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an english lesson

Jean-Philippe Martin

Julie Doucet, « an english lesson » deux planches | datées octobre 1990 | Dirty Plotte #2 | Drawn & Quarterly | 1991 | encre de Chine, correcteur blanc et collages sur papier | 27 x 18,8 cm | inv. 2007.27.1 et 2007.27.2 | Achat avec le concours du FRAM

[janvier 2023]

Dans son introduction à Maxiplotte, anthologie des bandes dessinées de Julie Doucet, Jean-Christophe Menu nous livre un étonnant résumé du passage de l’autrice québécoise dans le neuvième art : « Durant une douzaine d’années, Julie a fait de la bande dessinée à l’ancienne, en professionnelle, et tout s’est passé comme si, à l’approche du XXIe Siècle, elle avait fait le tour de la question. » (juin 2021, page 12)

« …de la bande dessinée à l’ancienne… » ! cette expression prise au pied de la lettre ne semble pourtant pas correspondre à ce que l’on perçoit des bandes dessinées de Julie Doucet. Tout chez elle paraît même étranger à des pratiques standardisées ou des méthodes éprouvées. L’apparence chaotique de ses courtes histoires aux titres provocateurs, de ses pages saturées et de son trait relevant en apparence plus de la ligne crade que du beau dessin bien fait, range d’emblée l’autrice du côté d’une veine en rupture avec toute tradition et tout académisme dans laquelle on trouve notamment les dessinateurs de l’Underground américain. Et peut-être plus encore les Wimmen’s comix (du nom de la revue underground entièrement féminine pilotée par Trina Robbins et à laquelle contribua Julie Doucet (Wimmen’s comix #15, 1989) !

« …de la bande dessinée à l’ancienne… » La formule concerne peut-être moins l’esthétique de Julie Doucet que sa pratique de la bande dessinée. Celle-ci semble résulter d’un patient apprentissage constitué à la fois de la lecture de bandes dessinées que lui achetait sa mère quand elle était enfant et de la pratique du dessin inspiré par ces bandes dessinées, dès le plus jeune âge. On peut alors poser que Julie Doucet conçoit des bandes dessinées au substrat autobiographique, nourries de rêves, cauchemars, de fantasmes, de phénomènes organiques et dont la construction obéit à des procédés narratifs et à une grammaire du récit visuel établis de longue date. « An English lesson » est un bel exemple de « la manière Doucet » dans le recours à des ressorts comiques traditionnels au service d’une anecdote punk trash.

Ce gag en deux pages met en scène Julie – le double de l’autrice – et Dré, un de ses amis anglophone. Au départ de l’histoire Julie demande à Dré, présenté comme possédant un très bon niveau en anglais, de l’aider à améliorer le sien. Cet enseignement lui sera rémunéré par des bières que Julie s’engage à lui offrir. La leçon d’anglais se tient donc dans un bar, topos récurrent chez Julie Doucet. Elle se déroule en l’espace de sept cases de mêmes dimensions et au cadrage quasi identique. L’angle de vue change légèrement d’une case l’autre suggérant un dérèglement dans la scène, une perte de contrôle des protagonistes sur eux-mêmes, à mesure que le temps s’écoule. Le cadre est serré sur les deux personnages qui, attablés au premier plan, devisent en éclusant des bières. Le second plan très écrasé, en raison d’une profondeur de champ à peine esquissée, atténué par le hachurage assez dense, suggère la présence d’un troisième protagoniste, Franck le barman, hors-champ durant une grande partie de la séquence, qui est interpellé pour approvisionner la tablée en pintes de bière. La leçon dure longtemps, certainement une partie de la nuit. L’écoulement du temps est suggéré à la fois par la légère modification du cadrage qui fait apparaître des changements d’ombres d’une case à l’autre ; par de courtes indications contenues dans les cartouches (« A bit later », « Later », « … much more later » et enfin par la multiplication des verres de bières vides sur la table soulignant de nombreuses tournées successives. La vis comica de cette séquence repose sur un procédé bien connu de répétition, ici avec des modifications visuelles qui suggèrent l’état d’ébriété dans lequel s’installent nos deux protagonistes. La 5e case offre un de ces changements de cadrage. Le point de vue légèrement déplacé nous présente les protagonistes en légère plongée. Cet angle qui a pour effet de diminuer les perspectives donne l’impression que les deux amis se tassent sous l’effet de l’ivresse qui les gagne. Ce changement d’angle entre la 4e et la 5e case induit un effet de mouvement autour du couple. Un léger roulis qui devient même tangage dans l’antépénultième case de l’histoire dans laquelle la table, dont le plateau circulaire parait creusé de sillons pareils à ceux d’un disque sur une platine, semble sur le point de se renverser sous le nombre (et le poids) des verres qui l’ont envahie.

La leçon d’anglais paraît porter ses fruits puisqu’à mesure que le temps s’écoule Julie maîtrise de mieux en mieux la langue de Shakespeare : alors que dans la première case, au début de la leçon, elle exprime sa difficulté à bien parler cette langue, dans les dernières cases de la séquence elle maîtrise incontestablement un anglais châtié, très technique voire poétique. Cette progression vers l’excellence est proportionnelle à sa descente dans les profondeurs de l’ivresse et se traduit par différents types de textes qu’elle prononce. S’exprimant d’abord dans un anglais parlé et courant, aux tournures simples, elle finit bientôt par parler, littéralement, comme dans un livre.

Cette évolution du registre de langage est doublement marquée. Visuellement tout d’abord : on passe de retranscriptions de ses propos dans les bulles, à l’aide d’un très classique lettrage manuel, à un collage de texte typographié, puis à un lettrage ornemental apparenté au registre poétique et enfin à la Fraktur, cette typographie gothique qui signifie à la fois l’ancienneté et la haute tenue d’un texte. L’évolution est aussi marquée dans la nature des textes. À une première ratiocination balbutiante sur l’alcoolisme – dont on mesure l’incongruité dans le contexte de cette histoire – succède la reproduction d’un extrait d’un traité savant sur l’alcoolisme qui lui-même cèdera la place à un passage de L’Ecclésiaste 12.7 !

Cette emphase langagière et typographique – un ressort de comédie que n’aurait pas renié Greg ou Franquin – est rehaussée par le quasi-mutisme de Dré pourtant censé enseigner à Julie comment mieux parler l’anglais. Durant toute la séquence, en effet, il ne s’exprime que pour souligner les progrès de Julie ou pour réclamer de nouvelles bières. Mais alors quelle est donc la méthode ASSIMIL de Dré, cette technique parfaite qui mène tout droit à l’excellence ? Mystère. Puisque le discours de Julie s’étoffe et se bonifie au rythme où les verres se vident sans que ce dernier ne manifeste le moindre geste doctoral, on peut imaginer que le talent de Dré est comparable à celui de Fred « Bogus » Trumper, le fumiste farfelu imaginé par John Irving dans L’Épopée du buveur d’eau qui se réalise en ingurgitant des litres d’eau.

La dernière case de cette histoire constitue la chute de notre gag. Le dénouement prend place quelques heures après la scène de nuit qui voyait les protagonistes ivres de bière et de savoir. Cette dernière case baignée de la lumière blême du matin contraste avec les cases plus sombres et charbonneuses de la nuit précédente. Mais alors que la séquence peu éclairée semblait sourdre d’un feu d’excitation et de délire, la scène de jour est baignée d’une pâle froideur. Le retour au quotidien est rude, caractéristique d’un lendemain de cuite : penchée sur la cuvette des toilettes Julie retrouve sordidement sa lucidité. Elle réalise alors qu’après avoir tutoyé les astres de la connaissance grâce au pouvoir de la dive bouteille, elle vient de perdre son nouveau savoir.