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ROCK + AMOUR = NINE ANTICO. De Rock This Way à Autel California, réflexions sur des liens qui libèrent

François Poudevigne

[avril 2023]

Au commencement du travail de Nine Antico il y a Rock This Way, la plupart des biographies vous le diront. Elle publie cinq numéros de ce fanzine électrique entre 2004 et 2007, où se mêlent dessins bruts de musique live et séquences autobiographiques. Dix ans plus tard, elle est une autrice reconnue, en témoigne sa présence dans les sélections officielles d’Angoulême en 2009 (Le Goût du paradis) et 2011 (Coney Island Baby, Girls Don’t Cry) ; elle publie en 2014 puis 2016 les deux volumes d’Autel California (L’Association), qui retracent l’épopée du rock au cours de la décennie 60, vue par la groupie Pamela Des Barres. Entre ces deux moments, l’œuvre a changé de statut et d’univers de référence : il s’agira ici d’interroger cette évolution en tirant le fil rouge du rock, afin de souligner la porosité des pratiques amatrices et professionnelles qui s’articulent autour de cette thématique, et d’explorer les enjeux de sa représentation sur les plans éditoriaux, graphiques et politiques.

Du fanzine à l’album : récit d’une transition éditoriale

Au début des années 2000, ce n’est pas sur les bancs de l’école mais dans les salles de concert que Nine Antico pratique le dessin [1]. Elle fréquente assidûment la scène indie-folk parisienne, et sature ses Moleskine d’instantanés graphiques : de cette matière profuse, elle extraie les illustrations qui servent de base aux premiers numéros d’un fanzine qui s’appelle Rock This Way. Le rock devient ainsi à la fois le prétexte et la matière des premières publications, qui s’épanouissent en marge de l’institution éditoriale : c’est par lui que Nine Antico devient autrice-illustratrice. Elle exploite pleinement les vertus émancipatrices du Do It Yourself propre au fanzinat, d’un point de vue à la fois concret et symbolique : concret, car elle produit, reproduit et distribue elle-même son fanzine, hors de toute tutelle éditoriale [2] ; symbolique, car en court-circuitant ainsi l’institution, elle fonde sa légitimité sur sa seule pratique « d’autodidacte passionnée » (Crucifix/Moura, 2016) – ce dont elle s’est toujours revendiquée.

Rock This Way #1, 2004 © Nine Antico

Toutefois, si le rock et la fréquentation des concerts occupent une place décisive dans les premières étapes de ce devenir-autrice, il tend à se marginaliser à mesure que le fanzinat devient un « laboratoire de professionnalisation » (Gai, 2019). On observe en effet un parallèle entre le soin grandissant apporté à la confection de l’objet et des contenus (dessins, lettrage), et la minoration progressive de la place accordée aux portraits d’artistes sur scènes. Ainsi, s’ils occupaient les deux tiers du premier numéro (pour vingt groupes représentés), cette proportion chute à 20 % des numéros 4 et 5 (pour seulement six groupes représentés). Le rock s’efface comme la stratégie éditoriale de l’autrice change, qui privilégie désormais les scènes autobiographiques en bande dessinée, toujours plus nombreuses et circonstanciées. Cette mue s’effectue donc dans un premier temps au détriment du rock et de la pratique du dessin de concert.

Rock This Way #4, s.d. © Nine Antico

Les premiers albums publiés à compte d’éditeur confirment cette tendance : Le Goût du paradis (Ego comme X, 2008) s’inscrit en droite ligne du travail autobiographique amorcé dans Rock This Way, et il n’y est plus question de rock. Pourtant, l’autrice y revient avec le diptyque Autel California : si l’angle change, passant du dessin live à l’enquête rétrospective, des passerelles s’établissent entre ces deux opus et le fanzinat des débuts. On peut citer l’exemple du groupe Love, que l’on retrouve dans le premier volume d’Autel California, et qui donnait son nom au tout premier fanzine de l’autrice, publié en mars 2005. Au-delà de cette approche thématique, c’est l’esprit du rock – et du fanzine – (Belin, 2020) qui semble faire retour dans certaines publications ultérieures : on peut notamment penser au dessin très jeté de Maléfiques (L’Association, 2019), à sa tonalité transgressive et revendicative, à ses couleurs acides – autant de caractéristiques qui, si elles ne suffisent pas à revenir au fanzine à proprement parler, dynamitent les codes de la bande dessinée telle qu’elle était pratiquée par l’autrice au cours de la décennie précédente, et entrent en résonance avec la liberté de ton et la spontanéité des origines.

Love, Disco Babel, « Rock + Amour = Carte du Tendre », 2005 © Nine

Entre contrôle et lâcher-prise, dessiner le rock en train de se faire

Cette dynamique de professionnalisation et la porosité des pratiques se retrouve également sur un plan graphique. Dessiner le rock et la musique live relève d’un double paradoxe : il s’agit, d’une part, de donner à voir ce qui s’écoute ; d’autre part, de restituer à l’aide d’images fixes l’énergie d’un mouvement. Dans ses fanzines comme dans ses albums, Nine Antico aborde ce problème de la même manière, traquant ce qu’il conviendrait d’appeler le geste juste – où l’idée de justesse renvoie non à la figuration du geste lui-même, mais à tout ce qu’il convoque au-delà de lui-même, la capacité qu’il a de faire image, suscitant tout un hors-champ, spatial et temporel. Elle s’appuie pour cela sur des fragments de corps qui composent une sorte de « gestuaire rock », basé sur l’outrance et la désarticulation [3]. Elle vise en ce sens beaucoup plus la synthèse que l’exhaustivité graphique, suivant un régime d’images que l’on pourrait qualifier de métonymique.

Rock This Way #5, s.d. © Nine Antico

Toutefois, ce principe ne s’accomplit pas de la même manière suivant le contexte de publication. Les premiers fanzines consacrent le primat de l’haptique sur l’optique : les images existent dans toute leur matérialité brouillonne, se déploient sur des pages entières ; dans la cohue de la fosse, la bousculade fait trembler le trait, le dessin témoigne des conditions de sa réalisation. Nine Antico dessine au Posca, prolonge au doigt bavures et coulures, pour un dessin qu’elle veut « vivant, pas figé » (Dehove, 2017).

Rock This Way #4, s.d. © Nine Antico

Le rock induit d’abord une énergie graphique brute dont l’autrice ne se départira jamais complètement, continuant de revendiquer une approche artisanale du dessin, qui porte en lui l’empreinte et la sensualité de la main qui le forme (Artpress, 2021). Toutefois, et à l’instar des stratégies éditoriales précédemment évoquées, on observe une forme de domestication progressive du dessin au fil des numéros : le trait est plus fin, les formes et figures plus lisibles ; les images sont moins saturées, les masses de noir en arrière-plan, les hachures se raréfient ; l’autrice enlève de la matière pour parvenir à davantage de clarté et d’épure. Le dessin s’éloigne à chaque numéro de la « ligne crade » (Crucifix/Moura, 2016) qui l’ancrait dans le fanzinat.

Rock This Way #5, s.d. © Nine Antico

Autel California confirme cette bascule du dessin dans un régime de lisibilité propre à la bande dessinée. La différence majeure ne repose pas tant sur le trait lui-même que sur sa mise en espace : le cadre des cases fixe une limite tangible aux scènes de concert ; le corps des musicien·nes, s’il se déployait en pleine page, est désormais fragmenté – jambes d’Elvis, bouche de Mick Jagger.

Autel California – Face A : Treat Me Nice, L’Association, 2014 © L’Association / Nine Antico

Toutefois, dans cet univers graphique réglé, les scènes de live autorisent plusieurs formes de débordements : c’est l’instrument qui sort du cadre, ou le corps lui-même qui empiète sur plusieurs strips. La liberté graphique s’exprime pleinement dans le lettrage des paroles de chansons, dont la matérialité vient ébranler à de nombreuses reprises un ensemble très tenu. La dimension « crade » évoquée plus haut, héritière du fanzine, se déporte ainsi du trait vers le montage et la mise en page – désarticulés comme le sont les corps sur scènes, se brouillant parfois à l’image de vies qui se défont, qui s’abîment. Là encore, le rock réaffirme la possibilité d’un expérience sensible du monde, oppose une résistance à l’impératif de mise en ordre de la bande dessinée – et ouvre ainsi à une lecture plus politique des enjeux de sa représentation.

Autel California – Face B : Blue Moon, L’Association, 2016 © L’Association / Nine Antico

Le rock comme espace d’affirmation politique

Le premier geste d’affirmation, au regard du corpus choisi, est celui d’une réappropriation. De son propre aveu, Nine Antico s’est beaucoup interrogée sur le rapport « entre celui qui fait et celui qui ne fait pas, qui regarde » (Dehove, 2017), soulignant ainsi l’asymétrie du rapport entre l’artiste et ses fans. Le fanzine, en tant qu’il est par définition produit par des fans (de science-fiction, de foot, de rock) rebat les cartes de cette relation [4]. Avec Rock This Way, Nine Antico cesse d’être simplement celle qui regarde pour devenir celle qui fait : elle produit un discours « d’affirmation depuis les marges » (Rannou, 2023) qui brise l’univocité de l’adoration et lui permet de devenir actrice, au même titre que celles et ceux qu’elle dessine. C’est dans cette même logique de réappropriation que toute l’épopée d’Autel California est relatée du point de vue de la groupie Pamela Des Barres : ce qui intéresse Nine Antico, ce n’est pas seulement celles et ceux qui font du rock, c’est aussi celles et ceux qui les regardent.

Autel California – Face A : Treat Me Nice, L’Association, 2014 © L’Association / Nine Antico

Rock This Way permet donc à l’autrice d’entrer de plain-pied dans le monde du rock : dessiner les groupes la distingue et lui permet d’accéder plus facilement aux salles, de rencontrer les artistes (Brunner, 2023). Sa présence en tant que dessinatrice est plus évidente qu’en tant que simple fan, elle lui confère un surcroît de légitimité : à la réappropriation s’ajoute la légitimation, qui lui confère une place à part et une certaine reconnaissance du milieu. L’immense travail de documentation fourni pour Autel California, dont témoigne l’appareil critique en fin d’ouvrage, ainsi que la postface de Greil Marcus, confirment et renforcent ce statut d’« experte endogène » (Belin, 2020) acquis dans l’univers du rock.

Autel California – Face B : Blue Moon, L’Association, 2016 © L’Association / Nine Antico

Le rock est politique, enfin, pour Nine Antico, car il questionne la relation entre les genres. Cette relation, qui est la grande question de son œuvre, son fil d’Ariane, travaille ses fanzines comme les deux tomes d’Autel California – au même titre que tous ses autres livres. Ce qu’il y a d’inédit ici, c’est une inversion de la dynamique des regards : alors que Coney Island Baby par exemple, à travers les figures de Linda Lovelace et Betty Page, interrogeait le regard des hommes sur les femmes, c’est bien le regard féminin sur des artistes masculins qui s’exprime dans ces œuvres. La femme devient sujet et non plus objet du regard – et, partant, sujet désirant et plus seulement objet désiré. L’autrice ne tait rien des ambivalences de ce regard, des violences qui continuent de s’exercer sur les femmes, mais par l’affirmation de ce female gaze, elle fait du rock et de sa représentation un lieu d’expression du désir féminin.

Il serait intéressant de prolonger cette réflexion sur les liens qu’entretiennent le rock et l’œuvre de Nine Antico en considérant son premier long-métrage, Playlist (2021). Là encore, le rock est à la fois central et prétexte à toute une réflexion sur la place qu’il occupe dans nos vies – amoureuses notamment. Ce que ce film met particulièrement à jour, c’est la façon dont il est à la fois la toile de fond et le relais de nos émotions, à quel point il sert de bande-son permanente à nos vies parfois si quotidiennes. Ce qu’il confirme enfin, c’est la passion contagieuse de Nine Antico pour cette musique, et son amour manifeste pour « les vies si extraordinairement pourries [5] » de celles et ceux qui font et sont le rock.

Bibliographie indicative

[1] « Je me suis faite dessinatrice en dessinant sur carnets, au milieu de gens qui regardaient ce que je faisais », entretien avec l’autrice, février 2023.

[2] La définition du fanzine retenue ici est celle proposée par Maël Rannou dans Définir le fanzine : « Un fanzine est une publication amateur à but non-lucratif, inscrite dans l’hérédité des magazines, réalisée par des bénévoles en marge des institutions et dont la diffusion se fait de manière artisanale. »

[3] « L’une des spécificités du rock est la production, lors des concerts notamment, d’une logique de geste qui est une logique de désarticulation des corps », Samuel Étienne, 2003.

[4] « Il est un objet de liaison à travers lequel le fan essaye de combler le fossé qui le sépare de la star, un pont jeté entre les deux mondes. », Samuel Étienne, 2003.

[5] Nine Antico, Love, Disco Babel, 2005.