou – qu’il offre à la revue. Pour obtenir un in-16 au format 93x68mm, il faut découper les pages, les plier et les agrafer selon un ordre bien précis soigneusement inscrit par l’auteur le long des lignes de pli. Ces pages opèrent – en réduction – une synthèse entre le plaisir du « fait main » du fanzinat et le souvenir du livre-gadget pour enfants, comme les mini-récits, ou les livres-jouet, abécédaires et autres accessoires de divertissement de la culture de masse adapté aux conditions de perception des enfants [7]. On y trouve pour le premier (#1) « Tique » cet entre-deux, entre le visage d’une bande dessinée immédiatement identifiable et une forme narrative déroutante. Rire et mélancolie se confrontent dans un récit d’amour palinodique, un mélange de tons contradictoires cher à l’auteur.

Tique, Tchouc-Tchouc #1, François Henninger © 2017

Le récit est guidé par une contrainte narrative : le retardement indéfini de l’action par un personnage dont l’unique plaisir est d’attendre. Thuriféraire de la perte de temps, accroc dans l’accélération de notre modernité, son désir et ses actes s’annulent, puisqu’il préfère attendre qu’ils adviennent, à l’infini. Par exemple, il n’arrive pas à retenir, tout en lui disant de partir, son amante. À l’inverse, elle incarne, elle, l’efficacité de l’action et la productivité. Le graphisme curieusement stable et contrôlé, se pare d’une ligne claire inhabituelle dans l’œuvre de l’auteur. Elle donne aux personnage une évidence un peu ahurie. Voués à la déraison par leur excès de cohérence, les personnages sont condamnés à la perte. Toute entreprise semble contredite puis délayée par le désir du protagoniste de retarder ad libitum la réalisation. En fin de compte c’est l’histoire d’un récit qui n’aura jamais lieu, le protagoniste étant prisonnier de sa névrose temporelle. La contrainte narrative, l’attente contredit même le projet de récit, qui se fait donc à perte.

Confection du mini-récit, source : blog de la revue Tchouc-Tchouc

À l’inverse, dans le #6 l’autre mini-récit « psst psst ou troubles dans un tuba », également à couper et relier, la cohérence de la règle ludique du récit a disparu au profit de la rature et de l’illisibilité qui envahit les pages. Ce mini-livre semble devoir être lu « à la loupe », comme le suggérait Lucas Méthé avant de le ranger dans une « mini-bibliothèque » suggérée par l’auteur. La règle narrative a cédé le pas à l’autoengendrement libre des formes, formes qui, de case en case, deviennent vaguement figuratives – des toutes petites figures esquissées – très rapidement niées par une rature qui se pose sur le mot « fin ».

psst psst ou troubles dans un tuba, Tchouc-Tchouc #6, François Henninger © 2019
Planches à lire de haut en bas et de gauche à droite.

La porte ouverte sur un salon qui orne la couverture du mini-livre donne moins accès aux personnages et à une histoire qui se déroulerait dans une mini-maison qu’aux fissures et lézardes des murs. La logique purement graphique du récit, faite d’improvisations de la main comme de corrections, alimente des événements graphologiques gonflés d’imprévus, de crises, de bifurcations, de rebondissements avant de se clore sur la négation de l’histoire elle-même. Henninger invite la rature et le brouillon des marges de cahiers au cœur de la page, sous la forme de miniatures, petites choses fragiles, précieuses et précaires mais chargées de l’insolence de l’élève provocateur.

Le mini-récit confectionné, source : blog de la revue Tchouc-Tchouc

3/ Engendrer par la dérive : improvisation et déraison

Ce second mini-récit atteste des libertés que prend l’auteur au fil des livraisons de Tchouc-Tchouc. La micrographie y prend le pouvoir – rappelons que l’auteur travaille souvent au format A5 [8]. « psst psst… » apparaît rétrospectivement comme la reprise du premier mini-récit passé au tamis de la liberté folle du crayon, au nom d’un autre plaisir, celui de la dérive graphique.

Celle-ci paraît être le moteur, à d’autres niveaux, des autres récits de l’auteur tels que l’indéfinissable « Popotintamarresurtoboggandeboxe » mi-récit illustré, mi-poème graphique, publié dans le #1. Ce parcours urbain le long d’une voie rapide imaginaire et cartoonesque, dévoile d’immenses embouteillages de voitures. Le dessin fourmille de détails humoristiques nichés dans les posters de cinéma, les publicités et les annonces. Tout affiche une séduction consommatrice suggestive, faite de voitures, de sexe ou même de culture. Les « collants elasto-dentelles » et les « culottes phosphorescentes » voisinent des « crèmes caresse » pour avoir une peau gonflée et brillante. L’observation par la langue et le dessin se fait satire d’une modernité hyper-consommatrice.

L’exploration de cette rue saturée d’accidents s’écrit dans une langue qui aurait été prise dans un carambolage. Dès le titre, les mots dévient de leur trajectoire, et comme un programme oulipien, annoncent un « calembourrage » généralisé : le texte se compose quasiment uniquement de mots-valises. Dans le flot de ce vocabulaire joueur engendré par des accouplements, les passant·es – de « la dulcinéma » au « fournisseurfeurs » – voient une routine se précipiter dans le fracas des voitures, des affaires dévorantes et érotiques. La langue comme le paysage fait éclater les logiques libidinales et consommatrices de l’espace qui s’expose au flâneur. À la fin, la journée comme épuisée par ces enchevêtrements, se meurt dans la naissance d’un nouveau monstre, la journée du lendemain : « Lundiscipliné haïkoule dans le cimethier, lentemenseveli par mardifus. » L’arpentage de la ville, dans une entreprise qui rappelle celle des situationnistes (Guy Debord, « Théorie de la dérive », Les Lèvres nues n° 9, décembre 1956) [9] se fait moins promenade que dérive ludique des mots et des images en en trahissant le flux lubrique et marchand, pour en proposer une autre géographie : « Un jour, on construira des villes pour dériver » (Ibid.).

C’est précisément ce à quoi s’applique l’histoire « Tiroir magique » (#5), toujours sur le mode de la déviation et du détour. Ce n’est plus une déambulation mais une fugue, celle du narrateur. Après n’avoir pas fait son exposé et avoir subi un « cours de bisous » de la part de ses tantes, il prend un « train fantôme ». Sa fuite s’orchestre sur le mode de l’association onirique : des trains passent et l’emportent avant d’être « détournés » de force vers une fête foraine par un magnétiseur contestataire. Les lieux communs de l’enfance – et a fortiori de l’enfance canonique de l’« auteur de bd » – se trouvent détournés et inversés. Le détournement apparaît comme la clé de ce voyage qui fait remonter les souvenirs d’une jeunesse méconnaissable : né trop tard pour son âge, le narrateur surnommé Papi, est un marginal à l’école, il n’aime pas les bandes dessinées « comme tout le monde » et est seul à préférer le football… Seul guide dans cette échappée, l’intuition du narrateur, qu’il suit, mais qui le devance également. L’histoire de cette évasion et de cette vie en désordre, primesautière et contradictoire, est à l’image ce « tiroir magique » qui ouvre le récit. C’est une recette du narrateur pour « ranger ses affaires » : « mettez tout le bazar dans un tiroir, fermez, secouez, ouvrez, hop c’est rangé. »

Tiroir magique, Tchouc-Tchouc #5, François Henninger © 2018

À l’image des « microgrammes » de Robert Walser, ces récits témoignent d’un privilège laissé à l’intuition de la plume et du crayon, entre écriture, dessin, esquisse, association et rature. S’y dessine une liberté qui s’oppose au définitif où prime la spontanéité du caprice et du geste. Le temps, l’espace et la langue s’en trouvent dévisagés. Le « territoire du crayon » ne connaît alors pas de frontière : dessin, illustration, bande dessinée, prose poétique, poésie graphique, prose narrative, prose illustrée.

4/ Arpenter des villes et construire des façades

Ces espaces parcourus par des narrateurs en roue libre nous mettent sur la voie de ce qui peut apparaître comme une constante dans le travail de l’auteur. Ainsi débarrassé d’une exigence narrative structurante, il ne reste plus à son crayon qu’à explorer les espaces, les dépeindre ou en produire de nouveaux.

Un personnage provocateur et harceleur de rue nous entraîne dans sa flânerie urbaine dans « Bande passante » (#2). Le décor semble défiler à très grande vitesse autour de personnages en marche, jusqu’à ce que la ville cède le pas à la nature. La planche est publiée au format paysage, son horizontalité accentue la forme d’errance sans but, faite d’aller et de retour, des répétitions, de ce personnage passablement agaçant [10]. Les cases se répètent d’une ligne sur l’autre favorisant un dérèglement du temps, entre accélération et suspension. La modalité de conception de l’espace chez l’auteur, souvent corrélée à l’idée d’un parcours, nous entraîne à repenser le rapport de la lecture à la temporalité.

De même, le lecteur ou la lectrice est invité·e à s’arrêter sur tous les instantanés observés « rue de la connerie » (#2) pour se délecter des truculentes trouvailles du dessinateur comme une « canne à pets » ou un « promeneur cerveau ». On peut parcourir du regard la planche de pleine page qui déploie l’extérieur d’un palais, à ses pieds, une « Parade » (#2). Cette planche fait directement écho à En attendant t’avenue créée et publiée dans les mêmes années sous la forme d’une très longue fresque fourmillant de dessins et de façades finalement publiée en un livre en 2017.

Bande passante, Tchouc-Tchouc #2, François Henninger © 2018

Les « Pavillons noirs » et le « Village classé » dressent aussi des bâtiments mais sur un mode mineur et qui touchent presque à l’effacement dans « Village classé ». Les « pavillons noirs » sont autant de petites « maisons » isolées les unes des autres dont les façades se composent comme des mandalas ou des arabesques luxuriantes – le motif, comme une plante, s’auto-engendre par multiplication gémellaire et donne à voir une figure. Ces pavillons invitent alors le lecteur ou la lectrice à venir habiter dans le dessin, non comme petite cabane, mais à venir se couler dans ces cellules graphiques qui forment comme une broderie de lignes. La liste des maisons est, elle, rythmée par l’humour des noms, dont la litanie construit une trame presque narrative faite d’affects : « maison des houlala », « maison des hésitations », « maison des chuts », « maison des pfffs », et pour la dernière « maison des [m barré]saisons ». De cette biffure l’auteur laisse sa marque, son hésitation à conclure, et son plaisir à finir cette page sur une ambiguïté langagière qui dit d’un même mot la fin et la relance d’un cycle. Avec le « Village classé (ou englouti) », on retrouve cette ligne en écheveau propre à l’auteur. Elle s’y dévoile dans sa capacité à évoquer une forme, sans faire figure, sans formuler de mot, tout en l’effaçant par le même mouvement de saturation. On peut y apercevoir des façades architecturales, jamais complètement reconnaissables, gothiques – travaillées par des courbes – ou classiques hiératiquement organisées par la symétrie ; on peut imaginer autant de commentaires du Guide Vert reproduits en tout petits caractères et vus de loin par un·e myope ou regardés de trop près.

Village classé, Tchouc-Tchouc #2, François Henninger © 2018

Cette observation des espaces qui se forment puis se délitent dans le #5 avec le « pont suspendu » débouche progressivement sur une myopie généralisée dans une page « sans titre » : des passant·es que l’auteur croquait dans le #2 deviennent des pattes de mouches indistinctes entre la lettre et le personnage : des files indiennes d’anonymes défilant sur l’espace vierge de la page. Figures, forme, motif, typographie, écriture, les frontières s’abolissent dans un unique dessin.

5/ Interroger la vision et la lecture

Entre temps, cette exploration de l’espace dans les différentes livraisons de Tchouc-Tchouc, a pris une forme des plus complexes dans « En un coin d’œil » (#3). Dans une veine moins légère, mais toujours absurde et drôlatique, ce récit stationnaire raconte une soirée mondaine. Un narrateur-observateur invité chez une Comtesse, se cache dans un « coin » derrière un paravent troué à partir duquel il peut observer la « party », en marge. Les cases prennent de temps en temps cette forme de lunettes et nous invitent à épouser son regard pour un récit qui se fait exploration de l’idée-même de vision. Le dispositif rappelle la dernière œuvre de Marcel Duchamp, une « approximation démontable » qui s’intitule Étant donnés. Le public est invité à regarder un énigmatique corps de femme sans tête depuis deux petits œilletons ménagés dans une porte. L’œuvre rappelle les attractions audiovisuelles du XIXe siècle où l’on pouvait observer des spectacles plaisants et parfois excitants.

Ainsi, dans « En un coin d’oeil » le narrateur jouit en observateur distant de la saynète, mais aussi en lecteur, car il observe le ballet de la comtesse tout en feuilletant du bout des doigts son illustré Écureuilla reine de la forêt (peut-être une référence à Vampirella ou à Jacula, reine des vampires, toutes deux objets de fantasmes fétichistes, et plus encore à la loufoque Fantomah de Fletcher Hanks [11], ici sauvagement hybridées au personnel sylvestre de la bd enfantine). Il ne lit pas avec ses yeux mais en caressant les images de ses longs doigts raffinés. Un troisième larron, le baron est lui-même caché sous un escalier à regarder la Comtesse descendre les escaliers. Comme un apologue sur le fétichisme visuel, l’issue du récit voit un œil impitoyablement écrasé dans une chute spectaculaire de la Comtesse devant le narrateur et sur l’œil du baron. Comme dans les films d’horreur et les gialli, le voyeur qui regarde par un trou dérobé encourt un grand danger. Regarder ne permet pas de voir ni comprendre ce qui se trame à la surface du visible, et ainsi, lire et comprendre, ça n’est pas nécessairement voir.

Ce récit, plus développé que les autres, renvoie à une caractéristique du travail de François Henninger dans des récits plus longs. On y observe une tendance à la surenchère de péripéties, au sein d’un dispositif narratif complexe où l’intrigue s’emballe tout en ménageant des décalages et des ruptures inattendues. Entre tonalité grandiloquente, dimension abstraite et fantaisie saugrenue, le mélange de tons, qui parcourt une bonne partie de ses contributions dans Tchouc-Tchouc se trouve ici poussé à une forme d’extrémité. Pour refermer ce texte, on peut poser les yeux sur le quatrième de couverture du #6 où Henninger se laisse aller à la parodie de couvertures de « pulpe » sanguinolents où l’exagération se trouve soulignée par le dessin jeté et comme gribouillé d’un enfant : les pistolets de western déformés par le mouvement du cow boy qui dégaine, deviennent mous comme le sont les onomatopées lourdes et maladroites, héritage cartoonesque que l’auteur aime à parodier.

En un coin d’oeil, Tchouc-Tchouc #3, François Henninger © 2018

L’espace de cette revue semblait donc propice à l’expérimentation libre d’une esthétique légère. Toutefois, les productions d’Henninger n’y sont pas exemptes de gravité et d’abstraction, s’apparentant à de véritables exercices de lecture et de vision. Mais si ses propositions pour Tchouc-Tchouc sont très diverses, elles n’excluent pas une forme de cohérence souterraine. Il s’agit moins de thèmes que de dispositions communes : l’invitation à la déambulation du regard dans des géographies graphiques inédites, des dispositifs de surprise, de la dérision, entre pop culture et érudition discrète et un art de la dispersion.

Plus que l’espace encore, c’est la temporalité de cette revue qui, par livraisons régulières et resserrées, encourageait les auteur·es à livrer des formes brèves (nouvelles, chapitres, strips) et se plier à la tension de la saisonnalité de la création. Elle favorise une énergie dans ces pages pleines d’emportement et de spontanéité. La forme courte, fragile, où peut éclore des fragments chargés de drames, tout comme des récits complexes en réduction, propose au lectorat une autre expérience de lecture que les récits-fleuves : éclats d’un monde, esprit ludique, récurrences et variations. Forme ancienne de la bande dessinée, la brièveté mériterait, paradoxalement, qu’on s’y attarde, tant d’un point de vue créatif que d’un point de vue théorique [12].

Auraient-elles intérêt, ces contributions concises à se retrouver compilées dans un recueil complet ? Certaines créations ont pu être publiées ailleurs et compilées à d’autres comme un strip dans Bandelettes. Histoire engloutie a trouvé dans un grand format (49x35 cm) imprimé en sérigraphie une tout autre expression plus magistrale et immersive (La Fringale, 2017). Un livre rassemblant ces travaux gagnerait à être édité mais il pourrait trahir le caractère vagabond de cette production également matériellement très spécifique – pensons aux mini-livres. Toutefois, il serait dommage de laisser ces pages indisponibles, car collectées, elles dévoilent aussi un travail tant à l’intérieur de la forme bande dessinée, que vers ses en-dehors par l’exploration de ses limites tant matérielles qu’esthétiques. Collections d’illustrations, essais de plume, histoires courtes, ces pages constituent à la fois un réservoir créatif pour l’auteur mais aussi une entrée moins intimidante pour un lecteur qui souhaiterait s’essayer à une production de bande dessinée hors-norme et alternative.

Sommaire des contributions de François Henninger dans Tchouc-Tchouc

#1 – janvier 2017

  • Fleurs, strip, p. 3
  • Nonose, récit complet, p. 22
  • Mini-Récit : Tique, récit complet, p. 29
  • Popotintamarresurtoboggantsdeboxe, récit complet, p. 42

#2 – janvier 2018

  • Couverture
  • Rue de la connerie, illustration, p. 36
  • Bande Passante, récit complet, p. 37
  • Histoire engloutie, récit complet, p. 38
  • Pavillons Noirs, illustration, p. 40
  • Village classé, récit complet, p. 42
  • Tricot, récit complet, p. 44
  • Parade, poster central

#3 – avril 2018

  • En un coin d’oeil, récit complet, p. 47
  • Job, gag, p. 53

#5 – novembre 2018

  • Tiroir magique, récit complet, p. 29
  • Illustration, p. 36
  • Pont suspendu, illustration, p. 54

#6 – mai 2019

  • Mini-récit : Psst Psst
  • Gag
  • Quatrième de couverture « pulpe »

#7 – octobre 2019

  • Chicago-Paris Express, récit à Suivre - début, avec Thomas Gosselin
  • je prends mon paraplit, strip

[1] publié en 2019 chez Actes Sud

[2] Pour consulter le blog de la revue : http://tchouctchouc.blogspot.com/

[3] Entretien de Lucas Méthé par Voitachewski, du9.org [en ligne], décembre 2019, URL : https://www.du9.org/entretien/lucas-methe/

[4] Entretien avec Lucas Méthé, par Sonia Déchamps pour le FIBD, site du Festival d’Angoulême [en ligne], janvier 2020, URL : https://www.bdangouleme.com/videos/169

[5] voir l’article Gag d’Henri Garric dans le dictionnaire thématique et esthétique

[6] voir en particulier cette page sur Gallica. Rodolphe Töpffer, Essai de physiognomonie, Autographié chez Schmidt à Genève, 1845, page 11.

[7] Le toy book anglais est un format inventé et popularisé dès le XVIIIe siècle, on y trouve des récits illustrés, des guides pédagogiques et parfois assortis de petits jouets.

[8] Entretien de François Henninger avec Lucas Méthé, site Du9.org [en ligne], novembre 2019, URL : https://www.du9.org/entretien/francois-henninger/

[10] Initialement composée pour un format portrait, la mise en page dans ce numéro accentue le phénomène de mise en scène de cette planche initialement composée eu deux planches.

[11] Référence glissée par l’auteur lors d’un entretien.

[12] Emmanuelle Rougé a soutenu une thèse en avril 2023 sur l’esthétique du comic strip dans les productions américaines et argentines qui permettrait déjà de s’y pencher. Emmanuelle Rougé, La reprise des grande et petite cultures dans le comic strip : les exemples de Peanuts, Mafalda, et Calvin et Hobbes, thèse de doctorat soutenue à l’Université de Dijon sous la direction de Henri Garric, avril 2023