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tintin au gris pays des soviets

Isabelle Merlet

[mars 2023]
Paru dans Le Petit Vingtième en 1929-1930, puis en album en 1930, Tintin au pays des Soviets est resté, pendant près d’un siècle, un récit en noir et blanc. Lorsque Casterman a fait l’acquisition d’une presse couleurs et a converti la collection Tintin, les Soviets n’a pas été repris, et seules des éditions pirates permettaient de lire le récit en couleur. Pourtant, en 2017, Casterman et Moulinsart ont décidé de commercialiser une version en couleurs. Coloriste reconnue, Isabelle Merlet propose un retour critique sur cette mise en couleurs de Tintin au pays des Soviets. Comprendre ce qui ne marche pas dans cette colorisation inattendue offre un éclairage précieux sur le langage de la couleur, et le dialogue du trait et des aplats.

Lorsqu’en 2017, Casterman et les éditions Moulinsart coéditent Tintin au pays des Soviets en couleur, il faut une sacrée dose d’humour pour avaler sans broncher l’argumentaire suivant : « Cette colorisation amplifie la lisibilité du récit, la clarté des dessins, et surprend par sa modernité, comme s’il s’agissait d’un nouvel album ».

Je rappelle, même si la majorité le sait déjà, que Hergé n’a jamais envisagé, en cinquante ans de carrière, de redessiner ni mettre en couleur ce premier opus, qu’il qualifiait un peu durement de « péché de jeunesse ». Laissons aux nombreux historiens et spécialistes de cet auteur majeur du XXe siècle le soin de commenter son choix et ses mots. Pour ma part, je les respecte comme une simple évidence. Et j’imagine, sans rien en savoir vraiment, que la volonté d’un homme n’est pas moins difficile à honorer après qu’il ait « quitté son corps » — comme diraient les Tibétains — qu’avant cet évènement. Malheureusement, les lois du marché étant, comme le reste, parfaitement impénétrables, une version couleur de Tintin au pays des Soviets existe désormais, à jamais.

Ce qui, avant même son démarrage, constituait une idée douteuse, finit sans surprise par un ratage complet. Un ratage qui m’évoque ce que l’industrie de la chirurgie esthétique produit chaque année sur un nombre effarant de femmes et d’hommes dont le visage est changé en masque de poupée surgelée. Car tel est le vrai « péché » au siècle vingt et un : ravaler les êtres singulièrement vivants à la manière des cathédrales. Mais passer nos grands-mères à l’acide comme on astique la pierre grise ne suffit plus à l’époque, il faut également « nettoyer » les planches de bande dessinée ! Effacer les trames, les taches, le crayon, le grain du papier, tout ce qui rend vivant et vibrant un dessin. Pourquoi ? Mystère.

Pierre Reverdy disait de l’image qu’elle est une création pure de l’esprit. C’est précisément la liberté d’esprit qui manque à l’objet colorisé Tintin aux pays des soviets. À cela rien d’étonnant, la liberté ne peut advenir que de deux manières dans la couleur : soit par collaboration avec le créateur de l’œuvre originale, j’entends par là l’œuvre en noir et blanc, soit par une traduction libre, inventive et intelligente du coloriste.
En confiant l’œuvre au directeur artistique de Moulinsart, Michel Bareau, que cherche-t-on à faire avec la couleur ? Peut-être et avant tout — je ne fais qu’imaginer, encore une fois — veut-on garder le contrôle sur une marque dont la maison est dépositaire. Et avouons que cela n’aurait aucune importance si le résultat nous réjouissait. Il n’y a que lui qui compte.
Comme ce n’est pas le cas, essayons de comprendre ce qui manque, en-dehors du nom du coloriste, nulle part cité dans cette édition.

Moulinsart part à l’abordage avec pour seul indice la gouache qui figure sur la couverture du fac-similé de 1981, où Hergé avait habillé Tintin d’une casaque bleue et de bottes rouges. Mais vivant désormais dans l’ère numérique, on décide que les cent trente-huit pages de ce premier opus seront colorisées grâce au logiciel Photoshop. Il est vrai que le travail semble plus rapide à réaliser ainsi plutôt qu’avec la gouache des vingt-deux albums suivants. Un choix discutable là aussi, non pas pour une raison morale, mais pour des questions pratiques : l’œuvre à interpréter.

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D’abord, chaque page comporte entre trois et six cases, contrairement aux treize et plus de L’oreille cassée, par exemple. Cela signifie que chaque case est bien plus grande dans la page, donc chaque espace délimité par le trait de Hergé également plus important. Les blancs, pour le dire autrement, prennent leurs aises, y compris l’espace intericonique. Pourquoi cette remarque en forme de lapalissade ? Simplement parce que ce sont les « blancs » qui reçoivent la couleur, et donnent la direction d’une mise en couleur. Plus le noir, les gris et les trames sont importants, moins la couleur a de place, et moins elle risque de figer la ligne. Plus au contraire il y a d’espace, de « vides », plus les aplats de couleur délimités strictement par la ligne, vont appuyer les faiblesses du dessin. À minima, une gamme très légère à spectre étroit aurait permis ici de ne pas exercer une répétition ennuyeuse des mêmes verts, gris, bruns, rouges et bleus.

Il faut comprendre que la perception d’un album ne repose pas uniquement sur l’harmonie de couleurs données ou sur notre goût particulier. Ce que nous voyons avant tout, ce sont des rapports de couleurs, de contrastes, une vibration générale courant d’une page à l’autre, et cette vibration dépend entièrement de la juxtaposition d’espaces colorés — plus ou moins importants — entrant en résonance les uns avec les autres, d’une case à l’autre, d’une page à l’autre. Les couleurs choisies ici ne sont pas « vilaines » en soi. Non. Elles ne sont simplement pas « justes » pour le dessin qu’elles servent.

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Comme je le disais plus haut, le dessin de Hergé a été nettoyé des trames et accidents présents sur les originaux : deuxième choix discutable !

En conservant au contraire les trames et leurs décalages, voire en en introduisant délicatement de nouvelles, il aurait été possible de rester dans l’esprit de ce qui avait été commencé, tout en enrichissant ce premier jet par un vrai travail de couleur. Inventer en copiant, comme l’on fait tous les artistes de l’Histoire. Créer de la surprise, des ruptures, laisser du blanc, silhouetter certains personnages… les moyens d’animer un récit, de relever un dessin, ne manquent pas. Au lieu de cela, l’œil glisse sur les trop lisses aplats, et comme ce ne sont pas les dialogues qui nous captivent, on finit par se demander où l’on est, à quelle époque, tant est dérangeant ce décalage entre des effets de dégradés Photoshop de 2017 et un dessin non encore assuré de 1929. Dessin qui, au passage, soutient un propos n’ayant plus cours depuis plus de soixante ans.

Décidément, la modernité vantée par les éditeurs est bien curieuse !

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Si l’outil numérique peut apporter beaucoup de très belles surprises, il faut accepter de pratiquer beaucoup avant leur apparition. Croire qu’un simple outil permettant des aplats parfaits associés à une charte stricte de couleurs « historiques » donnera un résultat pertinent est une erreur de débutant. Pardon de ne pas prendre de gant, mais le résultat pêche avant tout par manque d’expérience. Le deuxième livre colorisé par la même équipe, Tintin en Amérique, est déjà plus sensible. Les procédés sont identiques, mais la gamme fonctionne mieux, les dégradés sont moins explosifs. Car en couleur comme en cuisine, il s’agit de faire des expériences, des tests, des erreurs, et à force de retours en arrière, d’égarements, de patience, on finit par déclencher l’enthousiasme des pupilles. S’arrêter avant d’arriver à ce stade est malheureusement courant. Mais la vitesse ne sied pas à la couleur. Le dessin peut parfois se le permettre, la couleur, jamais.

Il se trouve que durant le premier confinement, je me suis essayée à quelques mises en couleur de classiques de la bande dessinée. Parmi elles figuraient deux pages de Hergé, une des Soviets, une du Lotus bleu [1]. J’ai réalisé ces couleurs pour le jeu, très vite, sans aucune pression d’un éditeur, ce sont donc des conditions très particulières et non représentatives de mon métier de coloriste. Pour autant, je peux témoigner d’une chose : il est possible de mettre en couleur un dessin première époque de Hergé sans en altérer la vie. Cela demande certainement bien plus de travail que je ne l’ai fait moi-même, mais c’est possible. Pour autant, cela ne signifie pas que ce soit souhaitable !

Maintenant, récapitulons : choix de l’outil numérique, d’aplats, de dégradés mécaniques, choix du même brun sombre servant autant aux ours, troncs d’arbres, chaises, palissades, bottes, pain, brique… Choix global d’une gamme manquant de contraste, mais surtout de luminosité, et le dessin n’est plus ce funambule qui manque s’écraser à chaque case, comme le personnage de Tintin échappant tout au long du récit aux multiples attentats échafaudés contre lui. Ici, la couleur débranche la musique. Cette course poursuite échevelée, pleine d’un charme enfantin, tombe dans une mollesse asphyxiante. La couleur publiée ressemble davantage à une base de réflexion qu’à une création à la hauteur de l’œuvre de Hergé.

Là où une sonate de Bach peut maintenir le public dans une tension émotionnelle palpable, la couleur, bien qu’elle nous touche au plus profond, ne fait décoller personne de son siège. Par contre, elle peut très bien nous faire reposer un livre et quitter la salle. 
Concernant cette édition de Tintin au pays des Soviets, je ne connais pas son « impact » sur les ventes. Nul doute que la mise en place massive en librairie et le marketing auront contribué à ce que l’évènement créé ne soit pas un flop. Si la réussite repose désormais entièrement sur les chiffres, la couleur n’aura certainement pas à s’en rengorger dans ce cas particulier.

Je veux finir en rappelant que cet art est utile uniquement lorsqu’il se met au service d’une œuvre. C’est son seul compte à rendre, et il n’est pas simple. Pour placer le dessin dans la lumière, accompagner au mieux un récit, il faut à la fois en être amoureux et connaisseur. Savoir en exhausser la beauté, raconter son mystère, s’emparer de sa complexité, et surtout ne pas dénaturer sa saveur. 
C’est donc un exercice de haute voltige, auquel il serait temps de s’intéresser de plus près, si nous ne voulons pas subir les tristes ravalements de façades des classiques de la bande dessinée.