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norbert moutier - 3 - formation d’un imaginaire de la bande dessinée

Xavier Girard

Témoignage des représentations du monde d’un jeune lecteur passionné par la presse illustrée d’après-guerre, la collection Norbert Moutier peut s’appréhender comme le véhicule d’un imaginaire en mouvement, au gré du développement de l’enfant, de ses pratiques de lecteur, d’auteur et de ses relations avec sa mère, Simonne Moutier, partie prenante du projet. Des documents nombreux permettent d’observer selon quelles étapes et quelles dynamiques se forme peu à peu dans l’esprit du garçon un imaginaire entièrement structuré par la bande dessinée, dans sa forme périodique de l’après-guerre.

Épisode précédent : Norbert Moutier : L’illustré au second degré

Par son ampleur et l’étendue de sa période de création, la collection Norbert Moutier constitue un témoignage précieux des représentations du monde d’un enfant puis d’un adolescent profondément marqué par la presse illustrée d’après-guerre. Elle est le support d’expression en bande dessinée d’un imaginaire en mouvement, au gré du développement de l’enfant, de ses pratiques de lecteur, d’auteur et de ses relations avec sa mère, Simonne Moutier, partie prenante du projet. Si cet imaginaire prend forme au travers de centaines de magazines artisanaux, il prend aussi sa source dans des expériences sociales et culturelles multiples qui précèdent ou débordent de la seule lecture d’illustrés.

Norbert Moutier par Simonne, 1952

L’enfant habite Orléans. Il suit vraisemblablement une scolarité normale jusqu’au baccalauréat. En marge de l’archive constituée « Collection Aventures », de nombreux documents visuels (dessins, photographies, feuillets mobiles) permettent d’observer dans quel contexte naît et se développe la pratique de la bande dessinée chez le jeune Norbert, jusqu’à son intensification et sa prise d’autonomie complète. Sur quelques années, on observe la métamorphose de ses jeux et de ses références fictionnelles. Se compose là peu à peu un imaginaire structuré de la presse illustrée pour enfants, dont la collection témoigne fin 1953.

Jeanne d’Arc

Jusqu’en 1949, la presse périodique illustrée n’est pas encore le support des jeux de fiction du jeune Norbert Moutier. C’est un imaginaire maritime et fluvial qui domine majoritairement les documents parvenus jusqu’à nous : cahiers de dessins et photographies de famille. L’enfant construit ses pratiques ludiques autour de ce qu’il a sous les yeux : la Loire et le Loiret. Habitant à proximité immédiate des deux cours d’eau, il en arpente les berges régulièrement avec sa mère, depuis la petite enfance.

Vers 1948 et 1949, le jeune Norbert dessine beaucoup les bateaux, le « Jeanne d’Arc » en particulier. Il se fait photographier aux côtés de la « vedette » à de nombreuses reprises, été comme hiver. Chez lui, deux modèles réduits du « Jeanne d’Arc » nourrissent jeux de rôle en costume et mises en scène photographiques. L’enfant se rêve en capitaine ou en marinier de Loire. Il semble que le centre de gravité des pratiques graphiques et ludiques du jeune garçon se situe hors du champ médiatique. Très accompagnée par l’adulte, la pratique du dessin a un ancrage fort dans le réel. Les modèles en sont fournis localement, sous les yeux de l’enfant : bateaux, proches, maisons... Pour autant, les formes ludiques (le jeu de rôle, les mises en scène photographiques) sont déjà très proches de celles qui s’inspireront par la suite de la lecture des illustrés.

À gauche : Norbert Moutier et le Jeanne d’Arc (modèles réduits et original). Photo de Simonne Moutier, 1949. À droite : extrait du grand cahier de dessins, 1949.

L’observation de ces photographies de famille vient contredire la chronologie officielle de l’entreprise éditoriale « Collections Aventures », affichée en couverture des fascicules de l’enveloppe numéro 1. Les publications sont datées de 1946 à 1950 alors qu’aucun témoignage photographique et presque aucun dessin issu des cahiers ne fait encore référence aux illustrés à la même époque. Quelques mois plus tard, en 1950 et 1951, les mises en scènes des héros inspirés de la lecture d’illustrés ne manqueront pas d’apparaître en photo. Ces observations me conduisent à penser que la chronologie des publications affichée en couverture des fascicules de l’enveloppe « Collection Aventures (1) » est probablement fictive : déterminée a posteriori par l’enfant et surtout par sa mère, par souci de cohérence avec les périodicités de la suite de la collection.

Extrait du grand cahier de dessins, 1949

Dans les cahiers de dessins, des collages témoignent de manière plus crédible de l’émergence de l’imaginaire médiatique de l’enfant, en 1949. La référence n’est pas à rechercher du côté de l’édition illustrée pour enfants mais de la presse généraliste pour adultes et de l’édition musicale. Un « jeudi 15 » en 1949, l’enfant fabrique JOURNAL qui consacre sa une à « la mode de la culotte longue » et à des faits de noyade. Quelques pages plus loin dans le même cahier, apparaît une première série de fascicules nommée LA chanson très comique, consacrée tour à tour au pompier, au chat, au marin. Les supports médiatiques de son environnement familial inspirent les premiers jeux d’édition de l’enfant, avant la presse illustrée pour enfants.

Extrait du grand cahier de dessins, non daté

Il n’y aurait rien d’étonnant à ce que cet enfant unique ne soit ni lecteur ni consommateur de la presse illustrée pour enfants avant ses 9 ou 10 ans. En revanche, relevons que le jeu du garçon se focalise déjà sur l’imitation du système de consommation et sur les codes formels de l’édition périodique.

indiens, soldats et héros masqués

À partir de 1950, les mises en scène photographiques et les jeux liés à la marine disparaissent quasiment des photographies. Les poses de l’enfant aux côtés des bateaux deviennent rares. Chez les Moutier, le « Jeanne d’Arc » et la marinier de Loire ne font plus recette. Apparaissent des séries d’images qui mettent en scène l’enfant dans un jardin familial transformé en espace de jeu transformé en camp militaire.

Aménagement du jardin familial. Norbert par Simonne Moutier, 1950

Pour l’objectif de l’appareil photo, Norbert se transforme en indien, en détective armé, en héros masqué, en militaire. Le jeu s’appuie sur de nouveaux accessoires (armes factices, éléments de costume, masques) et sans aucun doute, sur la découverte de nouveaux médias. Les personnages et leurs poses évoquent des figures héroïques de fiction en action, empruntées au cinéma américain, à la presse illustrée de l’époque ou aux deux supports médiatiques.

Sans qu’on puisse l’expliquer factuellement, une transformation radicale des univers de référence de l’enfant s’est opérée en très peu de temps, au profit de héros tirés des univers sériels de culture médiatique.

En haut : Norbert par Simonne Moutier, 1950. En bas : Norbert par Simonne Moutier, 1951

premiers héros nationaux

Parallèlement, c’est entre 1950 et 1951 que se développe chez Norbert la pratique autonome du dessin en bande dessinée telle qu’en témoigne la collection reliée n°1, au sein de l’archive « Collection Aventures » mais aussi quelques feuillets mobiles insérés dans les cahiers de dessin. De formats très petits, non reliés et riches en fautes d’orthographe, leur fabrication est vraisemblablement peu encadrée par l’adulte. Pour autant, « Jim » aura une grande postérité dans la collection. Ces feuillets témoignent d’un imaginaire encore très perméable : éléments publicitaires du quotidien, contes, cowboys et bandits y cohabitent. Y dominent cependant les récits militaires dans lesquels Jim n’est pas encore un cowboy mais un soldat français aux prises avec les allemands.

Sélection de fascicules sur feuillets mobiles insérés dans un des cahiers de dessin du jeune Norbert Moutier (non datés)

Malgré leurs patronymes américains, Jim, puis Bong le cowboy, Bille et Bil (dans la Collection reliée n°1) constituent vraisemblablement les premières figures héroïques nationales, quasi interchangeables, autour desquelles se cristallise la pratique de la bande dessinée du jeune Norbert vers 1950. Ils ont en commun d’affronter des militaires allemands dans des reconstitutions fantaisistes de la Seconde Guerre mondiale.

Bong n°1 prisonnier - Extrait de l’album n°1 archivé dans « Collection reliée n°1 » (non daté)

biais pédagogique et rapport au monde

Au lendemain de la mise en application de la loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse, la presse commerciale pour enfants fait l’objet d’attentes fortes en matière éducative [1]. Certains des titres de presse qu’apprécie le jeune Norbert consacrent quelques pages à des contenus rédactionnels : actualité internationale ou sportive, découverte du monde, histoire des technologies… Par mimétisme, il semble alors assez logique que l’entreprise artisanale « Collection Aventures » soit exploitée par Norbert et sa mère comme un support pour démontrer et transmettre connaissances et savoir-faire. On pourrait dire que la collection a vocation à représenter le réel.

Extrait du supplément de Jim, feuillet mobile (non daté)

Intrinsèquement, la logique de « jeu de simulation » de la presse commerciale qui préside au projet (voir l’article L’illustré au second degré) s’inscrit dans un projet de représentation d’une réalité inaccessible : éditer et collectionner. Parallèlement, sur le plan narratif et rédactionnel, dès les premiers fascicules, l’enfant inscrit sa production graphique dans cette logique : démontrer sa capacité à représenter un réel distant dans l’espace et le temps. Démontrer des connaissances précises en histoire et en géographie est un des enjeux de cette production juvénile. Cartes du monde, de l’Afrique ou de la Corée sont d’ailleurs des exercices récurrents des cahiers de dessin de l’enfant. La pratique renvoie à la fois aux attentes ordinaires du monde scolaire de l’époque, à l’actualité géopolitique, aux récits d’aventures exotiques de certains titres de presse et plus généralement à un imaginaire colonial ancré. La présence et le niveau de détail de la carte des deux Corées dans l’extrait ci-dessous peut s’expliquer par tout ou partie de ces raisons.

Extrait du supplément de Jim, feuillet mobile (non daté)

Par ailleurs, la géographie et le rapport à l’espace sont indissociables de la notion d’aventure, au cœur des récits de la presse pour enfants d’après-guerre. Le récit d’aventures est une littérature du mouvement. Rien d’étonnant, me semble-t-il, à ce qu’un tout jeune lecteur de presse illustrée se passionne pour un « ailleurs » comme espace à représenter. Inversement, il ne fait aucun doute que la participation active de la mère dans la production soit partiellement motivée par des enjeux de transmission de contenus pédagogiques à son fils. Entre 1952 et 1953, dans les collections 3 à 8, les scènes d’exposition des récits incorporent régulièrement des cartes ou des textes situant l’action dans l’espace-temps du monde réel. Le phénomène est probablement d’autant plus fort quand Simonne Moutier dessine la première. Il est aussi très possible qu’une partie des références spatiales inscrites dans la production fasse écho aux voyages de la famille (la présence de Blois, Brest ou Dunkerque dans l’illustration cartographique ci-dessous m’évoque cette possibilité). La collection démontre également l’intérêt du garçon pour les peuples de la lointaine Amérique : les Cheyennes, les Yaquis et les Kiowas au nord, la tribu Ika et les Incas, au sud, peuplent les territoires des intrigues de la collection à partir de 1951.

Horn n°1 archivé dans « 3 - Collections Aventures (3) n°1 à 65 », septembre 1952

Dans ce projet artisanal, peut-être plus encore que dans le modèle commercial imité, le récit d’aventure s’emploie donc à témoigner du réel. Dans son article sur la notion d’imaginaire en bandes dessinées, Thierry Groensteen parle d’une « littérature d’évasion » s’appuyant sur le divertissement mais aussi sur la description « d’un monde épuré, simplifié, qui semble échapper à bien des déterminismes physiques, matériels, sociaux et n’obéir à d’autres lois que celles de l’imagination » (« Imaginaire », Neuvième art, 2015). Produite artisanalement à 4 mains, dans l’intimité d’une famille isolée socialement, la collection Norbert Moutier s’inscrit pleinement dans cette perspective.

rapport aux genres et figure du cowboy

À partir de 1951, la production augmente en nombre, le dessin de l’enfant progresse.Tarzan et surtout Zorro font l’objet des premiers jeux de citation de la presse commerciale. Pour autant, des figures héroïques plus personnelles dominent quantitativement la production du garçon : Youpa l’indien, Tom, Bill mais surtout Jim et Vanpire ne font pas de référence littérales à des titres de presse et s’installent dans la durée. Ils inspirent à l’enfant plusieurs séries, génèrent souvent plus d’une dizaine d’épisodes chacun et font aussi l’objet de multiples, redessinés à l’identique pour nourrir « le jeu de simulation » de l’imprimé qui débute. L’imaginaire de l’enfant est en cours de structuration d’après les différents genres d’illustrés qu’il identifie mieux au travers de ses lectures et s’approprie : récits de la conquête de l’ouest américain, de la Seconde Guerre mondiale et intrigues policières font désormais l’objet de séries distinctes.

Extrait de Jim n°4, archivé dans « Collection reliée n°1 » (non daté)

La figure du cowboy est la plus investie du moment. Jim donne son nom à une maison d’édition fictive, à 10 albums reliés et à la collection n°2 de l’archive. À travers ce personnage, le garçon s’empare de l’ouest américain du XIXe siècle et des archétypes narratifs des récits qui s’y consacrent. Dans la production de l’enfant, attaques de convois, mises au poteau de torture, fusillades, ruses de bandits aux dépends de tribus indiennes se succèdent, se répètent souvent d’un épisode à un autre ou d’une série à une autre.

Plus généralement, ces figures héroïques précocement investies par l’enfant semblent tenir une place affective particulière pour le garçon, à l’échelle de sa collection. À l’adolescence, il viendra puiser parmi cette galerie de personnages pour prolonger leurs aventures. Entre 1956 et 1958, par exemple, les 133 fascicules de la série Vampire prolongeront les 15 premiers épisodes de Vampire l’homme qui vole créés vers 1951.

précieux illustrés

Plusieurs photographies de 1952 et 1953 mettent en scène l’enfant avec des illustrés du commerce entre les mains, face à l’objectif, le sourire aux lèvres. À cette époque, l’achat de magazines neufs fait événement, spécialement pendant les vacances scolaires. À travers les photographies de la mère, l’acte de lecture et de consommation de cette presse illustrée intègre le récit familial officiel.

En haut et en bas : Norbert et ses illustrés. Photo de Simonne Moutier, été 1952

Pour autant, il nous est impossible d’interpréter avec certitude ces images : l’achat de magazines neufs était-il réservé aux périodes de vacances scolaires ? La famille manquait-elle de moyens pour en acquérir ? La fabrication artisanale de centaines de magazines était-elle un substitut à la possession des illustrés du commerce ? Pour le moment, aucun document ne nous permet d’établir les ressources financières de la famille et de répondre à ces questions. Cependant, pour mériter les très rares prises de vue en intérieur de la collection et ces poses centrées sur l’illustré, il y a fort à parier que l’achat de fascicules neufs avait un caractère exceptionnel.

consommation

Datées de 1952 et 1953, les collections 3 à 8 témoignent sur près de 360 fascicules d’une forme d’aboutissement du processus d’appropriation de l’édition périodique illustrée. La collection ne se contente pas d’imiter approximativement le modèle commercial, elle s’érige en modèle fictif par la création de ses propres normes rigoureusement appliquées : périodicités distinctes, tarifs progressifs, formats de parution homogènes, systématisation d’un chemin de fer comprenant encarts publicitaires, listes des parutions passées et à venir… Le jeu appréhende ces fascicules comme des objets éditoriaux à collectionner. Il se concentre sur les codes du système de consommation de la bande dessinée de l’époque.

Supplément d’Héroïc archivé dans « 4 - Collection Aventures (3) n°66 à 119 »

Souvent réduit à sa plus simple expression ou très répétitif, parfois inexistant, le récit cède beaucoup d’espace aux mécaniques du jeu de consommation. Cela facilite l’accumulation de fascicules et accélère leur collection par l’enfant, du point de vue matériel. L’ensemble de cette production artisanale se présente alors comme un catalogue de publications complémentaires les unes aux autres, positionnées fictivement sur le marché de l’édition périodique à destination de la jeunesse, dans leur rapport aux genres dominants de l’époque, bien identifiés désormais par le garçon et sa mère.

Extrait de Amok n°7 (nouvelle série), archivé dans « 8 - Collection Aventures (3) n°299 à 359 », daté du 15 décembre 1953

conclusion

La logique de création à l’œuvre dans ces centaines de fascicules se prolongera jusqu’en 1955 en connaissant un réinvestissement progressif de la question du récit et parallèlement un engagement de plus en plus autonome de l’adolescent. Jusque là, on le comprend, la collection se construit sur les bases de cette relation entre une mère et son fils unique, autour d’enjeux ludiques, pédagogiques et de consommation. Il me semble particulièrement intéressant de relever la place qu’occupe le jeu de fiction dans le quotidien de cette famille, avant même l’irruption des illustrés pour la jeunesse parmi les lectures de l’enfant. À travers la bande dessinée, des pratiques ludiques installées trouvent un terrain de jeu idéal pour la mère et l’enfant, au croisement des plaisirs de la collection, de l’aventure, de la simulation et de l’éducation parentale.

Prochain article : le lecteur, le jeu et le paratexte (titre temporaire)

bibliographie

Girard, Xavier, « L’enfance et la sérialité à l’œuvre », Comicalités, 2023 (à paraître) : https://journals.openedition.org/comicalites/
Groensteen, Thierry, « Imaginaire », Neuvième art, 2015 : imaginaire
Morgan, Harry, Formes et Mythopoeia dans les littératures dessinées, thèse de doctorat, Université Paris Diderot - Paris 7, 2010.

[1] Citons par exemple le travail critique de Jacqueline Dubois entamé au début des années 1950. Elle est aussi l’épouse de Raoul Dubois, membre de la Commission de contrôle et de surveillance des publications destinées à la jeunesse à partir de 1950.